

Certes, la liberté guide le peuple, et c’est Eugène Delacroix qui a su trouver l’iconographie parfaite de l’homme en révolte, d’un peuple en marche, au lendemain de la Révolution de 1830. Mais, la Liberté, où donc le mène-t-elle, le bon peuple de France ? À défaut de pouvoir apporter une réponse à cette question, je sais vous dire, mais ce n’est pas un secret, où elle mènera un grand nombre des trésors du Louvre : dans le Nord, et plus précisément à Lens, où migreront quelques deux cents œuvres d’art, rassemblées, plus de force que de gré, sous le drapeau de la Liberté de Delacroix, dans le cadre du projet Louvre-Lens, dont l’ouverture est prévue pour décembre 2012. Et depuis le début de la semaine, on connaît la liste des tableaux, statues et autres objets d’art qui prendront la route de Lens.
Après la décentralisation administrative et politique, entamée sous la présidence de Mitterand, c’est celle de la culture qui se met en place. Et, il faut le dire, pour un projet d’une certaine envergure, celui-ci s’est réalisé assez rapidement, avec même pas dix ans écoulés depuis l’annonce, par Jean-Jacques Aillagon, de la décentralisation du Louvre, en 2003.

Qu’en penser ? Certes, chaque musée ressemble à un iceberg, et la partie exposée n’est qu’une partie infime de ce qui sommeille dans les eaux glaciales des archives. Dans le cas du Musée du Louvre, il s’agit de 35.000 œuvres en exposition contre un total de 445.000 [1]Source : Wikipedia, soit un taux inférieur à 8 %. L’idée de faire profiter d’autres institutions d’une telle manne s’impose donc par la seule force des chiffres. Pourquoi refuser l’honneur des cimaises à un nombre aussi important de toiles (et d’autres objets d’art, bien-entendu) ? Il va de soi que, dans un fonds aussi important, il y a nécessairement des œuvres de moindre importance et d’une qualité parfois douteuse [2]Pour se faire une idée de ce à quoi peut ressembler une telle réserve, cf. mon article à propos de l’exposition Panoptikum : Une expo pas comme les autres., mais rien n’empêche d’en composer des expositions autour de sujets que des soi-disant petits-maîtres illustrent parfois mieux que les grands classiques, entrés dans l’héritage mondial et lestés depuis belle lurette d’une foule d’associations et d’idées toutes faites. Et même s’il n’y a rien à illustrer, pourquoi est-ce qu’il ne serait pas permis de voir plus loin que le canon des œuvres consacrées ? Après tout, les goûts changent, et un certain style peut passer de mode. Qu’on ne pense qu’à Cabanel [3]Le Musée Wallraf de Cologne lui a consacré une très belle exposition en 2011 : « Alexandre Cabanel – La tradition du Beau » , peintre très en vogue sous le Second Empire et pratiquement tombé dans l’oubli depuis que la peinture impressionniste dans le genre des Manet, Monet, Sisley, Cézanne et compagnie s’est imposée.

Et pourtant, il y a des gens qui, confrontés à la liste de ce qui va bientôt quitter les rives de la Seine, ne rigolent pas du tout. Et il est vrai qu’on peut se poser des questions à propos d’un projet qui coûte cher, et qui aboutira à la création d’un musée qui ne dispose pas de son propre fonds, légué par l’Histoire et les efforts de générations de conservateurs, et auquel manquera donc cruellement l’authenticité d’une collection acquise à travers les siècles (voire à travers les décennies comme c’est le cas pour ceux qui sont dédiés à l’Art moderne et contemporain). Pire, le Louvre-Lens n’aura même pas la vocation de s’en constituer un. Tout ça ressemble (et ressemblera) donc un peu à un pipeline par lequel transiteront des œuvres d’Art, et par lequel la nouvelle institution dépendra éternellement de ceux qui, à Paris, prennent les décisions. Ou est-ce qu’il faudrait utiliser l’image du patient près d’expirer et dont la vie est prolongée d’une matière artificielle par des transfusions et les efforts d’une machinerie sophistiquée ? Didier Rykner, un des détracteurs les plus acharnés du projet, parle très justement d” »une aumône faite par le riche bourgeois parisien au cousin pauvre de province » [4]loc. cit.. Est-ce donc pour invalider cette impression qu’on a choisi d’envoyer quelques-unes des œuvres-phare à la dépendance Nordiste ? Parmi celles-ci figure, au tout premier plan, la Liberté de Delacroix qui mènera la danse (macabre ?) du cortège des Raffael, Rembrandt, Fragonard, Falconet, Reynolds, Ingres, de la Tour et de tant d’autres.

N’est-ce pourtant pas une bonne idée de créer un nouveau musée ? De « populariser » l’Art ou, tout au moins, de faciliter l’accès à quelques-uns de ses meilleurs produits ? Oui et non, tout dépend du contexte. Tout d’abord, même si le regard finit toujours par se diriger sur Paris, la province est loin, très loin, d’être un désert culturel. Il y a des institutions dont le seul nom fait venir l’eau à la bouche de n’importe quel amateur d’Art, qu’on ne pense qu’au Musée Fabre de Montpellier ou, pour rester plus près du corps du délit, au Palais des beaux-arts de Lille, un des plus riches musées de France et d’Europe. Pas besoin donc d’irriguer d’une façon irréfléchie un terrain florissant.

Mais qu’en est-il de la facilité d’accès ? Certes, un nombre plus ou moins important de riverains pourra en profiter, mais aux dépens de tous ceux qui se rendraient facilement à Paris, mais qui auront du mal à prendre la route de l’Artois. Je me borne à vous citer le cas d’un pauvre habitant de la bonne ville de Cologne (qui a pris l’habitude de faire le trajet Cologne – Paris en 3 h 14 en TGV) : Celui-ci devrait d’abord s’embarquer, à bord du Thalys, à destination de Bruxelles où il attendrait ensuite, en se gavant des Aventures de Tintin tout en essayant d’éviter les crottes des innombrables Milou de la capitale belge (pas évident, les yeux rivés sur le papier), l’arrivée de l’Eurostar. L’engin en provenance de Londres le déposerait à Lille où le voyageur en question devrait déployer toutes ses forces pour contenir une sacrée envie de moules-frites. Mais il ne faut pas louper le train en direction d’Ostricourt (oui, je sais ce que vous pensez, mais pas de rapport avec certain mollusque), qu’il quitterait peu après, à grand regret, à bord d’un bus qui l’amènerait – finalement – à Lens. Vous avez dit « facilité d’accès » ?

Et la création d’un nouveau musée ? Cette une idée certes sympathique, mais il faut considérer le fait que nous vivons aux temps des coupes budgétaires et que la culture a déjà assez de mal comme ça à échapper à la convoitise des trésoriers de n’importe quelle couleur. Dans un tel contexte, parions que la création d’un musée supplémentaire (avec, en plus, son bâtiment spécialement construit pour accueillir la manne en provenance de Paris) ne signifierait pas la révision vers le haut des fonds destinés aux domaines culturels, mais que le petit dernier devrait être nourri par la même pitance qu’assez de bouches affamées se disputent déjà. Et quand on sait les sommes englouties par ce projet de prestige, on devine le sort de mainte institution à l’honorable ascendance.

Tout compte fait, le Louvre-Lens me semble un projet auquel on aurait dû renoncer au profit des musées de province établis, très capables de s’imposer à travers leur fonds souvent très riche, mais qui manquent parfois cruellement de moyens pour élargir, voire pour présenter convenablement, leurs collections. Pour reprendre la question que j’ai résumée dans l’intitulé de cet article, je pense qu’on peut affirmer que ni l’existence prolongée d’un cordon ombilical qui se tisse entre les berges de la Seine et le Louvre-Lens, ni l’absence, pendant un certain temps, de quelques chefs d’œuvre des salles de l’ancien palais royal, ne portera un coup fatal à la vie culturelle de la Nation. Mais cela n’empêche de regretter tout ce qu’on aurait pu réaliser avec ne fût-ce qu’une partie de l’argent qu’on vient de dépenser pour un nouveau bâtiment dont personne n’a vraiment besoin.
Mais il reste l’espoir de voir la Liberté bientôt retrouver le chemin des cimaises du Louvre. Et celui, bien sûr, de la voir, en passant, éclairer quelques lanternes …
[Remarque : Toutes les illustrations proviennent de la liste tristement célèbre des œuvres qui constitueront « La Galerie du temps du Louvre-Lens ». Il y en a beaucoup plus, et de très belles, mais j’ai dû choisir.]
Références
↑1 | Source : Wikipedia |
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↑2 | Pour se faire une idée de ce à quoi peut ressembler une telle réserve, cf. mon article à propos de l’exposition Panoptikum : Une expo pas comme les autres. |
↑3 | Le Musée Wallraf de Cologne lui a consacré une très belle exposition en 2011 : « Alexandre Cabanel – La tradition du Beau » |
↑4 | loc. cit. |