En-tête de la Bauge littéraire

Johann Zar­ca, Phi Prob

Il y a des plon­gées qui mènent vers des fonds où la lumière n’est plus qu’un loin­tain sou­ve­nir, et il y a des aven­tures dont on sait d’a­vance qu’on n’en revien­dra pas indemne. Et puis, il y a des textes comme des expé­di­tions au cœur de la nuit, qui embarquent le lec­teur en lui deman­dant de tout lâcher, de se rendre corps et âme à celui qui pilote l’embarcation sinistre qui pue le soufre et la car­casse en pleine décom­po­si­tion. Des textes comme ceux de Johann Zar­ca dont il importe désor­mais de faire connaître le nom comme celui d’un noir magi­cien qui sait faire par­ler la boue, qui confère une voix à l’ab­jec­tion et à tout ce qui bouge dans l’ombre, le saint patron de la ver­mine à laquelle on aime­rait reti­rer la qua­li­té d” « humain » dans le vain espoir de blan­chir l’es­pèce et de rendre l’exis­tence un peu plus supportable.

Avant d’a­bor­der le der­nier roman de celui qui s’est taillé une répu­ta­tion en endos­sant la peau et le sobri­quet d’un de ses per­son­nages, le Mec de l’Un­der­ground, une mise en garde s’im­pose : Cher lec­teur, si tu es de la race de ceux qui aiment se for­ger un bou­clier de leurs illu­sions, qui s’obs­tinent à croire l’être humain « per­fec­tible » voire fon­ciè­re­ment bon, et qui refusent d’al­ler au bout de la reven­di­ca­tion de Térence, il vau­drait sans doute mieux aller voir ailleurs. Tu pas­se­ras, certes, à côté d’un bon mor­ceaux bien sai­gnant de lit­té­ra­ture, mais ta conscience res­te­ra au chaud, ber­cée par l’i­gno­rance de la céci­té. À toi, ô lec­teur, de choi­sir. Quoi qu’il en soit, tu auras été averti.

Pour son deuxième roman, Phi Prob, Johann Zar­ca a choi­si de tro­quer le ter­rain fami­lier de Paname et du Bois de Bou­bou contre la cha­leur tro­pi­cale de Bang­kok et de Pat­taya, une cha­leur qui se nour­rit de la cor­rup­tion des chairs et des consciences, un uni­vers qui four­mille de créa­tures au moins aus­si obs­cures et fan­tasques que celles qui hantent les sou­ter­rains du Mec de l’Un­der­ground et du Boss de Bou­logne. Phi Prob raconte les der­niers jours de Jeff, un fran­çais expa­trié  qui s’est ins­tal­lé à Bang­kok, y est tom­bé dans les filets d’une pute qu’il suit dans sa pro­vince pour l’é­pou­ser avant de la perdre à Prob, un « Phi », une sorte de para­site aux allures de fan­tôme qui, non content de ron­ger ses « enve­loppes », les culbute dans un uni­vers où la haine et la rage meur­trières règnent en maî­tresses et où l’homme se voit condam­né aux pires exac­tions envers ses sem­blables. Sa femme une fois morte, c’est à Jeff de four­nir la pro­chaine demeure à Prob qui s’ins­talle, non sans dégoût, dans un corps déjà abî­mé par la vie. Pous­sé désor­mais par la faim inex­tin­guible de Prob et la soif obses­sion­nelle de sang que sa pré­sence fait naître, Jeff par­court la ville noc­turne avec ses blow­job bars et autres hyper-mar­chés du sexe, une expé­di­tion ryth­mée par les reven­di­ca­tions effrayantes de Prob qui demande à se nour­rir de la ter­reur des vic­times immo­lées par Jeff, deve­nu l’ou­til d’une croi­sade san­gui­no­lente contre l’hu­ma­ni­té : « La haine ! La fureur ! La rage ! » La pré­sence de Jeff agit comme un coup de pro­jec­teur qui arrache des détails cau­che­mar­desques à l’obs­cu­ri­té de Bang­kok et révèle la pré­sence des mêmes créa­tures qui, après avoir ins­pi­ré les pein­tures de Jérôme Bosch, auraient déci­dé de se payer un trip dans la jungle. Une jungle où l’an­goisse et la ter­reur sont les sage-femmes d’une haine assas­sine arra­chée à des entrailles ron­gées par la ver­mine. Un endroit tout aus­si fan­tasque que celui des tableaux qu’on file contem­pler dans les meilleurs musées et dont on aime se dire qu’ils ne sont qu’i­ma­gi­naires. Sans réa­li­ser que c’est jus­te­ment l’i­ma­gi­na­tion qui est seule capable de créer les enfers mul­tiples où cha­cun s’en­fonce à sa manière, jus­qu’à perdre pied et se noyer dans ses propres excrétions.

À lire :
Johann Zarca, Le Boss de Boulogne

Tout est cou­ru d’a­vance dans ce mor­ceau de lit­té­ra­ture van­dale, terme for­gé dans l’es­poir de ran­ger sous un toit quel­conque des textes en véri­té amoks. La route de Jeff est toute tra­cée, il n’y a pas le moindre espoir de le voir s’en sor­tir, et la seule ques­tion que puisse encore se poser le lec­teur est de savoir si Jeff pour­ra cre­ver avant d’a­voir cro­qué la chair humaine sans cesse récla­mée par le com­pa­gnon infer­nal de ses der­niers jours. Per­sonne ne sau­rait donc être sur­pris par le dénoue­ment ou la des­cente aux enfers du pro­ta­go­niste, mais l’en­tière hor­reur du périple où le lec­teur vient de s’embarquer se révèle quand celui-ci se rend compte, peu à peu, que le véri­table para­site, ce n’est pas un fan­tôme quel­conque des forêts de l’ex­trême-orient, mais bien la parole de Zar­ca, la parole à laquelle celui-ci a confé­ré une vie à part et qui mine, qui creuse des gale­ries sou­ter­raines et qui finit par cor­rompre la chair et l’es­prit où elle fait pous­ser le dégoût et la haine du genre humain. La parole qui vient de s’ins­tal­ler pour res­ter et pour indi­quer au plus rechi­gnant l’é­ten­due de la signi­fi­ca­tion de la célèbre réplique : Homo sum, huma­ni nihil a me alie­num puto - Je suis un homme, et rien de ce qui est humain m’est étranger.

Johann Zar­ca
Phi Prob
Don Qui­chotte édi­tions
ISBN : 978−2−35949−450−1