Lounja Charif a acquis une certaine notoriété grâce à La Maghrébine, un roman à inspiration autobiographique publié en 2010 par Franck Spengler aux Éditions Blanche. Depuis, ses activités littéraires se bornent à quelques contributions, entre 2010 et 2011, à des recueils thématiques parus chez le même éditeur : La Visiteuse de prison (in : Folies de femmes) et Le Diable par la queue (in : Transports de femmes). Outre cela, on trouve bien, ici et là, quelques annonces, ou plutôt des allusions, à des travaux de plus grande envergure – un roman historique Les nuées de sable, l’histoire « d’une danseuse Orientale, qui se trouve entraînée dans le tourbillon de la première guerre mondiale » [1]Lounja Charif dans une interview du 17 mars 2011 parue sur LADEPECHE.fr et Le Pacte d’Eros, roman dont on ne sait pas grand chose sauf ce qu’en révèle le court extrait [2]Toute information relative à ce projet a été retirée de la page en question, et même la Waybackmachine n’en conserve aucune trace. disponible sur le site de l’autrice, sans doute une suite des aventures de Lounja – mais ces textes-là restent à ce jour indisponibles sans qu’on sache si la recherche d’un éditeur s’est soldée par un échec ou si les textes sont tout simplement restés à l’état de projet.
La Maghrébine reste donc le seul roman disponible pour qui voudrait découvrir l’univers érotique de Lounja Charif, un univers qui oscille entre, d’un côté, les découvertes sexuelles de la protagoniste et, de l’autre, sa frustration et sa rage de se voir confrontée à un monde qui s’obstine à lui refuser l’égalité et le respect tout en essayant de la faire rentrer dans le moule des idées reçues à propos de sa sexualité :
« une Maghrébine… Qui ne pense qu’à sucer et se faire défoncer le cul, comme toutes les Maghrébines… » (chap. 7)
La protagoniste et son autrice se partagent un seul et même nom, et on peut affirmer sans courir de grands risques qu’il y a une part d’autobiographie dans ce récit dont Mme Charif dit, dans l’interview déjà citée avec LADEPECHE.fr, que « c’est le témoignage d’un vécu. » Mais attention pourtant, elle ne dit pas qu’il s’agit de son vécu, et elle continue de parler de son personnage à la troisième personne. Il serait donc plus prudent et sans doute plus juste de partir de l’idée que la protagoniste incarne de multiples aspects de l’expérience et de la condition féminines telles qu’elles ont été façonnées par une naissance et une adolescence au Maghreb, telles que des milliers de femmes la vivent au jour le jour. Lounja, héroïne de roman, serait donc une sorte de condensé d’existences individuelles, distillé par Lounja l’autrice, femme réelle avec ses expériences authentiques.
La Maghrébine, c’est donc, en partie au moins, le roman d’un parcours, d’un parcours fortement marqué par l’expérience érotique. Une expérience qui, servant de catalyseur à la protagoniste, l’a en quelque sorte réveillée. Une expérience déclenchée par un événement qui, par certains côtés, peut ressembler à s’y méprendre au viol (et qui trouve une contrepartie bien troublante dans le viol qui clôt la narration) et dont Lounja sort bouleversée : la rencontre, à l’occasion d’un vernissage, de deux hommes – qui lui sourient, lui offrent du champagne et finissent par se faire un festin de son corps. Rien n’y manque, à commencer par la pudeur de la femme offensée malgré elle, en passant par le chantage et la peur, pour aboutir à la réalisation – délicieuse – qu’elle vient d’assister à la naissance d’une Lounja nouvelle, d’une femme qui non seulement se sait capable de jouir et de faire jouir, mais qui réclame sa jouissance comme le droit qu’on lui a refusé pendant bien trop longtemps, quitte à se servir, comme d’un outil de sa libération, des pratiques dont on la croyait adepte par ses seules origines :
… la nouvelle Lounja venait de naître. […] Une Lounja qui voulait sucer. Une Lounja décidée à se faire sodomiser. (chap. 2, mise en relief par moi)
La découverte de sa sexualité, la volonté d’expérimentation, de pousser toujours plus loin, apparaît ici comme une volonté de s’arracher à ses origines, une sorte d’adolescence sociale et locale menant à l’émancipation de l’être humain décidé à se tailler sa propre existence, en tant qu’individu. Le récit de Lounja est par ce côté-ci un récit très moderne, évoquant le récit de la libération et de l’émancipation de l’individu, un récit qui se perpétue depuis la sortie du Moyen Âge et l’affranchissement d’une tradition pluriséculaire par la remise en question des autorités, expérience renouvelée par la Révolution française et la création du type de société dans lequel nous vivons toujours.
Pour ce qui est du côté de la sexualité, le lecteur est bien servi par les aventures de Lounja que celle-ci se plaît à raconter – voire à communiquer – avec une absence remarquable de toute pudeur. Et Lounja ne s’embarrasse pas outre-mesure de tout ce qui relève du domaine de la tendresse. Ses maris ne lui ont rien appris là-dessus, et elle réserve ses amants à d’autres plaisirs, à d’autres exigences, d’une nature beaucoup plus charnelle. Ça suce, ça se remplit la gorge, ça engloutit des couilles et des bites, ça baise et cela se laisse défoncer par tous les orifices à qui mieux mieux. Et le vocabulaire on ne peut plus clair est parfaitement en phase avec la gloutonnerie sexuelle de Lounja qui la revendique, ne l’oublions pas, comme sa façon à elle de s’affirmer une femme libre.
Aujourd’hui, on a l’habitude de voir des femmes écrire des textes érotiques, des femmes qui n’hésitent pas à appeler une chatte une chatte et qui savent manier une plume au moins aussi indécente que celle de leurs collègues masculins. Non, ce n’est pas la féminité qui dérange dans ce beau roman de Lounja Charif, mais la rage à fleur de peau, la haine qu’un tutoiement peut déclencher, des émotions qui, de par leur côté tranchant, n’ont rien de troubles, mais montent comme un soleil hivernal dans un ciel délavé de toute chaleur. Des émotions qui amènent pourtant les meilleurs instants du roman, des scènes délirantes qu’il faut savoir oser et dont j’imagine que ce sont celles précisément qui ont incité Franck Spengler à mettre la main sur ce texte d’une jeune inconnue, un texte qui, dans ses meilleurs instants, atteint à la force tellurique d’un tremblement de terre. Imaginez un peu la gueule que peut tirer un mari qui rentre à la maison, qui demande à sa femme ce qu’elle a fait de sa journée et qui s’entend répliquer qu’elle vient de passer
« dans le superbe loft d’un mec à qui j’ai sucé la queue pendant que son copain me défonçait par-derrière… » (chap. 2)
Et qui a ensuite droit à un récit circonstancié des déboires de sa femme entre les mains de deux étalons disposant d’un équipement et d’un savoir-faire des plus exceptionnels. Quelques pages plus loin, le lecteur ébahi assiste à la vengeance savamment orchestrée à l’encontre du même mari malheureux, vengeance par caméra et site de rencontre interposés. On peut se demander si c’est encore de l’érotisme ou plutôt une farce qui, par instants, prend des accents tellement amères que le lecteur perd l’envie de rigoler des mésaventures du cocu. Ces passages-là justifient à eux seuls la présence continue de La Maghrébine dans les bibliothèques des amateurs du genre.
Aussi sévère que soit cette vengeance, elle n’est pourtant que la plus belle expression d’un courant trouble qui traverse le texte entier, expression d’une rage et d’une frustration qu’inspire la conscience d’une perte irrécupérable, celle du temps volé, d’une jeunesse châtrée à laquelle on a nié la possibilité de la découverte des choses du sexe, comme si la vie elle-même avait été déracinée. Est-ce que c’est là qu’il faut chercher l’origine de l’obsession de Lounja, une obsession qui l’attire vers des queues toujours plus énormes, des queues qu’elle s’enfile jusqu’à la garde, qu’elle aspire dans son corps pour les maîtriser, les annihiler, dans un renversement hautement symbolique de la tauromachie qui scelle la victoire de la chair transpercée sur celle qui manie l’épée ?
Le récit du réveil de Lounja se termine par un viol, ramenant ainsi le texte sur lui-même en conduisant la narratrice aux sources de son apprentissage sexuel. Loin d’anéantir les effets de ce réveil, le deuxième viol déclenche la volonté d’écrire un livre, un livre
« D’enfant perdue dans la nuit fauve des villes à la recherche de tendresse, de reconnaissance, d’amitié et de chaleur humaine. » (cap. 20)
Cette quête est loin d’être accomplie, malgré les nombreuses victoires déjà rapportées par cette escrimeuse qui excelle au combat rapproché, et on peut se demander si la tendresse et la chaleur humaine sont plus consistantes qu’une chimère entrevue de loin, du fond de la nuit. Mais il ne faut pas oublier que cette même quête a déjà engendré un texte qui, pour ce qui est de sa sincérité, n’a rien à envier aux confessions sexuelles de Catherine M., et il serait intéressant de comparer les approches de ces deux femmes, la sincérité désintéressée de l’une qui prend des allures de procès verbal par rapport à celle engendrée par la rage, une sincérité qui ne cache pas la volonté de faire saigner ses victimes.
Lounja Charif
La Maghrébine
Éditions Blanche
ISBN : 978–2846285001

Références
↑1 | Lounja Charif dans une interview du 17 mars 2011 parue sur LADEPECHE.fr |
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↑2 | Toute information relative à ce projet a été retirée de la page en question, et même la Waybackmachine n’en conserve aucune trace. |