En-tête de la Bauge littéraire

Jour­née mon­diale du livre. À pro­pos d’un pas­sage de Jean-Paul Brighelli

Bon, je n’a­vais pas l’in­ten­tion de faire un article à pro­pos de cette soi-disant jour­née mon­diale du livre. De toute façon, il y a comme un déluge de ces jour­nées dédiées à n’im­porte quoi. C’est à se deman­der s’il y a (ou aura) une jour­née des jour­nées mondiales.

Mais par­fois, c’est plus fort que moi, et cer­taines lec­tures me font réagir. En l’occurrence, je suis en train de lire le der­nier Bri­ghel­li, « La socié­té por­no­gra­phique ». Vous me direz que c’est la lec­ture par­faite pour quel­qu’un qui consacre une bonne par­tie de ses textes à la cri­tique de livres éro­tiques (et qui est l’au­teur d’un roman où la chose est très expli­ci­te­ment mise en scène), et vous n’au­rez pas tort. C’est un livre inté­res­sant qui fait réflé­chir et qui, par cela seul, vaut son prix. Aujourd’­hui, je ne vous par­le­rai pour­tant pas de cela, mais d’un tout petit pas­sage qui me semble quand-même révé­la­teur d’un cer­tain état d’es­prit en cette époque qui voit l’a­vè­ne­ment de liseuses et de textes numé­riques en quan­ti­té importante.

Per­met­tez-moi de vous citer le pas­sage en ques­tion. Trois inter­lo­cu­teurs (deux hommes, dont l’un est l’al­ter ego de l’au­teur, et une femme) se trouvent dans la biblio­thèque de cette der­nière en train de dis­cu­ter por­no­gra­phie (ce qui, comme mise en scène, est déjà assez réus­sie). Et voi­ci que, à l’oc­ca­sion de l’ab­sence pos­tu­lée de biblio­thèques dans les films por­no, C., la jeune femme, fait la remarque suivante :

C. – Cer­tai­ne­ment pas : une biblio­thèque est le lieu éro­tique par excel­lence – moi, rien que l’odeur des livres me porte aux sens. Quant à l’idée de feuille­ter… Les jeunes qui ne lisent plus ne savent pas ce qu’ils perdent…

A. – Ils ont les écrans, disent-ils…

B. –… disent les imbé­ciles ! Regar­dez la dif­fé­rence effa­rante entre la « culture » d’écrans et la culture du livre ! L’écran four­nit l’image et la lumière – il vous envoie un halo qua­si divin, vous êtes le fidèle d’une litur­gie assour­dis­sante. Lorsque vous lisez, au contraire, la lumière vient de vous – au propre comme au figu­ré. C’est une lumière lunaire, celle de la mélan­co­lie et du rêve. Vous vous sur­pre­nez à diva­guer au fil des lignes… [1]Jean-Pierre Bri­ghel­li, La socié­té por­no­gra­phique, Paris 2012, Fran­çois Bou­rin Édi­teur, p. 92

Bon, quant au côté hap­tique de la chose, il est vrai que le grain du papier fait par­tie de l’ex­pé­rience de lec­ture (quelle expres­sion ! presque aus­si nulle que la soi-disant « expé­rience d’a­chat » …), qu’il peut être agréable à tou­cher, ou pas. Mais on peut dire la même chose à pro­pos d’un écran tac­tile sur lequel glisse, avec plus ou moins d’é­lé­gance, le doigt du lec­teur moderne. Là aus­si, c’est une expé­rience à ne pas négli­ger et qui peut très bien rem­pla­cer (et rem­place déjà dans de nom­breux cas) celle de la lec­ture d’un livre papier. Quant aux « réflexions » à pro­pos de la lumière, on doit consta­ter qu’elles sont tout sauf lumi­neuses. S’il est vrai que, dans le cas d’une tablette, c’est l’é­cran qui émet la lumière, ce n’est pour­tant, dans le cas d’un livre « clas­sique », aucu­ne­ment le lec­teur qui émet la lumière. C’est tou­jours l’ob­jet livre qui reflète celle de la source de lumière, le plus sou­vent le soleil ou une lampe. Et assi­mi­ler ensuite les lec­teurs de livres numé­riques (un peu trop faci­le­ment assi­mi­lés aux « jeunes ») à des imbéciles …

Joseph Wright of Derby, La lecture
Mais d’où vient donc la lumière ? De la lettre ? Des yeux de la jeune fille ? Ou encore d’un bête cierge ?

Je pas­se­rai sur les remarques teintes d’un drôle de roman­tisme lunaire dont le seul mérite est de rap­pe­ler maints pay­sages noc­turnes de Frie­drich ou de Wright of Der­by, ce qui n’est certes pas peu, mais aucu­ne­ment apte à faire avan­cer la dis­cus­sion. Nous sommes ici en pré­sence d’un cer­tain côté rétro de l’au­teur qui agace. Il est vrai que celui-ci parle par per­son­nage inter­po­sé, mais l’in­ter­lo­cu­teur « B. » exprime assez clai­re­ment les idées de l’au­teur, dont il relate aus­si, tout au long du livre, les tra­vaux pré­pa­ra­toires (notam­ment l’in­gur­gi­ta­tion de films por­no­gra­phique, pen­dant des heures et des heures) qui ont pré­cé­dé la rédac­tion. Dans le pas­sage en ques­tion, le conte­nu cède le pas au conte­nant, à un point qui fait presque oublier pour­quoi il y a des livres, et pour­quoi ces livres ont rem­pla­cé les incu­nables et les textes copiés à la main : pour faci­li­ter la pro­pa­ga­tion du savoir et des idées. Et aujourd’­hui, que cela plaise ou non à M. Bri­ghel­li, un médium plus adap­té a été inven­té et très lar­ge­ment déployé. La lit­té­ra­ture chan­ge­ra, la com­mer­cia­li­sa­tion chan­ge­ra, et la dis­po­ni­bi­li­té chan­ge­ra, c’est clair, mais le besoin de s’ex­pri­mer par la parole per­sis­te­ra, mal­gré la dis­pa­ri­tion de pages pous­sié­reuses et ver­mou­lues où abondent les spores et les virus enkys­tés ou encore les com­po­sants chi­miques (qui sont en grande par­tie res­pon­sables de l’o­deur si sou­vent invo­qué du livre [2]cf. l’ou­vrage très inté­res­sant de Fran­çois Bon, Après le livre ).

À lire :
Mily Barelli, Les Innocentes

Pour conclure ce petit article, il ne me reste plus qu’à ras­su­rer mes lec­teurs : Oui, je vous par­le­rai encore de la thèse prin­ci­pale de Bri­ghel­li, à savoir que la por­no­gra­phie est l’autre face de l’ul­tra­li­bé­ra­lisme et de la pudi­bon­de­rie venues d’outre-Atlantique,

le sym­bole d’un monde qui glisse dou­ce­ment vers la bar­ba­rie, qui est non-lan­gage avant d’être bru­ta­li­té et sau­va­ge­rie [3]op. cit., p. 69

Il y a beau­coup à (re)dire là-des­sus, et je sens l’é­mo­tion mon­ter rien qu’à l’i­dée de vous faire un article sur ce sujet appétissant :-)

Jean-Paul Bri­ghel­li
La socié­té por­no­gra­phique
ISBN : 978–2849413128
Fran­çois Bou­rin Édi­teur 2012

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Jean-Pierre Bri­ghel­li, La socié­té por­no­gra­phique, Paris 2012, Fran­çois Bou­rin Édi­teur, p. 92
2 cf. l’ou­vrage très inté­res­sant de Fran­çois Bon, Après le livre
3 op. cit., p. 69

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