En-tête de la Bauge littéraire

Katy Axer, Vies en suspens

Vies en sus­pens de Katy Axer est le troi­sième titre de la col­lec­tion L’In­time – col­lec­tion diri­gée par Anne Bert et lan­cée par les Édi­tions NL il y a quelques mois seule­ment – à entrer dans la Bauge lit­té­raire, après Que sais-je du rouge à son cou d’Anne Bert, et Les Dérou­tés, texte signé Chris­tel Del­camp. Et je me réjouis, comme c’est le cas dans les col­lec­tions des édi­teurs numé­riques en géné­ral, de décou­vrir dans celle-ci aus­si des illustres incon­nus dont les textes valent la décou­verte par le grand public – quoi qu’en puisse pen­ser l’au­teur de Le Rouge et le Noir, trop heu­reux, semble-t-il, d’in­vo­quer ces sacrés hap­py few… Ce n’est pas que je me flatte d’entretenir des rela­tions sou­ter­raines avec les milieux ger­ma­no­pra­tins ou d’être une taupe de la grande presse et de ses maga­zines lit­té­raires pour nour­rir l’es­poir de don­ner un coup de pouce à des auteurs qui méritent de faire par­ler de leurs textes , mais chaque goutte compte, et je me réjoui­rais bien trop de voir un de ces auteurs per­cer pour me pri­ver de l’en­vie de rajou­ter la mienne à toutes celles qui fini­ront peut-être par faire crou­ler les digues, invi­sibles mais bien pré­sentes, qui, aujourd’­hui encore, empêchent les auteurs publiés en numé­rique de sor­tir des rangs et de se faire remarquer.

Vies en sus­pens, donc. C’est un roman qui a tout d’un mor­ceau de théâtre inti­miste, en très petit comi­té, qui se passe des grands décors d’o­pé­ra, de toute gran­di­lo­quence et des intrigues qui feraient le bon­heur des block­bus­ters hol­ly­woo­diens. Une poi­gnée de per­son­nages qui se croisent, que ce soit dans la vie ou par sou­ve­nir inter­po­sé, qui réflé­chissent, qui se pro­mènent dans les rues obs­cures de la Métro­pole, qui se font hap­per par la nuit et les brumes et qui vivent au bord du pré­ci­pice, entre­vu par­fois, pré­sent toujours.

Ce qui peut sur­prendre dans un roman dans lequel son édi­teur vou­drait dis­cer­ner un che­mi­ne­ment vers la lumière [1]Voir la qua­trième de cou­ver­ture, c’est l’om­ni­pré­sence hal­lu­ci­na­toire de la soli­tude et de la mort, une obs­cu­ri­té qui s’empare des per­son­nages, prête à les faire dévier pour mieux les englou­tir. Tous les per­son­nages sont impres­sion­nants dans la mesure où leurs pas­sages laissent des traces dans la mémoire du lec­teur qui les a croi­sés, les a entra­per­çus dans le noir de leurs chambres, au détour d’un sen­tier per­du dans les embruns de la côte, a assis­té à leurs ébats à peine audible der­rière la cloi­son. Que ce soit le soli­taire ano­nyme de la pre­mière par­tie qui se traîne à tra­vers ses jour­nées en suçant le moindre petit bruit pour se glis­ser dans la vie de celles et de ceux que, à lon­gueur de jour­née, il guette sans jamais se fati­guer ; que ce soit Emma, la femme bla­farde et délais­sée qui a per­mis de faire de son corps le repaire d’une morte vivo­tant à l’é­tat d’un ramas­sis mal vieilli de sou­ve­nirs ; que ce soit Éric, l’homme en noir qui passe à tra­vers la vie sans lais­ser de traces sauf les coups de griffes dans la chair de celles qui ont eu le mal­heur de lui rap­pe­ler, par quelque trait, son amour mort sui­ci­dé aux pieds de la falaise qui, avant, a été le témoin de leurs ébats. Tous ces per­son­nages sont frap­pés par le pas­sage de la mort, frap­pés du sceau indé­lé­bile de cette fata­li­té qui fait de nos par­cours de brèves excur­sions dans un ter­rain qui ne nous appar­tient pas. Et quel bon­heur que d’as­sis­ter aux pas­sages de cet Éric, pro­me­neur soli­taire, image presque arché­ty­pique du vam­pire enfer­mé dans le cer­cueil de ses rêves bri­sés, de noir vêtu, se nour­ris­sant de l’es­sence de la vie des autres, de leurs iden­ti­tés qu’il décom­pose pour en refaire l’i­mage d’une femme qu’il n’a su empê­cher de mou­rir. Grand ama­teur de lit­té­ra­ture noire, des contes qu’a engen­drés le roman­tisme gothique et noir des Rad­cliffe, Lewis, Byron et Poli­do­ri, des tableaux noc­turnes ali­men­tés par la fureur d’un Hoff­mann et des récits d’un Nodier dont les pro­ta­go­nistes se perdent dans les brumes d’un au-delà morne et pâle, je dois pour­tant dire que Katy Axer m’a sur­pris dans la mesure où je le croyais impos­sible de créer, aujourd’­hui encore, des per­son­nages qui, ali­men­tés par des racines plon­gées au cœur même de la terre de nos légendes, nour­ris à même les sources de ce Roman­tisme noir et effré­né, puissent rajou­ter des traits nou­veaux aux spectres d’an­tan, des per­son­nages ayant, eux aus­si, la part de mys­tère et de gran­deur – rajou­tée à la soif de l’é­chec – qu’il faut pour créer des mythes. Et croyez-moi, chers lec­teurs, je ne dis pas cela faci­le­ment, ayant sous la main les textes qui ont fait la gran­deur du XIXe siècle en lit­té­ra­ture. D’au­tant plus que le texte en ques­tion, Vies en sus­pens, pré­sente aus­si des fai­blesses que je ne suis pas près de pas­ser sous silence.

À lire :
Julie-Anne de Sée, Amuse-bouche et autres historiettes croustillantes

Ce que je reproche sur­tout au texte de Katy Axer, c’est une construc­tion quelque peu mal­ha­bile. Les tableaux que l’au­teure sait enchaî­ner sont autant de chefs d’œuvre et ne manquent pas d’une cer­taine gran­deur – il suf­fit pour s’en convaincre de lire la pre­mière par­tie, ce mono­logue du reclus (mais pen­sez donc à tous ces Moines, chers amis !) pri­son­nier de ses propres peurs non for­mu­lées, vivant comme en dehors des contraintes de la vie maté­rielle dans une sorte de pur­ga­toire qui se cache­rait au fond de nos immeubles tel­le­ment peu remar­quables, mais ô com­bien pro­pices à cacher les pires hor­reurs – mais il fau­drait peut-être appor­ter le même sou­ci du détail – visible quand l’au­teure fait par­ler le vent qui souffle sur la falaise mor­telle où rend vivant un appar­te­ment rien qu’en évo­quant les bruits qui hantent la tuyau­te­rie – à la construc­tion pour mieux relier les tableaux entre eux, pour faire de la gale­rie une suite où les pas­sants se sentent englou­tis par le ver­tige qui inexo­ra­ble­ment les attire vers la conclusion.

Vous savez peut-être, chers lec­teurs, que j’ai déjà eu l’oc­ca­sion d’ac­cueillir dans la Bauge des romans sau­vés, in extre­mis, par une fin qui fai­sait oublier les défauts et les fai­blesses. Mais que faire d’un texte gran­diose, un texte qui fait jubi­ler, mais doté d’une fin qui ne passe que dif­fi­ci­le­ment ? C’est peut-être moi avec mes goûts démo­dés qui me font éter­nel­le­ment reve­nir en arrière, vers cet inou­bliable XIXe siècle, mais j’au­rais mieux aimé une conclu­sion dif­fé­rente. Une conclu­sion qui – jus­te­ment – n’en est pas une, reje­tant les per­son­nages – et le lec­teur avec eux – vers un éter­nel com­men­ce­ment, une souf­france éter­nel­le­ment renou­ve­lée où notre condi­tion s’é­crase sous les pieds de celles et de ceux qui tournent en rond autour des citernes pour y pui­ser l’eau de la dou­leur. Vous m’en direz peut-être des nou­velles, lec­teurs futurs ? Je serais heu­reux de vous accueillir ici pour par­ta­ger vos impres­sions et dis­cu­ter à pro­pos de cette fin qui me paraît, à moi, bien insipide.

À lire :
Anne Bert, Que sais-je du rouge à son cou ?

Vies en sus­pens, c’est néan­moins un texte qui pro­met de la gran­deur, une gran­deur qu’on peut déjà sen­tir pal­pi­ter, au fond des tableaux et des exis­tences qui s’y meuvent, per­cep­tibles, à fleur de peau, cou­vant dans les détails du décor et les consciences qui s’in­ter­rogent. Sou­hai­tons à l’au­teure de trou­ver très bien­tôt l’oc­ca­sion d’exer­cer son talent et de faire un pas sup­plé­men­taire vers cet accom­plis­se­ment imper­cep­tible qui fait de la lit­té­ra­ture – un art. En atten­dant, je me per­mets de vous conseiller à vous tous de lire ce petit texte pour vous faire une idée ce ce qu’est une auteure qui a tout pour faire une différence.

Katy Axer
Vies en sus­pens
Édi­tions NL
ISBN : 9782897178468

Réfé­rences

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1 Voir la qua­trième de couverture