L’Ap­pel des 451 ou le besoin de taper de celui qui a peur

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Je viens de décou­vrir l”« Appel des 451 », suite à la lec­ture de l’ar­ticle paru ce matin dans le blog de Jeff Balek, et je ne peux pas gar­der le silence face à cer­tains sous-enten­dus de ce texte.

Autodafé le 10 mai 1933
L’Al­le­magne nazie brûle ses livres : l’au­to­da­fé du 10 mai 1933

Avant de nous y atta­quer, par­lons quand même un peu du titre. Il se rap­porte, comme les auteurs l’ex­pliquent eux-mêmes dans leur pré­sen­ta­tion, au livre de Ray Brad­bu­ry, Fah­ren­heit 451, ce qui désigne la tem­pé­ra­ture à laquelle brûlent les pages d’un livre (232,8° C pour les non-ini­tiés). Ils placent donc leur appel dans un contexte où l’on parle de dic­ta­ture et d’au­to­da­fé, ce qui évoque tout de suite la dic­ta­ture nazie qui, quelques semaines après avoir sai­si le pou­voir en Alle­magne, a pro­cé­dé, le 10 mai 1933, à des auto­da­fés un peu par­tout dans le pays. Un contexte donc des plus noirs, qui place d’en­trée de jeu les signa­taires du côté des bons qui s’é­rigent en bou­clier contre l’Em­pire du Mal.

Si ensuite les signa­taires relèvent bien enten­du quelques points valides, comme la pré­ca­ri­té dans cer­tains sec­teurs du cultu­rel, la sépa­ra­tion tou­jours pous­sée plus loin des acti­vi­tés, l’o­li­go­pole qui par­tage le mar­ché du livre entre des acteurs de moins en moins nom­breux, l’om­ni­pré­sence de la logique mar­chande, le texte pèche, dès le pre­mier para­graphe, par un cer­tain flou. Qu’est-ce qui amène les auteurs à consta­ter, par exemple, une « dégra­da­tion accé­lé­rée des manières de lire » ? Les argu­ments manquent, et on ne peut décem­ment consi­dé­rer comme tel le « sen­ti­ment com­mun », invo­qué pour jus­ti­fier l’ef­fort entre­pris en commun.

Le lec­teur atten­tif se demande bien­tôt si les signa­taires de l’ap­pel n’ont pas cédé à trop de faci­li­té en dia­bo­li­sant la côté éco­no­mique du mar­ché du livre, et en tapant aveu­glé­ment sur tout ce qui est nou­veau et risque de chan­ger les pro­cé­dés éta­blis et tel­le­ment fami­liers, chan­ge­ment per­çu d’emblée comme nui­sible. On se croit trans­por­té dans des temps révo­lus quand on entend invo­quer un argu­ment comme celui du rem­pla­ce­ment du tra­vail humain par la tech­no­lo­gie. Certes, on peut en par­ler, comme on peut par­ler de tout, mais quelle perte de temps. C’est un com­bat per­du d’a­vance, et au lieu de déplo­rer le pro­grès, la socié­té tire­rait de plus grands avan­tages (pour ne pas dire pro­fits) d’une inter­ro­ga­tion qui por­te­rait sur une meilleure uti­li­sa­tion des tech­no­lo­gies issues du pro­grès. Aujourd’­hui, et grâce à de nou­veaux moyens de com­mu­ni­ca­tion à l’é­chelle mon­diale, n’im­porte quel auteur est capable de pro­duire son livre, et de le pro­po­ser à d’é­ven­tuels lec­teurs. Il y a déjà des sec­teurs où ces auteurs auto-édi­tés ont réus­si à se tailler un gros part de mar­ché et à s’as­su­rer des reve­nues consi­dé­rables. C’est une véri­table amé­lio­ra­tion (et quel enri­chis­se­ment cultu­rel !) quand même par rap­port à une situa­tion où tout le monde dépen­dait du bon vou­loir d’un édi­teur et de ses comi­tés de lec­ture. Pour­quoi donc taire les avan­tages liés au pro­grès ? Et pour­quoi pas­ser sous silence le fait que le prix des ebooks, notam­ment quand il s’a­git de ceux d’un pure player, est net­te­ment infé­rieur à celui des ver­sions impri­mées ? Ce qui pour­rait appor­ter un sacré coup de pouce quand même à la démo­cra­ti­sa­tion de la culture. Dans le même registre, l’om­ni­pré­sence des smart­phones et des tablettes fait, depuis un cer­tain temps, fleu­rir le pay­sage du monde de l’é­di­tion numé­rique, où de petits édi­teurs donnent la parole à un essaim de jeunes auteurs dont cer­tains arrivent à s’im­po­ser mal­gré l’ab­sence de gros bud­gets de mar­ke­ting [1]Est-il néces­saire d’in­vo­quer le célé­bris­sime exemple des 50 Shades ?. De nou­veaux contacts se tissent entre auteurs et lec­teurs et ceux-ci n’ont plus besoin d’at­tendre que passe le manège, une fois tous les ans, des grosses têtes de la lit­té­ra­ture à deux sous pour se ran­ger comme le bétail dans des salles bon­dées et entendre fuser la parole cen­sée les illu­mi­ner. Avant de défi­ler devant la dite grosse tête pour lui faire dédi­ca­cer le livre tout récem­ment acquis – au prix fort, bien-entendu.

À lire :
Thomas Galley, Les aventures intimes de Nathalie

À mesure qu’on avance dans la lec­ture de l’Ap­pel, on com­prend ce qui fait vrai­ment bou­ger les signa­taires : la dis­pa­ri­tion de l’ob­jet livre, per­çue comme pos­sible (comme il y a dix ou vingt ans déjà) par la menace de l’é­di­tion numé­rique. Ils vont même jus­qu’à dire qu’ils ne peuvent « réduire le livre et son conte­nu à un flux d’informations numé­riques et cli­quables ad nau­seam  » et à clai­re­ment énon­cer qu” « un fichier de don­nées infor­ma­tiques télé­char­gées sur une tablette ne sera jamais un livre. » Tout est tou­jours une ques­tion de défi­ni­tion, et si quel­qu’un per­siste à consi­dé­rer qu’un livre est bien l’ob­jet fait de papier, de colle et d’encre, je ne m’y oppo­se­rai pas. Je me conten­te­rai de lui répondre qu’un livre existe prin­ci­pa­le­ment comme sup­port du texte qu’il aide à véhi­cu­ler. Pen­dant des siècles, et prin­ci­pa­le­ment depuis l’in­ven­tion de Guten­berg, le livre a rem­pli ce rôle. Mais est-ce qu’il ne fau­drait pas saluer un sup­port qui fasse encore mieux cir­cu­ler les idées ? Aujourd’­hui, ce sup­port nou­veau, c’est bien le numé­rique. Et c’est pré­ci­sé­ment ici qu’on touche au  péché ori­gi­nel des signa­taires, de ne pas savoir (vou­loir ?) sépa­rer le texte de son sup­port. Obnu­bi­lés par l’ob­jet char­gé de l’au­to­ri­té de son pas­sé glo­rieux, ils oublient l’im­por­tance pri­mor­diale du texte qui seule jus­ti­fie la pré­sence du sup­port. Il est dom­mage de voir tant d’éner­gie employée à faire ren­trer le génie dans la bou­teille, au lieu de réflé­chir aux moyens de rendre la com­mu­ni­ca­tion encore plus effi­cace, et aux nou­veaux ser­vices dont pour­raient pro­fi­ter les acteurs du numérique.

L'adoration du veau d'or
Les Fous ado­rant le veau d’or

Au lieu de voir nos cam­pagnes enva­hies par de nou­velles bandes de lud­dites, on aurait pu attendre, de la part d’hommes et de femmes qui se consi­dèrent sans doute comme culti­vés, une ana­lyse sereine de ce qui se passe, fai­sant la part de ce qui va bien et de ce qui va mal, et qui prenne en compte les atouts des tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion, les nou­velles façons d’é­cri­ture et de lec­ture, et les rap­ports rap­pro­chés qui se déve­loppent entre les écri­vains et les lec­teurs. Dom­mage qu’ils se contentent d’é­ri­ger l’ob­jet livre en veau d’or, à l’en­cen­ser d’ar­gu­ments peu recher­chés et à chan­ter à tue-tête le refrain du « bon vieux temps ».

À lire :
O tempora - o mores

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Est-il néces­saire d’in­vo­quer le célé­bris­sime exemple des 50 Shades ?
La Sirène de Montpeller

Commentaires

3 réponses à “L’Ap­pel des 451 ou le besoin de taper de celui qui a peur”

  1. La ques­tion n’est pas tant celle des livres que celle des textes, et le dan­ger plus que le « numé­rique », les deux ou trois monstres se met­tant en place autour.
    Il est essen­tiel de com­prendre qu’un nou­veau rôle est néces­saire autour des biblio­thèques personnelles :
    http://iiscn.wordpress.com/2011/05/15/concepts-economie-numerique-draft/
    Et pour­quoi pas sor­tir une bonne fois pour toute du viol ATROCE de l’adjectif vir­tuel depuis les nine­ties par là :
    http://iiscn.wordpress.com/about/

    1. Bon­jour et mer­ci pour votre com­men­taire. Sa publi­ca­tion a été retar­dée par les caprices du module anti-spam Akis­met qui a conclu du nombre de liens qu’il s’a­gis­sait d’un indé­si­rable. Ce qui, je vous l’as­sure, n’est pas du tout le cas.

  2. De rien, et mer­ci à vous, de fait je pense que dans cette his­toire, ce qu’il faut gar­der c’est la notion de « publi­ca­tion » plus que de livre, et sor­tir de cet esprit « fichiers et copies », pour pas­ser à « si j’ai ache­té ça, ça marche et puis c’est tout ». Et en cela la notion d’e­book est une sorte de régres­sion par rap­port au web, par contre la pos­si­bi­li­té d’a­che­ter un site web « à vie » per­met­trait cer­tai­ne­ment à cer­taines choses d’exis­ter, le conte­nu sur le web reste très loin de ce que cela pour­rait être quoi qu’on en dise, et cela cor­res­pond en fait à des détails techniques.
    Par contre un aspect qua­si­ment tou­jours évi­té est celui des biblio­thèques per­son­nelles, de leur péren­ni­té et de leur confi­den­tia­li­té ; et sur ce point plus ou autant que des aspects tech­niques, c’est de rôles et sépa­ra­tion des rôles dont il est ques­tion, et d’ailleurs exac­te­ment le même rôle et orga­ni­sa­tions asso­ciées pour la pro­blé­ma­tique « iden­ti­té sur le net » :
    http://iiscn.wordpress.com/2011/06/29/idenum-une-mauvaise-idee/