J’ai l’habitude de me rendre plusieurs fois par semaine sur le site d’Immatériel pour suivre le fil des nouveautés, une piste qui m’a déjà mené vers de très bons auteurs en me révélant l’existence de petites (parfois minuscules) structures éditoriales blotties au creux des vagues de la mer houleuse et difficilement navigable qu’est la Toile. Il en est ainsi du texte de Marcel Rabarin, Blues, paru aux Éditions Nelson District, maison pure player créée en février 2014. En flagrant contradiction avec la portée potentiellement universelle de l’édition numérique, cette jeune structure a décidé de se doter d’une vocation régionaliste en ne publiant que « des auteurs provençaux » [1]Les éditions Nelson District. Mais comme rien ne portait à croire que les auteurs provinciaux en question réservaient leurs productions à un public autochtone, j’ai hardiment demandé deux textes du catalogue en Service Presse, demande qui a été exaucée par Mme Dominique Amandine Bidon, même si cette dernière n’a pu s’empêcher de me faire une remarque à propos de la Bauge et de sa propension certaine pour les textes érotiques. Mais je reviendrai là-dessus après avoir parlé du beau roman de M. Rabarin dont la lecture m’a non seulement dépaysé, mais surtout passionné.
Commençons par un peu d’histoire (oui, c’est un vice que j’ai contracté au temps de mes études de philologie romane, un domaine du savoir avec une passion très prononcée pour la généalogie des textes) : Le roman a été publié une première fois en 2003, sous le titre légèrement différent Blues d’Auvergne, dans la collection Chemins Noirs des Éditions Cheminements, éditeur angevin disparu, suite à sa liquidation judiciaire, le 23 juin 2010 [2]Marcel Rabarin, Blues d’Auvergne, Éditions Cheminements, ISBN : 978−2−84−478238−0. Depuis, M. Rabarin s’est donc tourné vers le tout numérique en confiant son texte aux Éditions Nelson District, maison pure player qui, dans un certain sens, continue la tradition des Éditions Cheminements, elles aussi orientées vers une littérature enracinée dans le terroir [3]« La maison d’édition Cheminements éditait des ouvrages évoquant la vie dans les régions françaises. Elle s’intéressait au monde rural et à la vie d’autrefois. » Source : Wiki Anjou. Des extraits de l’ancienne édition sont toujours disponibles sur Google Books, et j’en ai profité pour comparer des échantillons de ces deux versions sans pour autant trouver des différences. Il semblerait donc que Nelson ait tout simplement repris le texte édité par Cheminements, démarche qui se comprend dans la mesure où le texte a déjà dû profiter d’un travail éditorial.
Blues, c’est d’abord un roman policier où il est question, et presque dès le départ, d” « affaire » (chapitre premier), d” « événements qui ont défrayé la vie du village », et de « découverte du cadavre » d’une jeune fille (chapitre deuxième). Et il y a tout le cortège du genre qui vient avec : les policiers qui investissent les lieux, les interrogatoires, les suspects de service, un prélèvement de salive où se trouvent convoqués les hommes du village « âgés de quinze à soixante ans » (chapitre sixième), le tout couronné par une affaire sordide déterrée, littéralement et bien malgré lui, par le narrateur, Rémi.
Ce Rémi, mis à part son implication dans l’affaire qui tourmente le village, est un passionné de la collégiale de Chantelauze-sur-Allier, le village où se déroulent les événements relatés dans le roman, village fictif bien sûr, mais qui n’est pas sans rappeler un amalgame des villages et des bourgs qu’on peut trouver dans le Livradois. Quant à la collégiale, c’est un des éléments du récit qui contribue à l’ancrer solidement dans le terroir, conférant par-là tout son sens à la vocation territoriale de l’éditeur. L’auteur donne d’ailleurs suffisamment de détails à propos de cette église pour qu’on puisse la rapprocher de celle de Saint-Laurent d’Auzon, « ancienne collégiale bénédictine entièrement d’architecture romane » [4]Article Wikipédia Église Saint-Laurent d’Auzon qui possède notamment un « Chapiteau de la nativité » dont voici la description [5]passage Auzon d’un site internet dédié à Saint-Roch :
Naissance de Jésus. Marie est couchée sur un lit. Joseph, dans un geste de tendresse pose sa main gauche sur celle de la vierge. De sa main droite il se tient la tête : perplexité, angoisse ou douleur ?).
Passage à rapprocher de celui-ci tiré du chapitre septième où Rémi donne la description d’un chapiteau tout à fait comparable :
« la touchante représentation de la Nativité sur l’un des chapiteaux de la collégiale, où Joseph a sa main gauche posée sur celle de Marie, alitée. Lui, comme moi, en étions mal récompensés. »
Mais cette église, loin d’être un détail imposé à l’auteur par la nécessité de sacrifier au terroir, est carrément un des protagonistes du roman, comme le prouvent le nombre d’apparitions de cet « acteur », ses « interactions » avec Rémi et la profusion de détails de son architecture, évoquée un peu partout dans le texte. L’auteur – ou plutôt le narrateur, mais on peut affirmer qu’il y a ici comme une confusion des rôles – se fait un véritable plaisir d’en parler, parfois d’ailleurs avec un peu trop d’épanchement, quitte à effrayer le lecteur qui aimerait avoir un guide Michelin sous la main pour décrypter les termes de l’archéologie sacrale qui abondent dans certains passages. Je n’irais pourtant pas jusqu’à affirmer que ces passages-là manquent d’intérêt. Cherchez, pour vous en convaincre, toutes les occurrences du mot « collégiale » dans le texte et lisez les passages qui précèdent et qui suivent, et vous vous rendrez compte du plaisir qu’a eu l’auteur, par protagoniste interposé, à en parler. Un plaisir contagieux qui révèle la beauté que peuvent revêtir des fragments, tirés de leur contexte et repliés sur leur seule beauté inhérente. Mais cette beauté-là vient avec un prix : à force de décliner le vocabulaire de son art, M. Rabarin risque non seulement de perdre en route plus d’un de ses lecteurs, mais de construire un récit à part. Mais est-ce que de telles considérations ont jamais empêché un amoureux de prêcher les délices de sa bien-aimée ?
Quoi qu’il en soit, M. Rabarin a su éviter, au moins en partie, ce piège-là en faisant de la collégiale un lieu de refuge pour son narrateur où celui-ci se retire dans ses moments difficiles, notamment quand celui-ci doit réaliser que son mariage est en danger. Mais l’asile se révèle trompeur, et le narrateur en sort en « mauvaise compagnie » :
« Dans la retraite de la collégiale, j’avais retrouvé mes esprits, mais j’en étais ressorti en mauvaise compagnie : désormais la jalousie et moi, nous faisions route ensemble… » (chap. sixième)
J’ai dit que Blues était d’abord un roman policier, et ce n’est pas faux, mais ce texte est surtout et avant tout l’anatomie d’une passion, ou plutôt des deux côtés d’une même passion, l’avers étant l’amour du narrateur pour Laurence, sa femme, tandis que le revers donne une image presque trop détaillée de cette furie démentielle vouée à détruire les sentiments mêmes qui l’ont engendré, à savoir la jalousie. La naissance de celle-ci est d’ailleurs intimement liée, dans l’esprit du narrateur, aux « événements qui ont défrayé la vie du village » (chap. deuxième) et qui « coïncide[nt] avec le retour au pays de Julien, après vingt-cinq ans d’absence. » (l.c.). Ce Julien, c’est l’ancien amoureux de Laurence, parti sans laisser de traces il y a vingt-cinq ans. Parti, mais jamais vraiment absent, comme le révèlent les réactions des parties concernées. Rémi le reconnaît au premier coup d’œil, et Laurence retrouve une vivacité de jeune fille, ce qui n’échappe à personne. Et le narrateur se retrouve confronté à la hantise d’avoir été choisi comme pis-aller, d’avoir usurpé une place qui, de droit, revient à un autre. Pendant de longs chapitres, tandis que l’enquête sommeille dans l’obscurité des mois d’hiver, l’auteur décrit l’état de Rémi en proie à la jalousie, révèle la lente croissance de la bête immonde, les changements qu’elle opère en lui, tout doucement mais avec une efficacité désespérante, jusqu’à engendrer des visions et des envies de meurtre. Ce sont ces parties-là qui rendent la lecture du roman plus envoûtante que n’importe quelle intrigue policière, et on se surprend à guetter le souterrain de ses propres sentiments, à se demander quelles créatures peut renfermer l’obscurité au fond de son propre cœur. Une lecture passionnante, dans tous les sens du terme.
Quand, à la fin du roman, fin qui est en même temps son début, tout semble rentré dans l’ordre, l’enquête criminelle ayant livré les coupables et Julien de nouveau parti, le lecteur se rend compte, en relisant le premier chapitre qui, en quelque sorte, se rattache à l’Épilogue, que de tels crimes et une telle passion ne disparaissent jamais, que les traces sont gravées dans la mémoire et dans la chair, et que c’est le désert qui menace, la solitude dans laquelle progressivement s’enferment les protagonistes et le village. C’est une fin tout en douceur, sans la moindre ambition grandiloquente, mais d’autant plus efficace. Une fin tout simplement désolante, dont la beauté et l’efficacité reste intégrales malgré les clichés qui chevauchent l’intrigue policière (comme les flics et les hommes politiques pourris ou encore les châteaux qui abritent les orgies où se donnent rendez-vous les membres de la haute société).
On ne saurait que saluer le fait que ce beau texte sur la jalousie, sa naissance, son travail de sape et ses conséquences néfastes, ait trouvé un nouvel éditeur, peu importe l’origine géographique de son auteur. Et comme ce nouvel éditeur est un pure player, et que le texte est par conséquent disponible un peu partout dans le monde, cela fera sans doute augmenter la renommée des auteurs provinciaux. Juste un petit mot à l’intention de Mme Bodin qui a eu la gentillesse de mettre le texte à ma disposition : Oui, la Bauge littéraire accueille un grand nombre de textes érotiques. Oui, je suis moi-même auteur de romans érotiques, et oui, encore une fois, mes prédilections littéraires ont déteint sur la présentation de la Bauge, avec notamment le très bel en-tête réalisé par Aurélie Guarino. Le sexe, l’amour qui s’incarne, peut être à la base d’œuvres littéraires, comme tout autre élément de la condition humaine. Tout dépend de l’auteur et de son approche, de sa capacité de construire quelque chose de valable. Mes lectures m’ont appris qu’il y a de très beaux textes érotiques, et que ce n’est pas pour rien que quelques-uns des plus grands se sont exercés dans ce genre. Et comment s’en étonner, vu que le sexe constitue un des ingrédients de base de notre humanité, un facteur de remise en question des plus puissants, capable de briser les digues de la civilisation et de libérer des puissances qui touchent de très près à ce qui précède l’être humain. Je ne vois donc pas d’inconvénient à ce que l’on veuille interroger les textes érotiques à propos de leur valeur littéraire. Mais pourquoi est-ce que je me bornerais à parler d’un seul genre, sous prétexte que certains pourraient s’offusquer de la présence d’un peu de peau nue ? Ou de l’évocation de certaines pratiques peu communes ? Je m’obstine à parler des textes que j’ai aimés, et c’est à ce titre-ci que j’ai choisi de faire entrer celui de Marcel Rabarin dans la Bauge littéraire.
Marcel Rabarin
Blues
Nelson District
ISBN : 979−1−09−360002−4
Références
↑1 | Les éditions Nelson District |
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↑2 | Marcel Rabarin, Blues d’Auvergne, Éditions Cheminements, ISBN : 978−2−84−478238−0 |
↑3 | « La maison d’édition Cheminements éditait des ouvrages évoquant la vie dans les régions françaises. Elle s’intéressait au monde rural et à la vie d’autrefois. » Source : Wiki Anjou |
↑4 | Article Wikipédia Église Saint-Laurent d’Auzon |
↑5 | passage Auzon d’un site internet dédié à Saint-Roch |