La Bauge littéraire, vous le savez, est un site destiné à accueillir tout ce qui se prévaut d’érotisme ou – mieux encore parce que plus honnête – de pornographie. Il ne m’arrive donc pratiquement jamais de parler ici de Science Fiction, même si ce genre est un de mes dadas depuis des décennies. Et vous avez raison de le clamer haut et fort : comment être nerd sans être en même temps adepte de tout ce qui touche de près oui de loin à la Science Fiction, aux univers merveilleux et féeriques du Space Opera, aux notions convolutées de la science dans la Hard SF et aux guerres épiques et sans fin de la Military SF ? Si vous cherchez bien, vous trouverez quand même quelques textes qui relèvent de plus ou de moins loin de la SFFF, comme ceux de la série Escadron Bio Super Élite pondus par la merveilleuse Annie May, quelques textes puisés dans le répertoire de feu les Éditions Walrus ou ceux encore qui constituent l’univers de l’Affaire Haartmenger. Et quand on sait à quel point les textes d’Annie May sont inspirés par les pires fantasmes tentaculaires des Hentai et autres perversions venues du fin fond du Pacifique, il n’y a plus vraiment grand chose ici dans le domaine purement science-fictionnel.
Aujourd’hui, j’ai décidé de me permettre un petit encart et d’ajouter un titre à la liste bien courte évoquée dans le paragraphe précédent. Et cette fois-ci, je n’ai même pas l’excuse de pouvoir parler d’un auteur francophone, comme cela a été le cas dans les exemples déjà cités. Mais il y a de ces cas où un texte vous laisse une telle impression qu’il devient tout simplement impossible de passer à côté sans le mentionner. Avec un petit peu l’idée aussi de lui donner un coup de pouce, de le faire découvrir, dans la mesure de mes faibles moyens, par un public francophone.
Quand on fréquente l’univers de l’auto-édition chez Amazon, on n’échappe pas aux avances des algorithmes qui essaient, alimentés par vos achats précédents, l’historique de vos recherches et de votre navigation et sans doute par une bonne dose de magie noire, de deviner vos goûts afin de vous proposer des titres censés titiller votre curiosité. Et quand on est abonné, comme votre serviteur, au programme Kindle Unlimited, on cède plus vite que ça à de telles propositions vu que cela ne coûte rien d’essayer (sauf le prix de base, évidemment) et de jeter un coup d’œil. La plupart du temps, ces propositions ne valent pas vraiment grand chose et je finis très souvent par restituer les titres au bout de quelques dizaines de pages. Mais cette fois-ci, quand l’algorithme de garde m’a mis sur la piste d’un dénommé Jonathan Tibbs et de ses aventures dans un univers où le quotidien du XXIe siècle côtoie les pires cauchemars d’une enfance peuplée de monstres, c’était vraiment droit dans le mille. J’ai donc chargé le titre dans ma liseuse et fut presque aussitôt emporté par le même maelström qui anéantissait tout ce qui naguère encore fut Jonathan Tibbs, toutes ses certitudes, toutes ses illusions, ses projets, ses rêves, ses ambitions, remplaçant le tout par une perspective de combats à mener sans cesse jusqu’au jour, proche et inéluctable, qui mettrait fin à ce semblant de vie, constituée de douleur, de solitude et de confrontations avec un ennemi qui n’a d’autre choix, lui non plus, que de revenir à la charge – encore et encore.
Mais le plus étonnant dans un tel contexte, où tout tourne autour du combat avec le monstre, est de constater que, la plupart du temps, les personnages sont rejetés sur eux-même comme dans une pièce de théâtre en comité restreint où les émotions sont comprimées comme la vapeur dans une chaudière, menaçant à tout moment de sauter à la figure des protagonistes. Et cela malgré une intrigue qui ouvre des perspectives sur l’immensité de l’univers avec sa multitude de dimensions, ses planètes oubliées, ses civilisations disparues et ses histoires millénaires effacées. Ce contraste entre un univers dont on devine l’étendue sans fin et les quatre murs entre lesquels évoluent les protagonistes – que ce soient ceux de la maison que Jonathan habite en colocation avec trois copains, ceux du garage où il s’entraîne entre les combats, ceux du gym ou ceux encore du vaisseau spatial où l’espace est comprimé à l’infini – c’est sans doute le point le plus fort du roman qui confère au récit une tension insupportable.
Et puis, il y a les combats avec les monstres. D’un coup, l’univers perd ses barrières et s’ouvre en grand, la ville entière devient une sorte de terrain de jeu, une arène que les gladiateurs font exploser au rythme des coups portés. Parce que ces coups, ce ne sont pas ceux d’un mortel, mais bien ceux que pourrait asséner un héros du calibre d’un Superman. Et voici d’ailleurs une dimension supplémentaire du récit où les protagonistes, dans la meilleure tradition des nerds à la sauce Big Bang Theory, s’interrogent à propos du rôle et de la genèse des super-héros jusqu’à faire entrer dans leurs fantasmes Jésus et l’Antichrist. C’est aussi en découvrant les conditions qui régissent ces combats mythiques entre des héros du même acabit que ceux qui peuplaient les légendes grecques, que le titre de la trilogie prend tout son sens : The Never Chronicles. Parce que, ces combats, aussi épiques soient-ils, ne seront jamais chantés ni même rappelés. Une fois la victoire remportée, l’arène disparaît, et avec elle tout souvenir qui aurait pu s’y rattacher. Jonathan Tibbs est bien ce que le titre du premier tome laisse sous-entendre : The Never Hero, le jamais-héro. Parce que, comment prétendre au titre de « héros » si personne ne jamais se souvient de tes hauts-faits ?
L’intrigue est captivante, un véritable exploit quand on se rend compte que, malgré ce que l’on pourrait imaginer, elle avance le plus souvent à petits pas, sans bruit, et que les réflexions et les échanges des protagonistes y occupent la part du lion. Mais c’est justement là que se trouvent les ressorts de la tension qui fait fiévreusement tourner les pages. Avec tout cela, et presque malgré le contexte digne des héros légendaires de la préhistoire, les protagonistes gardent leur taille humaine, avec leurs remises en question, leurs incertitudes, leurs attractions et les jeux d’intrigues qui se nouent derrière les coulisses. Et avec par-dessus tout une solitude que l’auteur sait mettre en scène avec une pertinence telle que le lecteur commence à trembler rien qu’à imaginer le vide stellaire autour d’un héros qui doit renoncer jusqu’à la gloire d’outre-tombe, le dernier confort des blessés à mort. Pas de monument pour Jonathan Tibbs.
Le périple du Never Hero a commencé en 2014 quand l’auteur a publié le premier tome de la série. La suite, The Never Paradox, a vu la lumière du jour en mars 2017, et le dernier tome, The Never Army, est venu conclure la trilogie il y a à peine quelques semaines, en février 2021. Le moment est donc idéal pour attaquer les presque 2.000 pages empreintes d’une rare intelligence afin de vous offrir une escapade où l’infiniment grand côtoie l’infiniment petit, et où les combats épiques et hors du temps ont pour arène les rues que nous prenons tous les jours.
Malheureusement, comme le plus souvent dans le cas des auto-édités, le texte n’a pas été traduit en français et reste donc actuellement réservé aux adeptes de la langue de Shakespeare. Mais je vous conseille très fortement de prendre votre courage à deux mains et de vous lancer. La récompense vaut toutes les peines du monde !

T. Ellery Hodges
The Chronicles of Jonathan Tibbs
I. The Never Hero (ASIN : B00NK1GLM2)
II. The Never Paradox (ASIN : B06W2GW9YB)
III. The Never Army (ASIN : B08P3MTW6K)
Foggy Night Publishing, LLC.
(Auto-édition Kindle Unlimited)