Bon, je n’avais pas l’intention de faire un article à propos de cette soi-disant journée mondiale du livre. De toute façon, il y a comme un déluge de ces journées dédiées à n’importe quoi. C’est à se demander s’il y a (ou aura) une journée des journées mondiales.
Mais parfois, c’est plus fort que moi, et certaines lectures me font réagir. En l’occurrence, je suis en train de lire le dernier Brighelli, « La société pornographique ». Vous me direz que c’est la lecture parfaite pour quelqu’un qui consacre une bonne partie de ses textes à la critique de livres érotiques (et qui est l’auteur d’un roman où la chose est très explicitement mise en scène), et vous n’aurez pas tort. C’est un livre intéressant qui fait réfléchir et qui, par cela seul, vaut son prix. Aujourd’hui, je ne vous parlerai pourtant pas de cela, mais d’un tout petit passage qui me semble quand-même révélateur d’un certain état d’esprit en cette époque qui voit l’avènement de liseuses et de textes numériques en quantité importante.
Permettez-moi de vous citer le passage en question. Trois interlocuteurs (deux hommes, dont l’un est l’alter ego de l’auteur, et une femme) se trouvent dans la bibliothèque de cette dernière en train de discuter pornographie (ce qui, comme mise en scène, est déjà assez réussie). Et voici que, à l’occasion de l’absence postulée de bibliothèques dans les films porno, C., la jeune femme, fait la remarque suivante :
C. – Certainement pas : une bibliothèque est le lieu érotique par excellence – moi, rien que l’odeur des livres me porte aux sens. Quant à l’idée de feuilleter… Les jeunes qui ne lisent plus ne savent pas ce qu’ils perdent…
A. – Ils ont les écrans, disent-ils…
B. –… disent les imbéciles ! Regardez la différence effarante entre la « culture » d’écrans et la culture du livre ! L’écran fournit l’image et la lumière – il vous envoie un halo quasi divin, vous êtes le fidèle d’une liturgie assourdissante. Lorsque vous lisez, au contraire, la lumière vient de vous – au propre comme au figuré. C’est une lumière lunaire, celle de la mélancolie et du rêve. Vous vous surprenez à divaguer au fil des lignes… [1]Jean-Pierre Brighelli, La société pornographique, Paris 2012, François Bourin Éditeur, p. 92
Bon, quant au côté haptique de la chose, il est vrai que le grain du papier fait partie de l’expérience de lecture (quelle expression ! presque aussi nulle que la soi-disant « expérience d’achat » …), qu’il peut être agréable à toucher, ou pas. Mais on peut dire la même chose à propos d’un écran tactile sur lequel glisse, avec plus ou moins d’élégance, le doigt du lecteur moderne. Là aussi, c’est une expérience à ne pas négliger et qui peut très bien remplacer (et remplace déjà dans de nombreux cas) celle de la lecture d’un livre papier. Quant aux « réflexions » à propos de la lumière, on doit constater qu’elles sont tout sauf lumineuses. S’il est vrai que, dans le cas d’une tablette, c’est l’écran qui émet la lumière, ce n’est pourtant, dans le cas d’un livre « classique », aucunement le lecteur qui émet la lumière. C’est toujours l’objet livre qui reflète celle de la source de lumière, le plus souvent le soleil ou une lampe. Et assimiler ensuite les lecteurs de livres numériques (un peu trop facilement assimilés aux « jeunes ») à des imbéciles …

Je passerai sur les remarques teintes d’un drôle de romantisme lunaire dont le seul mérite est de rappeler maints paysages nocturnes de Friedrich ou de Wright of Derby, ce qui n’est certes pas peu, mais aucunement apte à faire avancer la discussion. Nous sommes ici en présence d’un certain côté rétro de l’auteur qui agace. Il est vrai que celui-ci parle par personnage interposé, mais l’interlocuteur « B. » exprime assez clairement les idées de l’auteur, dont il relate aussi, tout au long du livre, les travaux préparatoires (notamment l’ingurgitation de films pornographique, pendant des heures et des heures) qui ont précédé la rédaction. Dans le passage en question, le contenu cède le pas au contenant, à un point qui fait presque oublier pourquoi il y a des livres, et pourquoi ces livres ont remplacé les incunables et les textes copiés à la main : pour faciliter la propagation du savoir et des idées. Et aujourd’hui, que cela plaise ou non à M. Brighelli, un médium plus adapté a été inventé et très largement déployé. La littérature changera, la commercialisation changera, et la disponibilité changera, c’est clair, mais le besoin de s’exprimer par la parole persistera, malgré la disparition de pages poussiéreuses et vermoulues où abondent les spores et les virus enkystés ou encore les composants chimiques (qui sont en grande partie responsables de l’odeur si souvent invoqué du livre [2]cf. l’ouvrage très intéressant de François Bon, Après le livre ).
Pour conclure ce petit article, il ne me reste plus qu’à rassurer mes lecteurs : Oui, je vous parlerai encore de la thèse principale de Brighelli, à savoir que la pornographie est l’autre face de l’ultralibéralisme et de la pudibonderie venues d’outre-Atlantique,
le symbole d’un monde qui glisse doucement vers la barbarie, qui est non-langage avant d’être brutalité et sauvagerie [3]op. cit., p. 69
Il y a beaucoup à (re)dire là-dessus, et je sens l’émotion monter rien qu’à l’idée de vous faire un article sur ce sujet appétissant :-)
Jean-Paul Brighelli
La société pornographique
ISBN : 978–2849413128
François Bourin Éditeur 2012
Références
↑1 | Jean-Pierre Brighelli, La société pornographique, Paris 2012, François Bourin Éditeur, p. 92 |
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↑2 | cf. l’ouvrage très intéressant de François Bon, Après le livre |
↑3 | op. cit., p. 69 |
Une réponse à “Journée mondiale du livre. À propos d’un passage de Jean-Paul Brighelli”