Léa Rivière, À volonté

On a pu dire, à pro­pos de À volon­té, court roman de Léa Rivière, que c’é­tait « un livre sur la sexua­li­té des bipo­laires » [1]Marie Minel­li dans un article paru le 2 novembre 2014 sur Le Plus. N’é­tant pas méde­cin et encore moins psy­chiatre, je vais évi­ter de don­ner un diag­nos­tic, mais il me semble qu’il faut abor­der ce texte par un côté dif­fé­rent, à savoir celui de la déme­sure bou­li­mique, de la pul­sion qui pousse à vou­loir s’ap­pro­prier la vie des autres, se glis­ser dans la peau de n’im­porte quel per­son­nage qu’on croise, à l’ins­tar de ces êtres mys­tiques qui puisent leur immor­ta­li­té dans la force vitale d’au­trui. Sauf que l’is­sue de ce texte-ci donne sur d’autres univers.

L’a­vant-pro­pos du roman contient un pas­sage qui, en décri­vant les symp­tômes de la mala­die dont souffre la nar­ra­trice, est la défi­ni­tion même du vampirisme :

« Une faim de vivre, une soif de tout, une envie de dévo­rer la vie et tout ce qu’elle peut appor­ter. » [2]Léa Rivière, À volon­té, Paris 2014, p. 7

Oui, effec­ti­ve­ment, une soif de tout… Une soif qui n’est pour­tant pas assou­vie par le sang, ce serait trop facile, non ? Mais de quoi peut bien se nour­rir une per­sonne qui lance à la figure de ses lec­teurs qu’elle a « faim de vie, […] faim des hommes [qu’elle] ren­contre » [3]p. 8, sans aller jus­qu’à com­mettre des meurtres ? Parce que les fan­tômes qui se changent en brouillard ou en chauve-sou­ris et qu’on n’at­teint pas avec les moyens de l’é­tat de droit, c’est du domaine des contes de fées et des cau­che­mars bal­ka­niques. La réponse s’im­pose : elle doit se bor­ner à se nour­rir de fan­tasmes. Dont cer­tains se réa­lisent, avec des gens croi­sés à l’im­pro­viste, et dont la pro­ta­go­niste est tom­bée amou­reuse au moment de les avoir croi­sés, dans une déme­sure qui va de pair avec celle de sa faim. Parce que l’a­mour s’ap­pa­rente à l’en­vie de s’in­gé­rer l’autre, de le pri­ver de son exis­tence indé­pen­dante pour le faire vivre au fond de ses propres entrailles. Le sou­ve­nir de faits divers inquié­tants sur­git à la lec­ture de ces lignes, comme celui du « can­ni­bale de Roten­burg » en Alle­magne qui a défrayé les chro­niques il y a à peine cinq ans, parce qu’il a pré­ci­sé­ment vou­lu sor­tir des limites du fantasme…

À lire :
Christophe Siébert, Chaudasse

Jus­tine ne va pas aus­si loin et elle doit trop sou­vent res­ter sur sa faim, comme dans l’é­pi­sode où son amant (et futur mari) lui pose un lapin en annu­lant, à la der­nière minute, un ren­dez-vous. La voi­là « épi­lée, habillée, maquillée, coif­fée, apprê­tée, exci­tée » [4]p. 84, mais sur­tout – frus­trée. S’en­suit un entracte avec comme pro­ta­go­nistes quelques tasses de thé et plu­sieurs « lots de bis­cuits type Prince de Lu, ver­sion low cost » [5]p. 85, entracte tel­le­ment écœu­rant qu’on a mal au  ventre rien qu’en lisant. Mais Jus­tine ne fait que payer le prix de sa rete­nue, de se résis­tance en fin de compte. Et son corps et sa psy­ché réagissent, sa peau se couvre d’ec­zé­mas qu’elle gratte jus­qu’au sang, sa faim s’exa­cerbe, le désordre s’ins­talle dans sa vie, un désordre qui se mani­feste jusque dans l’a­gen­ce­ment des cha­pitres de son jour­nal (que le roman est cen­sé repro­duire) et qui l’a­mène à fuir sa famille, à négli­ger ses filles, à pas­ser entre des mains tou­jours plus crades.

Le lec­teur est mal à l’aise dans son rôle de témoin réduit au silence, témoin impuis­sant qui assiste au bal­let funèbre qui se déroule dans un décor des plus bour­geois. Com­ment, de l’ex­té­rieur, devi­ner les abîmes qui se creusent der­rière la façade de cette famille dont les appa­rences n’ont rien qui puisse cho­quer ? Et pour­tant, ils sont bien là, ces abîmes, à l’a­bri des regards qui n’in­ter­rogent pas, et on a peur à force de regar­der Jus­tine les frô­ler de trop près. On finit par attendre comme une évi­dence l’ins­tant où le ver­tige s’empare de tout ce petit monde, et on n’est fina­le­ment pas sur­pris de tout voir sombrer.

La voix de Jus­tine, on s’en rend compte sur le tard, est donc une de celles qui se pro­longent par-delà la tombe, une de plus qui fait reten­tir la lit­té­ra­ture fran­çaise habi­tuée depuis long­temps à entendre les témoi­gnages de ceux qui sont morts. On sort de ce texte comme d’un cau­che­mar, mais on aime­rait savoir si l’hor­reur est bien res­tée de l’autre côté des portes dont par­lait Vir­gile ou si elle a pu sour­noi­se­ment se glis­ser dans la vie en emprun­tant les portes – de corne…

À lire :
Alexis SZ, Moi l'indien

Je me suis bor­né à inter­ro­ger un seul aspect de ce texte, assez court par le nombre de ses pages, mais plein de pistes qui guident le lec­teur loin de son petit coin confor­table. À volon­té, cela s’ap­plique aus­si au nombre de ques­tions qu’on pour­rait adres­ser au roman de Léa Rivière, comme par exemple celle de savoir qui, au juste, est Soren, cet ami intime dont la mort a lais­sé une lacune qu’il fal­lait com­bler, lacune où s’est ins­tal­lé AL, ce conden­sé ecto­plas­ma­tique du désordre dont est atteinte la pro­ta­go­niste. Quel rôle est celui de l’Art dans un roman dont la pro­ta­go­niste est, après tout, une pia­niste douée qui a dû renon­cer à cette voca­tion-là à cause des médi­ca­ments qui font trem­bler ses mains. La créa­ti­vi­té qui n’ar­rive pas à s’ex­pri­mer, qui reste enfer­mée dans un corps impuis­sant, là aus­si il y a une faim pri­vée de nour­ri­ture. Quoi qu’il en soit des ques­tion qu’il faut poser et des réponses qu’il reste à trou­ver, je salue la pers­pi­ca­ci­té de celui qui, chez Blanche, a su débus­quer une auteure dont on n’au­ra pas fini de parler.

PS – Van­da Spen­gler mérite une men­tion spé­ciale pour la pho­to de cou­ver­ture, pho­to qui non seule­ment tranche de façon radi­cale avec les cou­ver­tures sou­vent assez quel­conque voire vul­gaires qu’on a pris l’ha­bi­tude de voir s’af­fi­cher sur les titres de chez Blanche (un beau spé­ci­men est celui qui défi­gure le texte que j’ai reçu en même temps que celui de Léa Rivière, Club Pri­vé), mais qui illustre si bien le pro­pos de ce petit texte aux inter­ro­ga­tions multiples.

Léa Rivière
À volon­té
Édi­tions Blanche
ISBN : 978–2846283540

Léa Rivière, À volonté
Cré­dit pho­to­gra­phique : Van­da Spengler

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Marie Minel­li dans un article paru le 2 novembre 2014 sur Le Plus
2 Léa Rivière, À volon­té, Paris 2014, p. 7
3 p. 8
4 p. 84
5 p. 85
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

Commentaires

Une réponse à “Léa Rivière, À volonté”

  1. Bon­soir Thomas,

    Je par­tage votre point de vue sur la cou­ver­ture : effec­ti­ve­ment elle sort de l’or­di­naire. J’aime bien ;-) !