Il y a un peu plus d’un an, j’ai consacré un article au premier roman d’Agnès Martin-Lugand, Les gens heureux lisent et boivent du café, roman publié en auto-édition sur la plate-forme Kindle d’Amazon. 3000 exemplaires se sont vendus en quelques semaines, et le buzz s’est créé presque aussitôt, buzz auquel la Bauge littéraire a contribué avec l’article en question, publié quelques semaines à peine après la parution du texte. Peu après, l’auteure, poussée par une déferlante d’articles favorables, s’est fait remarquer par les Éditions Michel Lafon, et son texte a été ré-publié en mode traditionnel. Agnès Martin-Lugand a donc été une des premières, en Europe, à franchir les portes de l’édition classique après s’être imposée à travers l’auto-édition. On peut regretter qu’elle ait choisi de changer de voie, elle qui aurait pu, forte de son succès, contribuer à établir une filière alternative d’une édition de qualité en dehors des circuits traditionnels, filière qui aurait peut-être mené vers un paysage littéraire plus diversifié et plus riche, moins dépendant des protagonistes établis et des cercles clos, mais il est vrai aussi que l’auto-édition apporte son lot d’activités extra-littéraires, activités qui tendent à dévorer le temps si précieux qu’on aimerait mieux voir consacré à l’écriture. On peut donc comprendre la décision de Mme Martin-Lugand de quitter pour de bon le réseau indépendant et de confier son deuxième texte, Entre mes mains le bonheur se faufile, à la maison qui a déjà assuré la distribution nationale et internationale du premier.
Dans son nouveau roman, au même titre que dans son premier, Agnès Martin-Lugand s’intéresse surtout aux gens. Et ce ne sont pas les grandes questions de l’humanité (l’avenir de la planète, l’état de l’économie mondiale, les réfugiés, le racisme et que sais-je encore) qu’elle aborde, mais les petits problèmes du quotidien, ceux qui peuvent briser une existence sans faire de bruit et qui, parfois, font naître des héros et des héroïnes du quotidien qui décident de se prendre en main, de ne plus se laisser faire. L’intrigue d’Entre mes mains est par conséquent peu spectaculaire et peut se résumer en quelques mots : Un mariage se meurt et se brise, une nouvelle relation se construit, une femme s’assume.
Installée dans un milieu bourgeois étouffant, Iris, forte de l’indignation face à la trahison de ses parents révélée des années après les faits, rassemble assez de courage pour échapper, le temps d’une formation en couture, à son milieu BCBG, troquant l’air stagnant d’une ville de province contre les tourbillons de la capitale. Un point de départ qui, s’il n’échappe pas aux clichés, a l’avantage de coller au personnage, propulsé au seuil d’un monde nouveau par le modeste désir de trouver sa voie. Iris se fait très vite remarquer par la patronne qui lui impose des tâches toujours plus exigeantes, tâches dont elle s’acquitte avec bravoure. Le cercle de ses activités s’élargit progressivement, au fur et à mesure de la confiance que lui confèrent ses succès, tandis que ses retours à la maison se révèlent de plus en plus des obstacles à ses aspirations. Les sentiments aussi y jouent leur rôle, ceux qui l’attachent à son mari et ceux qui, plus troubles, la rapprochent de Gabriel, sorte de fils adoptif doublé d’amant de Marthe, la patronne. Déboussolée par son nouvel environnement, par les hommes et les femmes qu’elle côtoie et les perspectives qu’elle entrevoit, Iris met du temps avant de choisir la bonne direction, et il faut avouer que l’auteure excelle à rendre l’état d’âme de cette femme perdue qui ne peut se décider à assumer ses propres choix et qui tarde à réaliser ses compétences, hésitant à marcher vers le but. Mais elle n’est pas la seule fautive, vu que son parcours est marqué – et en grande partie déterminé ! – par la trahison. Celle de ses parents ayant subtilisé son admission à l’école de couture et celle, des années plus tard, de son mari. C’est pour cela sans doute qu’elle souffre autant quand elle décide de quitter l’atelier et une patronne qui lui a fait confiance, de se détourner de sa propre vocation qu’elle est prête de ranger au placard des rêves avortés pour se fourrer dans une vie de famille tout ce qu’il y a de plus traditionnelle, une vie bien pâle dans laquelle elle est destinée à servir de bibelot humain pour rehausser la valeur sociétale de son mari.
Il s’avère une fois de plus que l’intérêt des textes d’Agnès Martin-Lugand réside moins dans ce qui s’y passe que dans l’art de l’auteure de sonder ses personnages, de disséquer leurs motivations et de montrer leurs interrogations, leurs remises en question, leurs doutes. C’est grâce à ce regard perçant que le texte acquiert une validité littéraire, qu’on lui pardonne les nombreux clichés et qu’on hésite de faire le procès des idées drôlement réductrices qu’il véhicule à propos de la sexualité. Parce qu’il faut bien le dire, c’est par là que le roman se fait lui-même le véhicule d’une conception tout à fait traditionaliste et conservatrice de la société, en prônant une sexualité qui ne saurait s’épanouir qu’au sein du couple, enfermant par là ses personnages dans un cadre bien étroit et bien réducteur, leur niant un moyen supplémentaire de s’épanouir, un facteur très puissant de leur éventuelle libération. Au lieu de cela, la sexualité qui cherche à briser ses liens y est présentée comme une transgression, voire un viol, et surchargée d’interdits comme l’inceste sur lequel plane l’arsenal entier de la punition divine incarnée par ce pauvre Œdipe dont le spectre est décidément loin de tout repos. Témoin cette scène où Gabriel révèle à Iris le danger qu’elle a couru :
« Si j’avais levé le petit doigt le soir où elle [i.e. Marthe] t’a fait essayer une robe devant moi, ça se finissait en partie à trois, que tu le veuilles ou non. On t’aurait pervertie. » (Chapitre 10)
Est-ce qu’ils l’auraient pervertie ou est-ce qu’ils lui auraient ouvert la voie de la liberté ? On aurait aimé le savoir. Au lieu de cela, le lecteur doit rendre les armes devant la « nausée » qui s’empare de la protagoniste face à de telles révélations qui sentent le soufre du diable passant de trop près. Dommage que l’auteure n’ait pas trouvé le courage de pousser plus loin ses interrogations et de laisser à ses personnages le choix d’une liberté plus grande encore. Qu’on ne s’y trompe pourtant pas, j’ai eu du plaisir à partager, pendant quelques heures, la route d’Iris aux prises avec le rôle qu’on voudrait lui imposer, mais je ne peux m’empêcher de me poser la question jusqu’où une telle auteure pourrait pousser l’audace, si elle pouvait se résoudre à arracher ses œillères.
Agnès Martin-Lugand
Entre mes mains le bonheur se faufile
Michel Lafon
ISBN : 978−2−7499−2366−6