En-tête de la Bauge littéraire

Jean-René Hugue­nin, La côte sau­vage et les héros romantiques

Les pre­mières lignes de La côte sau­vage, seul roman de Jean-René Hugue­nin, publié en 1960, pour­raient être celles d’un roman d’hor­reur ou encore d’un polar :

Il s’est appro­ché dans le soir sans qu’elle l’en­tende, et il s’ar­rête à quelques pas, rete­nant son souffle. Sou­dain elle se retourne ; il se glisse der­rière un chêne. (p. 7)

Et pour­tant, il s’a­git des retrou­vailles d’une sœur et de son frère, le soir du retour de celui-ci après deux ans de ser­vice mili­taire en Algé­rie. Aus­si, la peur, cette fois-ci, se chan­ge­ra-t-elle en sou­rire, mal­gré le décor qui, lui aus­si, ne serait pas dépla­cé dans un texte d’Anne Rad­cliffe ou de Horace Wal­pole : un hibou, des bruits dans le noir, le manoir avec son décor de lierre indis­pen­sable, une sil­houette inquié­tante : « une ombre immense, debout en haut des marches du per­ron, les bras en croix » (p. 8).

Ces quelques lignes donnent le ton de ce court roman qui, par cha­pitres entiers, mal­gré l’am­biance esti­vale sur les plages, les vastes éten­dues marines et les nom­breuses excur­sions entre amis, res­semble à un huis clos entre les deux pro­ta­go­nistes, Anne et Oli­vier, sœur et frère dont la rela­tion se révèle être un loin­tain écho, à un siècle et demi de dis­tance, de celle d’A­mé­lie et de René. Huis clos qui n’a rien pour­tant d’une inti­mi­té bien­ve­nue mais qui se déroule dans une ambiance étouf­fante éma­nant des murs du vieux manoir fami­lial ou de ceux d’une chambre d’hô­tel, qui monte des rochers sur les­quelles on s’al­longe pour prendre un bain de soleil et du sable mouillé et mal­sain de l’île de Griec qui menace d’en­glou­tir le visi­teur trop hardi.

Les ori­gines roman­tiques des héros

Géricault, Le Giaour
« L’être mau­dit qui che­vauche en com­pa­gnie du Giaour… »

Dans cette inti­mi­té néfaste se jouent des drames, et leurs héros nous sont légués, dans une lignée directe, par les cou­rants roman­tiques du XIXe siècle. Anne, elle a tout d’une Amé­lie moderne, et si elle ne prend pas le voile – expres­sion et acte tom­bés hors du temps – pour échap­per aux sen­ti­ments troubles et aux ten­ta­tions, elle songe pour­tant à s’en­fuir très loin. Le mariage qu’elle annonce si brus­que­ment à son frère, à la façon de ceux qui se savent trop faibles et qui essaient d’y remé­dier par la bru­ta­li­té de leurs pro­pos, n’est que la ten­ta­tive de pla­cer un mur entre elle et Oli­vier. Et si le fian­cé qu’elle s’est choi­si n’est pas celui des reli­gieuses, il porte quand même le nom de la pierre sur laquelle repose l’É­glise. Et ne passe-t-elle pas, elle aus­si, à l’i­mage du sacri­fice d’A­mé­lie lors de la céré­mo­nie de ses vœux, par le tom­beau, quand elle cède à son frère qui lui demande de « jouer au mort » comme pen­dant les jeux de leur enfance ?

Oli­vier, de son côté, appa­raît comme un alliage entre la famille des René, affli­gés du mal de siècle, grands han­teurs des bois et des landes noc­turnes, à la recherche éter­nelle d’un mal­heur qui par­fois tarde trop à frap­per, et celle des noirs héros conju­rés par un Byron ou un Sto­cker qui, eux, décident de pas­ser à l’acte, com­pa­gnons fidèles du mal. Oli­vier, c’est celui qui vient du dehors pour se glis­ser dans la chambre et le lit de sa sœur, guet­tant au fond de la nuit, le vam­pire qui existe dans les ténèbres, né sous la plume de Sto­cker, dont il rap­pelle la créa­ture par plus d’un trait, d’une façon par­fois presque trop évi­dente : la peur des miroirs, le voi­si­nage des « enfants de la nuit », le sang qu’il suce à même l’é­paule de sa sœur et le soleil qui lui « fait mal aux yeux » (p. 102). Oli­vier, c’est la pâle incar­na­tion de tous ceux qui se sont brû­lés au soleil noir, sorte de loin­tain des­cen­dant de René au XXe siècle, pro­me­nant son vague à l’âme et l’a­mour inter­dit dans la Bre­tagne de son illustre pré­dé­ces­seur, et en même temps l’être mau­dit qui che­vauche en com­pa­gnie du Giaour et qui, des confins du monde, revient détruire ceux qu’il aime :

À lire :
William K. Rhett, Jeune fille au pair

But first, on earth as Vam­pire sent,
Thy corse shall from its tomb be rent :
Then ghast­ly haunt thy native place,
And suck the blood of all thy race ;
There from thy daugh­ter, sis­ter, wife,
At mid­night drain the stream of life ; [1]« Mais d’a­bord ton corps sera arra­ché à sa tombe, et tu seras envoyé sur la terre sous la forme d’un vam­pire, pour appa­raître, spectre hor­rible, dans ton pays natal, et y sucer le sang de toute la … Conti­nue rea­ding (mise en relief par moi)

L’es­pace dyna­mi­sé de Jean-René Huguenin

Courbet, La falaise d'Etretat après l'orage (librement interprétée)
Cour­bet, La falaise d’E­tre­tat après l’o­rage (libre­ment interprétée)

Cette ascen­dance des pro­ta­go­nistes, Jean-René Hugue­nin l’é­voque avec la même éton­nante par­ci­mo­nie des moyens que celle qu’il uti­lise pour la des­crip­tion et la mani­pu­la­tion des espaces. Et c’est peut-être là ce qui rend la lec­ture de ce roman si inou­bliable, cette évo­ca­tion, d’un côté, des vastes éten­dues au-des­sus de la mer, à peine esquis­sées, ponc­tuées par des falaises d’où les regards plongent vers l’ho­ri­zon pour s’y confondre dans la brume, et, de l’autre côté, une dyna­mi­sa­tion de ce vide entre terre, mer et ciel, qui, grâce aux seuls pas­sages en gros plan, retrouve la dimen­sion humaine où se joue le drame d’Anne et d’O­li­vier dans un tête-à-tête au milieu des élé­ments. Le meilleur exemple en est sans doute la scène de l’en­lè­ve­ment d’Anne avec son jeu magis­tral de pers­pec­tives : Oli­vier esca­lade une falaise où Anne s’est cachée dans une sorte de chasse au tré­sor. Arri­vé en haut « il res­ta d’a­bord cou­ché sur le dos, les yeux au ciel. » (p. 113). Très vite pour­tant, cette vue au grand angle est rem­pla­cée par un plan de plus en plus rap­pro­ché des détails : Anne assise sur un block­haus alle­mand, sa robe rouge, les bou­tons, la bou­ton­nière ouverte (p. 113). On croit entendre le bour­don­ne­ment de l’ob­jec­tif qui zoome. Ensuite, c’est, après la des­cente de la falaise, la tra­ver­sée en barque vers l’île de Griec, où l’o­céan, qu’on pour­rait voir si Oli­vier consen­tait seule­ment à lever les yeux, se réduit à une « crique [rem­plie] d’une eau verte et pro­fonde, la mer », pour ensuite être rem­pla­cé par le jeu des vagues visua­li­sé par une « boîte rouillée, sans cou­vercle [qui] monte et redes­cend sur le sable. » (p. 115). On dirait que l’o­céan res­pire. Et cette res­pi­ra­tion, on la retrouve effec­ti­ve­ment pen­dant la tra­ver­sée, où les chan­ge­ments de pers­pec­tives sont ryth­més par le souffle du rameur, dont l’al­lure angois­sante place le séjour sur l’île sous des signes lugubres, avant même d’être arrivé :

Elle se tait ; il se penche. Les genoux d’Anne – les nuages dans le ciel. Les genoux d’Anne – les nuages dans le ciel. Les genoux d’Anne, le bord retrous­sé de la robe mouillée – le ciel (p. 116)

Loin d’être un exploit pure­ment tech­nique, ces jeux de pers­pec­tives créent des espaces iso­lés, des îlots où l’i­so­la­tion n’est pas seule­ment celle des murs, de pierre ou de ténèbres, mais celle des bar­rières infran­chis­sables. C’est l’ex­pé­rience d’Anne sur « une des col­lines de la ville d’Ys » (p. 116), han­tée par les vieux démons de l’in­ceste, et c’est l’ob­ses­sion d’O­li­vier, à savoir celle de s’en­fer­mer avec sa sœur, que ce soit dans la vieille chambre d’hô­tel de Lan­ne­lec, dans la chambre d’Anne au manoir où il se glisse, la nuit, par la fenêtre, dans la cabine de l’au­to, ou encore – au milieu de nulle part.

À lire :
La France profonde

L’art de Jean-René Hugue­nin est celui, rare, qui puise sa force pré­ci­sé­ment dans l’u­sage par­ci­mo­nieux de ses moyens. Des moyens qui, avec les chan­ge­ments de pers­pec­tives et l’u­sage « visuel » des objets, rap­pellent ceux du ciné­ma. On aurait aimé savoir quel genre de lit­té­ra­ture un tel savoir-faire aurait pu pro­duire. Un acci­dent de voi­ture en a déci­dé autre­ment, un jour de sep­tembre, sur l’autre ver­sant de l’é­té. Mais le petit bout qu’il nous a légué laisse des traces indé­lé­biles. Ce livre est pour vous, lec­teurs har­dis, si tou­te­fois vous n’a­vez pas peur des cica­trices – ou du vertige.

Jean-René Hugue­nin
La côte sau­vage
Seuil
ISBN : 9782021300079

Remarque : Cette lec­ture m’a été ins­pi­rée par un article de Juan Asen­sio, dont la Zone est un immense réser­voir de décou­vertes, et dont les articles sont comme un coup de tem­pête dans l’air stag­nant de la Répu­blique des Lettres.

Réfé­rences

Réfé­rences
1 « Mais d’a­bord ton corps sera arra­ché à sa tombe, et tu seras envoyé sur la terre sous la forme d’un vam­pire, pour appa­raître, spectre hor­rible, dans ton pays natal, et y sucer le sang de toute la race ; là, à l’heure de minuit, tu vien­dras boire la vie de ta fille, de ta sœur, de ta femme… »