Le cas Den­nis Cooper – La leçon des Van­dales modernes

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Les Van­dales sont par­mi nous, et cette fois-ci ils viennent d’outre-Atlan­tique. Plus pré­ci­sé­ment, de Moun­tain View en Cali­for­nie, l’a­dresse où est domi­ci­liée une des plus pres­ti­gieuses entre­prises du Sili­con Val­ley, à savoir Google. Depuis le temps, le nom de l’en­tre­prise est deve­nu syno­nyme de moteur de recherche, jus­qu’à enri­chir la langue de Vol­taire de nou­veaux vocables – un exploit qui n’est pas don­né à tout le monde. Et un moteur de recherche, ça sert sur­tout, pour­rait-on pen­ser, à four­nir une clé pour accé­der au savoir uni­ver­sel, dis­per­sé sur des ser­veurs aux quatre coins de la planète.

Il est d’au­tant plus conster­nant de consta­ter ce qui est arri­vé à Den­nis Cooper, écri­vain amé­ri­cain rési­dant à Paris, qui a confié une bonne par­tie de ses écrits, depuis une bonne décen­nie, à son blog, DC’s aka The Weak­ling, héber­gé, jus­qu’au 27 juin 2016, sur Blog­ger, plate-forme appar­te­nant à – Google. C’est à cette date-là que l’au­teur s’est vu sup­pri­mer l’ac­cès à son compte Google et à son blog, sans rece­voir la moindre mise en garde ou expli­ca­tion quant à un acte qu’on ne peut qua­li­fier que de – van­da­lisme à la soupe numé­rique. Une décen­nie de tra­vail, c’est beau­coup, et on ima­gine faci­le­ment le nombre de publi­ca­tions qu’une acti­vi­té presque quo­ti­dienne exer­cée pen­dant aus­si long­temps peut engen­drer, sur­tout quand celle-ci s’en­ri­chit des contri­bu­tions d’un cercle d’a­mis assez éten­du, un cercle où, au fil du temps, de nou­velles ami­tiés et des col­la­bo­ra­tions se sont créées :

In the course of a decade, the site became a kind of com­pen­dium of expe­ri­men­tal culture, crea­ted and built by a mot­ley col­lec­tive [1]Jen­ni­fer Kra­sins­ki, Why Did Google Erase Den­nis Cooper’s Belo­ved Lite­ra­ry Blog ?, article paru dans The New Yor­ker le 24 juillet 2016.

Et puis, ce blog a ser­vi d’a­te­lier artis­tique où le roman­cier peau­fi­nait les pro­duits du pro­ces­sus créa­teur, entre autres un « roman GIF » pra­ti­que­ment ter­mi­né. Tout ça n’existe plus, un uni­vers de puis­sance créa­trice effa­cé par un acte que Google refuse d’expliquer :

In a second mes­sage the [Google] press team later added that it was unable to dis­cuss the « spe­ci­fic terms of ser­vice vio­la­tions … due to legal consi­de­ra­tions. » [2]Cité d’a­près Jen­ni­fer Kra­sins­ki, art. cit.

Je ne connais pas les textes de Den­nis Cooper, et ce que j’en ai lu afin de rédi­ger cet article ne me donne pas vrai­ment envie de les décou­vrir, mais force est de consta­ter que cet auteur est un incon­tour­nable de la culture queer, un auteur publié qui a réus­si à trou­ver – et à tou­cher – un public, à deve­nir par­tie inté­grante d’une cer­taine culture mon­dia­li­sée qui a trou­vé, avec la Toile, le moyen d’ex­pres­sion conforme à ses aspi­ra­tions uni­ver­selles. On peut pen­ser d’un tel auteur tout le mal que l’on veuille, quitte à le rendre res­pon­sable de toutes les déca­dences et de tous les crimes. Mais le pri­ver d’un de ses outils les plus for­mi­dables, d’un outil qui a ser­vi à créer et à pro­pa­ger de l’art, c’est impen­sable. Google a sans doute com­mis une conne­rie, une conne­rie qu’ils paye­ront peut-être cher, mais il est impor­tant de tirer une leçon de cette sombre his­toire : On ne peut pas faire confiance aux ser­vices pro­po­sés par des tiers. Sur­tout quand ce sont des entre­prises pri­vées libres des entraves d’une consti­tu­tion garante des liber­tés. Celle de la liber­té d’ex­pres­sion des artistes, par exemple. Sur­tout quand ce sont des ser­vices gra­tuits que l’en­tre­prise peut (ou doit) ces­ser d’une seconde à l’autre, sans aver­tir qui que ce soit. Sur­tout quand ce sont des entre­prises qui évo­luent dans un uni­vers tou­jours régi par un code puri­tain qui voit d’un mau­vais œil toute illus­tra­tion de la liber­té sen­suelle et des joies de la sexualité :

In Ame­ri­ca you have first amend­ment rights but that only pro­tects you against public cen­sor­ship,” said Pati Hert­ling, an art lawyer and inde­pendent cura­tor. “Because it’s Google, they’re a pri­vate cor­po­ra­tion, it’s a pri­vate realm, they can do wha­te­ver they want [3]Pati Hert­ling, citée d’a­près Mazin Sidah­med, Den­nis Cooper fears cen­sor­ship as Google erases blog without war­ning, article paru dans The Guar­dian le 14 juillet 2016.. (C’est moi qui souligne.)

Une bonne par­tie des blogs est aujourd’­hui héber­gée par des plate-formes pri­vées, comme Blog­ger, Word­Press, Medium, Wee­bly, Wix et tant d’autres. Et cela peut se com­prendre, le ser­vice étant pra­ti­que­ment tou­jours gra­tuit et l’ef­fort à four­nir par l’u­ti­li­sa­teur réduit au mini­mum de savoir ren­sei­gner une adresse inter­net, tout sou­ci tech­nique étant relé­gué à une équipe de tra­vailleurs de l’ombre, sorte de Mor­locks de l’âge numé­rique. Et ces Mor­locks-là, à la dif­fé­rence de leurs cou­sins anthro­po­phages de l’u­ni­vers de la Machine à remon­ter le temps, se nour­rissent des retom­bées finan­cières du conte­nu pro­duit par autrui, par l’argent géné­ré par les publi­ci­tés (dis)grâcieusement affi­chées selon les pré­fé­rences de cha­cun, iden­ti­fiées par les conte­nus qu’ils consomment. Par­fois pour­tant, comme dans le cas de Den­nis Cooper, l’un ou l’autre de ces Mor­locks échappe aux contraintes poli­cées, montre son visage de pré­da­teur et renoue avec ses pré­fé­rences ali­men­taires. Et voi­ci qu’un blog dis­pa­raît, sans lais­ser de traces autres que les cris d’or­fraie de celles et de ceux qui déplorent sa si sou­daine disparition.

À lire :
Henri d'Argis, Mons et le "gai savoir"

Je ne sais pas ce qui s’est pas­sé, et je pense que Den­nis Cooper se ver­ra contrait à por­ter plainte, ce qui, vu la taille et les res­sources du géant de Moun­tain View, pro­met de lui coû­ter cher, à lui aus­si, sans comp­ter le temps qui s’é­cou­le­ra avant une issue tout sauf prévisible.

En atten­dant, je conseille­rais à tout tra­vailleur cultu­rel un tant soit peu sérieux de reprendre son sort 2.0 en main, d’a­ban­don­ner les plate-formes soi-disant gra­tuites et de se construire un chez soi vir­tuel sur lequel il peut gar­der le contrôle – au prix de quelques sous qui font toute la dif­fé­rence entre le sta­tut de client et de celui qui quête l’au­mône. On n’est jamais tout à fait à l’a­bri d’une catas­trophe tech­nique, de la mal­veillance de quelque hacker, peu importe que celui-ci soit moti­vé par le seul gain ou par quelque pré­ten­due bonne cause, ou des consé­quences d’une mau­vaise déci­sion éco­no­mique, mais la tech­no­lo­gie des sau­ve­gardes étant désor­mais acces­sible à toutes et à tous, il fau­drait un concours vrai­ment extra­or­di­naire de cir­cons­tances pour perdre tout le tra­vail – ce qui, pour Google, fut sans doute l’af­faire de quelques secondes et d’une simple mani­pu­la­tion technique.

Pour com­prendre les dif­fé­rentes for­mules pro­po­sées par les héber­geurs, je recom­man­de­rais de com­men­cer par la lec­ture de cet article que j’ai trou­vé sur le site de Tiny­clus­ter, un héber­geur belge, quitte à vous mettre ensuite à la recherche, armé de ce nou­veau savoir, de la for­mule par­faite qui puisse répondre au pro­fil recher­ché de l’hé­ber­geur de vos rêves.

À lire :
Daniel de Kergoat, Avoir vingt ans en 68

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Jen­ni­fer Kra­sins­ki, Why Did Google Erase Den­nis Cooper’s Belo­ved Lite­ra­ry Blog ?, article paru dans The New Yor­ker le 24 juillet 2016
2 Cité d’a­près Jen­ni­fer Kra­sins­ki, art. cit.
3 Pati Hert­ling, citée d’a­près Mazin Sidah­med, Den­nis Cooper fears cen­sor­ship as Google erases blog without war­ning, article paru dans The Guar­dian le 14 juillet 2016.
La Sirène de Montpeller