Michel Torres, L’étang d’encre. La Saga de Mô, t. 3

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En lisant L’étang d’encre, troi­sième tome de La Saga de Mô, j’ai dû plus d’une fois pen­ser à Neil Jomun­si et à sa mai­son d’édition, Wal­rus, fidèle four­nis­seur de votre ser­vi­teur en textes excel­lents et – par­fois, sou­vent, pra­ti­que­ment tou­jours – « légè­re­ment » déjan­tés. Voi­ci un pas­sage extrait d’un article de Jomun­si à pro­pos du Pulp, pas­sage qui se lit par endroits comme une décla­ra­tion d’amour en bonne et due forme :

« Zom­bies nazis, aliens man­geurs d’humains, course de ral­lye apo­ca­lyp­tique à la Mad Max, tra­fi­quants de drogue éro­to­manes et j’en passe, les pro­ta­go­nistes du pulp ne s’embarrassent pas des conven­tions : ils sont libres et se fichent bien d’être jugés. » [1]Neil Jomun­si, Retour aux sources

Main­te­nant – pour­quoi vous cau­ser d’un type et d’un édi­teur qui n’ont rien à voir avec celui dont je m’apprête à vous entre­te­nir ? Et ben, parce qu’il fal­lait bien trou­ver un moyen pour abor­der ce petit der­nier du Sieur Torres, un texte qui n’est bien enten­du pas sans rap­port avec les deux volumes pré­cé­dents, mais qui s’emballe dans une direc­tion qu’il faut d’abord savoir suivre. Et je vous assure, chers lec­teurs, que le jeune homme sau­vage du bas­sin de Sète ne m’aurait jamais fait pen­ser au Pulp, cette spé­cia­li­té de chez le Morse – pas avant d’avoir lu le troi­sième volet de la série, au moins. Mais là, je suis sûr que l’ami Neil se serait léché les babines si Michel Torres lui avait pro­po­sé son texte au lieu de caser un tel récit chez la concur­rence. Mais bon, Wal­rus n’a pas le mono­pole de l’excellence, et Publie.net se montre à la hau­teur de ce qu’on a le droit d’attendre face à un texte de la qua­li­té de la Saga de Mô, c’est-à-dire un tra­vail édi­to­rial impec­cable et un sui­vi de qualité.

Ceci étant dit, qu’en est-il main­te­nant du texte ? Tout d’abord, pour reve­nir au texte de Jomun­si, des nazis, vous en trou­ve­rez, et pas qu’un peu ! Des nazis qui, s’ils conti­nuent la lutte du Füh­rer pour la domi­na­tion mon­diale, ont dû chan­ger quelque peu de cible, obli­gés de pas­ser pour ain­si dire par les égouts en s’attaquant aux sou­ter­rains, c’est-à-dire l’Enfer. Vous avez bien lu, l’Enfer, celui avec un E majus­cule, le royaume de Satan, refuge de tous les démons, ultime séjour des âmes dam­nés. Mais comme vous avez affaire à Michel Torres, un auteur qui a déjà fait preuve de sa force invrai­sem­blable dans les deux pre­miers tomes de sa Saga, le voyage oni­rique de Mô s’inscrit dans les meilleures tra­di­tions de la lit­té­ra­ture euro­péenne, en fai­sant de la des­cente de Mô, accom­pa­gné d’Henri, l’oncle « mau­dit » en quête de ses amis légion­naires morts, un remake de celle du Dante qui s’est offert le tour du tou­riste des neuf cercles de l’Enfer en com­pa­gnie de Virgile.

À lire :
Audrey Betsch, La Pile du pont

L’univers de Mô est truf­fé, depuis le début, de sou­ter­rains, et les caves y sont omni­pré­sentes, leur obs­cu­ri­té trou­blante et en même temps pro­met­teuse invi­tant aux explo­ra­tions, à la chasse au tré­sor (flash-back au pre­mier tome, La Meneuse, et à l’enfance du pro­ta­go­niste), à la des­cente – quitte à faire, dans ces zones pri­vées de lumière – des décou­vertes qu’on aurait peut-être mieux aimé igno­rer. Ces mul­tiples des­centes, bien réelles celles-ci, se doublent d’une autre, bien plus trou­blante, à savoir l’expédition vers les pro­fon­deurs par­fois bien mal com­blées du pas­sé, pas­sé qui, par un mou­ve­ment contraire cor­res­pon­dant, menace les vivants de sa résur­gence tou­jours pos­sible, spon­ta­née, vio­lente. L’Étang d’encre non seule­ment ins­crit la des­cente dans la trame même du récit, de façon bien plus évi­dente que dans les volumes pré­cé­dents, mais en fait une obses­sion bien­tôt trans­fi­gu­rée en mythe, les expé­di­tions vers les pro­fon­deurs s’enchaînant les unes aux autres comme si quelqu’un avait lan­cé aux pro­ta­go­nistes une varia­tion dia­bo­lique du citius, altius, for­tius olym­pique, varia­tion qui obli­ge­rait ceux-ci à des­cendre tou­jours plus loin, vers des mys­tères tou­jours plus inaccessibles.

L’univers de Mô est construit autour de l’idée, pous­sée jusqu’à l’obsession, de la descente.

En atten­dant, l’intrigue démarre par le mou­ve­ment inverse – celui qui, par une étrange cor­res­pon­dance, appelle et pré­pare les des­centes à venir – par une résur­gence inat­ten­due, inouïe : celle de l’oncle mau­dit que tout le monde croyait englou­ti par les Steppes où il a péné­tré avec ses cama­rades légion­naires, obnu­bi­lés par une obses­sion san­gui­no­lente de conquête, ren­dus aveugles par une superbe qui fait pâlir celle des grands dam­nés de l’Antiquité. Une fois entré dans le monde de Mô, Hen­ri y met en branle le jeu des bas­cules, entraî­nant son neveu dans une série de des­centes, l’emmenant tou­jours plus loin, des eaux boueuses mais fami­lières du canal vers l’inconnu, vers les abîmes de la mer et, pour finir, vers l’abîme tout court. C’est là que Mô pénètre dans les bas-fonds du rêve, le voyage bien­tôt trans­for­mé en trip cau­che­mar­desque, en des­cente à pro­pre­ment dire infer­nale.

C’est à par­tir de là, après avoir fran­chi une espèce de gou­lot gar­dé par un monstre sou­ter­rain (clin d’œil aux géants du XIXe, mais aus­si aux Pirates des Caraïbes et leur Kra­ken), que, arri­vés sur « un morne bord de sable fin » [2]Michel Torres, L’Étang d’encre, cha­pitre XI Aven, Mô et Hen­ri entament leur véri­table expé­di­tion, celle au fond des neuf cercles de l’Enfer. Parce que, une fois sor­tis de leur drôle de véhi­cule récu­pé­ré du nau­frage d’un car­go alle­mand (engin qui n’est pas sans rap­pe­ler les inven­tions aus­si naïves que modernes de Jules Verne) Mô et son oncle se retrouvent – devant les portes de l’Enfer, dans un sou­ter­rain où la mytho­lo­gie des Anciens s’accouple, dans des étreintes déli­rantes, aux fan­tas­ma­go­ries du Moyen-Âge chré­tien pour engen­drer un lieu de sup­plice à vrai dire moins hor­ri­pi­lant que trash, un déve­lop­pe­ment dûment pré­pa­ré par la cita­tion du Dante qui ouvre le récit, sorte de pan­neau indi­ca­teur dont le lec­teur un tant soit peu ver­sé en lit­té­ra­ture occi­den­tale aurait pu se pas­ser, tel­le­ment le texte est jalon­né d’emprunts au poème de l’archipoète de Flo­rence. C’est à ce point-ci que le chro­ni­queur choi­sit de s’effacer pour lais­ser le lec­teur se confron­ter tout seul, comme un grand, à un récit qui échappe aux résu­més et aux caté­go­ries toutes faites, un récit dont cer­tains pas­sages prêtent au rire aus­si bien qu’aux larmes, si ce n’est, par­fois, au silence embar­ras­sé… Au lec­teur donc le soin de décou­vrir les cohortes de démons aux pieds four­chus, les révé­rences aux cou­rants vul­gaires du baroque, les inven­tions bur­lesques, les cor­tèges de morts-vivants, de spectres sur­gis des pro­fon­deurs de l’oubli col­lec­tif d’où ils menacent de s’extraire pour sau­ter à la gorge de leurs descendants.

À lire :
Ghyld V. Holmes, L'Affaire Haartmenger. Mise au point après la première saison

Un der­nier mot pour­tant au bout de ce voyage des plus inso­lites : L’Étang d’encre est un texte riche en sur­prises, un texte qui agite sous les yeux des lec­teurs une pan­carte avec ins­crit des­sus son héri­tage lit­té­raire, une ambi­tion affi­chée – et quelque peu méga­lo­mane aus­si – de sor­tir du cadre géo­gra­phi­que­ment bien déli­mi­té de l’univers de la Saga de Mô, un uni­vers dont on sent l’authenticité remise en ques­tion par une approche qui troque le réa­lisme magique des volumes pré­cé­dents contre une sorte de tra­gi­co­mé­die oni­rique ani­mée par l’intention de l’auteur de sur­en­ché­rir par rap­port aux textes pré­cé­dents. Un pro­cé­dé dont il est par­fois dif­fi­cile de com­prendre la per­ti­nence. Quoi qu’il en soit, je tire ma révé­rence devant le cou­rage de Michel Torres, celle d’aller jusqu’au bout de son obses­sion et celle de deman­der un effort à ses lec­teurs que cer­tains ne seront peut-être pas prêts à fournir.

Michel Torres
L’é­tang d’encre
publie.net
ISBN : 9782371771307

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Neil Jomun­si, Retour aux sources
2 Michel Torres, L’Étang d’encre, cha­pitre XI Aven
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95