Tout le monde, ou presque, connaît l’histoire d’Orphée. Celui dont le chant put adoucir jusqu’au Dieu des Ténèbres, duquel l’archi-poète obtint le pouvoir de libérer sa femme du royaume de la mort, à la seule condition près de ne pas regarder en arrière. Tout le monde, ou presque, sait ce qui arriva. Philippe Claudel, lui aussi, sait ce qui arrive à celui qui ne sait pas lâcher prise, et se sert, dans son petit roman Meuse l’oubli, du mythe antique, pour raconter un périple autrement pénible.

« J’ai voulu revoir une fois encore Feil du haut des collines. […] Toujours les bruits de la ville venaient à moi comme un ensorcelant chant de sirènes… » (p. 150)
C’est l’histoire d’une perte et d’un départ. D’une arrivée aussi, et de découvertes. De plein de découvertes. Celle du petit monde d’une petite ville qui vit terrée dans une boucle de la Meuse, et regarde passer le fleuve, bercée par le doux clapotement de l’eau contre les berges. Celle de son horizon noyé dans la verdure des pentes qui enferment la ville et les eaux. Celle de la vie qui passe en boucle et qui jalousement garde ses hommes et ses femmes, même ceux qui aimeraient échapper. Parce qu’ici, au bout de la fuite, se dresse l’arbre contre lequel s’écrase la voiture, ou encore le monument aux Morts avec ses inscriptions. Si ce n’est une silhouette, figée sur une photo collée au fond du couloir où l’on passe en entrant dans une de ces maisons si grises et si vieilles… Même la terre ne peut se décider à laisser partir ceux et celles qu’on lui confie, les morts n’y bougent pas et resteraient couchés jusqu’à l’heure des trompettes si la main de l’homme vivant ne finissait par les arracher de leur glèbe.
C’est dans ce monde-là que débarque le narrateur chargé des souvenirs de son amante morte, emportée par la maladie :
Il m’a fallu faire des kilomètres au hasard et multiplier les carrefours. Je voulais mettre un labyrinthe définitif entre la Terre de la vie de Paule, et le monde où il me faudrait durer sans elle. (p. 26)
L’amant a pris la fuite, poussé par les hommes qui ne supportent pas le combat entre leur semblable et ses souvenirs. Chassé par les fantômes de sa vie antérieure dont les griffes déchirent jusqu’à la trame de l’univers et lui font entrevoir le vide qui rôde autour de l’être humain, le narrateur s’embarque, en proie à l’espoir inavouable de trouver l’oubli, à la peur en même temps de perdre jusqu’à la mémoire de la femme aimée, dans un voyage qui l’éloigne du domaine des vivants, et le conduit à travers une terre d’où « les paysages se sont effacés ; tout comme les villages, les visages, les sentiments » (p. 29). Un voyage qui s’arrête là où se termine la « Terre de Paule ». C’est là-bas qu’il emmène le fantôme de sa Paule, tel un Orphée à l’envers qui chercherait à repousser son Eurydice dans les ombres d’où elle tenterait d’échapper.
Effectivement, terre de mort que celle où la première rencontre confronte le voyageur au croque-mort. Où chaque être traîne ses cadavres, que ce soit le buraliste et l’essaim de ses enfants noyés sur lesquels ne veille plus la mère qui s’est pendue ; la vieille hôtesse dont le mari est parti à la guerre pour y jeter son corps en pâture aux obus ; le patron du bar qui a dû identifier le cadavre de sa femme qui venait de le quitter ; jusqu’au boucher obsédée par ses rendez-vous quotidiens avec la mort et qui finit par voir surgir de partout pour le hanter des cadavres d’enfants écorchés.
Terre de mort, oui, mais terre de vie aussi, comme le narrateur le découvrira au fil de ses pérégrinations, et du milieu de la désolation surgit la jeune Reine qui porte le flambeau de la vie jusqu’au pied de La Roche aux Larmes pour y allumer le brasier de la vie :
« … j’ai vu près des bruyères une chevelure en feu, un brasier épars et souple qui sur le vert des herbes propageait un incendie soyeux. » (p. 108)
Claudel arrive à créer une ambiance tout en douceur, en nuances de grisaille, des eaux de la Meuse à la schiste des roches et des maisons, où ne manquent pourtant pas les éclats de couleur, du vert des herbes froissées au rouge des coquelicots, à la blancheur du papier des lettres de Paule, englouties par le fleuve à l’eau « obscure et glauque » mais néanmoins remplie de joie (p. 125).
C’est au milieu des ombres que renaît l’espoir, et celui qui est descendu dans les Ténèbres pour y ensevelir ses fantômes pourra partir, même si un jour il devra revenir. Il y aura appris qu” « on ne peut vivre toujours avec les morts » (p. 157). Espérons pour lui qu’il connaîtra une fin différente de celle d’Orphée.
Piste de lecture
Pour celles et ceux que cela intéresserait, la chercheuse franco-jordanienne Isabelle Bernard-Rabadi a consacré un long article à deux romans de Philippe Claudel : L’écriture de la perte chez Philippe Claudel – Meuse l’oubli et Quelques-uns des cent regrets. L’article a été publié en 2010 dans le volume 2 du Jordan Journal of Modern Languages and Literature, pp. 103–130. Nous en recommandons très fortement la lecture.
Philippe Claudel
Meuse l’oubli
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ASIN : B005OJC5VO