Quand le poulailler est infesté par une mémé flingueuse qui arrondit ses fins de mois en taillant des pipes aux habitués des lieux, quand un flic se change en travelo la nuit et profite de l’occasion pour racoler son supérieur, et quand les personnages de contes de fée prennent vie dans une véritable orgie de violence, il n’y a pas à s’y méprendre – on se trouve dans l’univers enchanté (certains diraient « maudit ») du dernier polar de Nadine Monfils, La Petite Fêlée aux allumettes.
Avec Nadine Monfils, qui compte à son actif un nombre impressionnant de publications dans les domaines les plus divers (littérature, théâtre, cinéma), c’est l’entrée en scène des décors de contes de fée, des petites filles dévorées par le loup (Chaperon Rouge), au cœur arraché (Blanche-Neige) et aux yeux crevés (Petit Poucet), ou encore des Marquis de Carabas aux noms abracadabrants ayant troqué l’ambiance des palais enchantés contre les ténèbres d’une chambre délabrée dans une maison en ruines.
Et puis, c’est aussi la Belgique des Magritte, Delvaux, Spilliaert et autres peintres surréalistes dont les tableaux se seraient ouverts pour faire jaillir les hommes aux chapeaux boules qui désormais entrent librement dans les maisons des moribonds ; la Belgique des dunes de la Mer du Nord aussi, avec ses bandes de sable interminables que ponctuent les caravanes, où l’on marche sur des raviers à moitié enfouis et où se consomment des moules frites qu’on fait descendre à l’aide d’une grosse gorgée de whisky puisée à même le goulot. Celles-là même où des mémères en rut (encore !), planquées derrière des touffes d’herbes, descendent les compagnes de jeu de leurs proies, à l’abri des regards curieux qui grouillent au fond des vitres. Des vitres transformés elles-mêmes en yeux qui enguirlandent les mornes façades des rangées de buildings – tout aussi interminables que les plages – contemplant, sans jamais ciller, le néant qui s’étend à perte de vue.

Nadine Monfils, on l’aura deviné, n’est pas un auteur comme les autres, et le monde qui se fermente dans ses méninges ne ressemble en rien à celui que nous fréquentons, cher lecteur, toi et moi. Ses personnages sont des solitaires qui traînent leurs bulles de vie à travers la grisaille de journées sans soleil, aux bords d’un gouffre dont les glissières sont aux abonnés absents, fatigués de trimballer le poids de leur chairs vieillissantes et de leur consciences surchargées. Ceci est vrai pour les habitants de Pandore, cette ville bien-nommée qui, telle une boîte aux parois de plombs, recèle tous les maux, et dont on se demande où diable est passée la beauté de celle qui fut chargée par les dieux d’y apporter le mal. Mais c’est vrai aussi pour les hommes et les femmes qui hantent les nuits retroussées de sa Venise non moins légendaire et s’y perdent, la nuit, dans les cimetières, les églises et les ruines dont, parfois, ils ne sortent plus.
Il y a des fois où l’on aimerait pouvoir jeter un coup d’œil dans la tête qui couve un monde aussi déjanté, et c’est pour cela que j’ai sauté sur l’occasion qui s’est présentée grâce à la présence de Mme Monfils à la Foire de Bruxelles où elle a participé à un débat avec Aurélia Aurita sur le thème du « Corps sans complexe » (un grand merci à Anny Poughon, l’attachée de presse des Éditions Belfond, qui s’est chargée des arrangements).
J’y ai rencontré une femme tout à fait à l’aise au milieu de la fourmilière à laquelle ressemble chaque foire qui se respecte, une femme vivant avec l’écriture une passion qui visiblement ne lui pèse pas et qui porte ses histoires à fleur de peau. Des histoires dont elle se sert pour rappeler aux adultes les contes de fée de leur enfance, leur permettant d’y porter un autre regard et de découvrir, sous la surface aux couleurs bariolées d’une jolie histoire, un récit empreint d’inénarrables profondeurs où, à la manière des poupées russes, se cachent tant de choses … Ouverte aux sonorités qui charrient des mondes entiers, Nadine se laisse bercer par les sons des noms propres dont on ne sait pas si leur énigme déteint sur le monde, ou si c’est le monde qui leur confère la sienne. Et c’est justement là le propre de son écriture, de nous faire sentir les tremblements secrets qui rongent les fondements des mondes, de n’importe quel monde, et qui se traduisent par la beauté contaminée des récits que nous entendons résonner dans les airs. Magicienne toujours à l’affût, elle ouvre à peine la bouche et les pages vierges se couvrent de traits à peine lisibles sous la force génitrice de ses incantations. Et on voit s’y dessiner, dans le vide conjuré, comme une toile de Magritte aux contours estompés dont seul le chapeau boule prend un relief de plus en plus clair.
Si maintenant, ô lecteur, tu es perdu devant une telle force évocatrice, sache que la belgitude de cet auteur est toujours prête à venir à ta rescousse, en administrant à ses personnages les plus sinistres et à ses scènes les plus insupportables, une forte dose de dérision, de surréalisme et d’humour, des vaccins efficaces contre ceux qui se prennent par trop au sérieux.
Est-ce que, avec tout ça, il importe encore de connaître le dénouement des intrigues ? Bien sûr, mais, contrairement aux conclusions qui éclatent sous la gueule des lecteurs en les éclaboussant de toutes sortes d’ordures, les récits de Nadine Monfils se terminent en douceur, en chuchotant, et celui qui en émerge aura été le témoin de la façon dont, un jour, le monde se terminera : « not with a bang, but a whimper » [1]Cette ligne est évidemment tirée du poème extraordinaire The Hollow Men, par un des meilleurs poètes de son époque, T. S. Eliot. Poète qui a inspiré un certain couple, dans le chapitre … Continue reading …
Nadine Monfils
La Petite Fêlée aux allumettes
Éditions Belfond
ISBN : 978−2−71445−249−8
Références
↑1 | Cette ligne est évidemment tirée du poème extraordinaire The Hollow Men, par un des meilleurs poètes de son époque, T. S. Eliot. Poète qui a inspiré un certain couple, dans le chapitre bien nommé de l’Aventure de Nathalie. |
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