
On sait, depuis l’assassinat du roi du Danemark, que la mort peut, sournoisement, entrer par les oreilles. Mais la beauté aussi peut passer par cette porte-là, et quand elle se sert de la voix de Joel Frederiksen, on se demande si ce n’est pas là un instant qu’on aimerait voir se prolonger indéfiniment.
J’ai eu le bonheur de pouvoir assister au concert que celui-ci a donné, le 27 novembre 2011, dans le cadre superbe de la Salle des Mariages, de la ville de Namur. Au programme, des ballades anglaises de la Renaissance, dont la célèbre basse américaine a su parfaire la beauté en les réduisant à leur expression la plus simple : la voix humaine, accompagnée par le seul luth. Tout le monde ou presque connaît le grand classique de la littérature musicale anglaise, Greensleeves. Si vous voulez savoir comment une musique aussi simple en apparence peut acquérir des qualités bouleversantes, ne ratez pas la prochaine occasion de l’écouter dans l’interprétation de Joel Frederiksen.

Mais, au bout d’une heure de musique, le meilleur était encore à venir. Pendant la réception offerte par les organisateurs, l’ASBL Cavatine, j’ai eu l’occasion de discuter avec Joel qui m’a recommandé son dernier CD, « Rose of Sharon », sorti en 2011 chez harmonia mundi. Je n’ai pas hésité, et j’ai donc pu découvrir ce recueil de chansons et d’airs de danse d’outre-Atlantique qui datent de la période comprise entre la Guerre d’Indépendance et la Guerre de Sécession, et glanés dans des recueils de musique traditionnelle et populaire des territoires appelés à constituer les futurs États-Unis. Et la découverte fut belle !
Les chansons, le plus souvent d’inspiration guerrière, religieuse ou politique, sont d’une beauté très simple, populaire, et certaines se sont conservées jusque dans le répertoire des chanteurs et des chorales contemporains. Mais quand des maîtres confirmés de « musique ancienne » s’en emparent pour décliner ces petites chansons, qui parlent d’amour, de liberté et de Dieu, sur le registre des traditions renaissantes et baroques, le résultat est tout simplement stupéfiant.
Tout comme les protagonistes de « L’aventure de Nathalie » qui, au sortir d’un concert, se rendent compte qu’ils ne disposent pas du « vocabulaire pour procéder à une analyse technique d’une heure de musique » (AdN, Coupe Chou), je ne peux donner ici que mes impressions. Mais comme ces trente chansons, interprétées par Joel Frederiksen et son Ensemble Phoenix Munich, m’en ont laissé de très fortes, la volonté ne manque pas de traduire celle-ci en paroles.

Ce qui m’a surtout frappé, c’est la clarté presque dénudée des mélodies jouées sur des instruments souvent plusieurs fois séculaires, à laquelle se mêlent des voix qui maîtrisent leur art à la perfection et au point de se changer en instruments vivants. Les meilleurs exemples en sont, à mon avis, d’un côté, la ballade « The Death of General Wolfe » qui raconte la mort de ce général tombé pendant la prise de Québec (je compte bien sûr sur l’indulgence de mes chums Québécois), et, de l’autre, la chanson religieuse « Sinner Man », tirée du recueil Eighty English folk songs from the Southern Appalachians, assemblé par Cecil J. Sharp et Maud Karpeles dans cette région montagneuse du continent américain.
Pendant que la première mêle la basse de Joel à l’excellent ténor de Timothy Leigh Evans, le tout sur fond d’une mélodie rendue simple par sa tristesse majestueuse, la deuxième rassemble les voix de tous les chanteurs dans des arabesques qui tissent leurs décors invraisemblables au rythme obsédant d’une petite mélodie obstinément répétée.
Ce dernier morceau est un bel exemple du mélange de traditions et de progrès, caractéristique d’une bonne partie de la musique américaine (dans le livret qui accompagne le CD, Joel parle de « de riches traditions, issues de notre héritage Européen, que le Nouveau Monde a vu prospérer et fleurir d’une façon tout à fait unique »). Venu du vieux continent, sans doute dans les valises de ceux qui cherchaient la liberté de vivre et de professer leur foi, il est passé dans les églises des Noirs où il a prospéré au point de faire oublier ses racines (cf. la définition de la Wikipédia francophone : » Sinner Man ou Sinnerman est une chanson américaine de Negro Spiritual … »).
La troupe rassemblée autour de Joel Frederiksen fouille donc profondément dans l’Histoire de la musique américaine pour dégager un terrain plus qu’à moitié comblé et pour montrer les origines et, en même temps, l’avenir, de la musique d’outre-Atlantique. Un effort historique dont on ne saurait trop louer les mérites, mais bien pâle à côté de la beauté que dégagent ces airs greffés sur le tronc américain et appelés à fleurir sous les voix de quelques-uns des meilleurs chanteurs de notre époque.