En-tête de la Bauge littéraire
Eugène Delacroix, Le 28 Juillet : La liberté guidant le peuple
Eugène Dela­croix, Le 28 Juillet : La liber­té gui­dant le peuple
La maison du projet du Louvre-Lens à Lens (Pas-de-Calais)
La mai­son du pro­jet du Louvre-Lens à Lens (Cré­dit pho­to­gra­phique : Velvet)

Certes, la liber­té guide le peuple, et c’est Eugène Dela­croix qui a su trou­ver l’i­co­no­gra­phie par­faite de l’homme en révolte, d’un peuple en marche, au len­de­main de la Révo­lu­tion de 1830. Mais, la Liber­té, où donc le mène-t-elle, le bon peuple de France ? À défaut de pou­voir appor­ter une réponse à cette ques­tion, je sais vous dire, mais ce n’est pas un secret, où elle mène­ra un grand nombre des tré­sors du Louvre : dans le Nord, et plus pré­ci­sé­ment à Lens, où migre­ront quelques deux cents œuvres d’art, ras­sem­blées, plus de force que de gré, sous le dra­peau de la Liber­té de Dela­croix, dans le cadre du pro­jet Louvre-Lens, dont l’ou­ver­ture est pré­vue pour décembre 2012. Et depuis le début de la semaine, on connaît la liste des tableaux, sta­tues et autres objets d’art qui pren­dront la route de Lens.

Après la décen­tra­li­sa­tion admi­nis­tra­tive et poli­tique, enta­mée sous la pré­si­dence de Mit­te­rand, c’est celle de la culture qui se met en place. Et, il faut le dire, pour un pro­jet d’une cer­taine enver­gure, celui-ci s’est réa­li­sé assez rapi­de­ment, avec même pas dix ans écou­lés depuis l’an­nonce, par Jean-Jacques Ailla­gon, de la décen­tra­li­sa­tion du Louvre, en 2003.

Lambert Sustris, Vénus et l'Amour
Lam­bert Sus­tris, Vénus et l’Amour

Qu’en pen­ser ? Certes, chaque musée res­semble à un ice­berg, et la par­tie expo­sée n’est qu’une par­tie infime de ce qui som­meille dans les eaux gla­ciales des archives. Dans le cas du Musée du Louvre, il s’a­git de 35.000 œuvres en expo­si­tion contre un total de 445.000 [1]Source : Wiki­pe­dia, soit un taux infé­rieur à 8 %. L’i­dée de faire pro­fi­ter d’autres ins­ti­tu­tions d’une telle manne s’im­pose donc par la seule force des chiffres. Pour­quoi refu­ser l’hon­neur des cimaises à un nombre aus­si impor­tant de toiles (et d’autres objets d’art, bien-enten­du) ? Il va de soi que, dans un fonds aus­si impor­tant, il y a néces­sai­re­ment des œuvres de moindre impor­tance et d’une qua­li­té par­fois dou­teuse [2]Pour se faire une idée de ce à quoi peut res­sem­bler une telle réserve, cf. mon article à pro­pos de l’ex­po­si­tion Pan­op­ti­kum : Une expo pas comme les autres., mais rien n’empêche d’en com­po­ser des expo­si­tions autour de sujets que des soi-disant petits-maîtres illus­trent par­fois mieux que les grands clas­siques, entrés dans l’hé­ri­tage mon­dial et les­tés depuis belle lurette d’une foule d’as­so­cia­tions et d’i­dées toutes faites. Et même s’il n’y a rien à illus­trer, pour­quoi est-ce qu’il ne serait pas per­mis de voir plus loin que le canon des œuvres consa­crées ? Après tout, les goûts changent, et un cer­tain style peut pas­ser de mode. Qu’on ne pense qu’à Caba­nel [3]Le Musée Wall­raf de Cologne lui a consa­cré une très belle expo­si­tion en 2011 : « Alexandre Caba­nel – La tra­di­tion du Beau » , peintre très en vogue sous le Second Empire et pra­ti­que­ment tom­bé dans l’ou­bli depuis que la pein­ture impres­sion­niste dans le genre des Manet, Monet, Sis­ley, Cézanne et com­pa­gnie s’est imposée.

Thorvaldsen, Vénus à la pomme
Thor­vald­sen, Vénus à la pomme

Et pour­tant, il y a des gens qui, confron­tés à la liste de ce qui va bien­tôt quit­ter les rives de la Seine, ne rigolent pas du tout. Et il est vrai qu’on peut se poser des ques­tions à pro­pos d’un pro­jet qui coûte cher, et qui abou­ti­ra à la créa­tion d’un musée qui ne dis­pose pas de son propre fonds, légué par l’His­toire et les efforts de géné­ra­tions de conser­va­teurs, et auquel man­que­ra donc cruel­le­ment l’au­then­ti­ci­té d’une col­lec­tion acquise à tra­vers les siècles (voire à tra­vers les décen­nies comme c’est le cas pour ceux qui sont dédiés à l’Art moderne et contem­po­rain). Pire, le Louvre-Lens n’au­ra même pas la voca­tion de s’en consti­tuer un. Tout ça res­semble (et res­sem­ble­ra) donc un peu à un pipe­line par lequel tran­si­te­ront des œuvres d’Art, et par lequel la nou­velle ins­ti­tu­tion dépen­dra éter­nel­le­ment de ceux qui, à Paris, prennent les déci­sions. Ou est-ce qu’il fau­drait uti­li­ser l’i­mage du patient près d’ex­pi­rer et dont la vie est pro­lon­gée d’une matière arti­fi­cielle par des trans­fu­sions et les efforts d’une machi­ne­rie sophis­ti­quée ? Didier Ryk­ner, un des détrac­teurs les plus achar­nés du pro­jet, parle très jus­te­ment d”  »une aumône faite par le riche bour­geois pari­sien au cou­sin pauvre de pro­vince » [4]loc. cit.. Est-ce donc pour inva­li­der cette impres­sion qu’on a choi­si d’en­voyer quelques-unes des œuvres-phare à la dépen­dance Nor­diste ? Par­mi celles-ci figure, au tout pre­mier plan, la Liber­té de Dela­croix qui mène­ra la danse (macabre ?) du cor­tège des Raf­fael, Rem­brandt, Fra­go­nard, Fal­co­net, Rey­nolds, Ingres, de la Tour et de tant d’autres.

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Camille Corot, La cita­delle de Volterra

N’est-ce pour­tant pas une bonne idée de créer un nou­veau musée ? De « popu­la­ri­ser » l’Art ou, tout au moins, de faci­li­ter l’ac­cès à quelques-uns de ses meilleurs pro­duits ? Oui et non, tout dépend du contexte. Tout d’a­bord, même si le regard finit tou­jours par se diri­ger sur Paris, la pro­vince est loin, très loin, d’être un désert cultu­rel. Il y a des ins­ti­tu­tions dont le seul nom fait venir l’eau à la bouche de n’im­porte quel ama­teur d’Art, qu’on ne pense qu’au Musée Fabre de Mont­pel­lier ou, pour res­ter plus près du corps du délit, au Palais des beaux-arts de Lille, un des plus riches musées de France et d’Eu­rope. Pas besoin donc d’irriguer d’une façon irré­flé­chie un ter­rain florissant.

Pajou, Buste d'Élisabeth Vigée-Lebrun
Pajou, Buste d’ÉlisabethVigée-Lebrun

Mais qu’en est-il de la faci­li­té d’ac­cès ? Certes, un nombre plus ou moins impor­tant de rive­rains pour­ra en pro­fi­ter, mais aux dépens de tous ceux qui se ren­draient faci­le­ment à Paris, mais qui auront du mal à prendre la route de l’Ar­tois. Je me borne à vous citer le cas d’un pauvre habi­tant de la bonne ville de Cologne (qui a pris l’ha­bi­tude de faire le tra­jet Cologne – Paris en 3 h 14 en TGV) : Celui-ci devrait d’a­bord s’embarquer, à bord du Tha­lys, à des­ti­na­tion de Bruxelles où il atten­drait ensuite, en se gavant des Aven­tures de Tin­tin tout en essayant d’é­vi­ter les crottes des innom­brables Milou de la capi­tale belge (pas évident, les yeux rivés sur le papier), l’ar­ri­vée de l’Eu­ros­tar. L’en­gin en pro­ve­nance de Londres le dépo­se­rait à Lille où le voya­geur en ques­tion devrait déployer toutes ses forces pour conte­nir une sacrée envie de moules-frites. Mais il ne faut pas lou­per le train en direc­tion d’Os­tri­court (oui, je sais ce que vous pen­sez, mais pas de rap­port avec cer­tain mol­lusque), qu’il quit­te­rait peu après, à grand regret, à bord d’un bus qui l’a­mè­ne­rait – fina­le­ment – à Lens. Vous avez dit « faci­li­té d’accès » ?

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Delaistre, L’A­mour et Psyché

Et la créa­tion d’un nou­veau musée ? Cette une idée certes sym­pa­thique, mais il faut consi­dé­rer le fait que nous vivons aux temps des coupes bud­gé­taires et que la culture a déjà assez de mal comme ça à échap­per à la convoi­tise des tré­so­riers de n’im­porte quelle cou­leur. Dans un tel contexte, parions que la créa­tion d’un musée sup­plé­men­taire (avec, en plus, son bâti­ment spé­cia­le­ment construit pour accueillir la manne en pro­ve­nance de Paris) ne signi­fie­rait pas la révi­sion vers le haut des fonds des­ti­nés aux domaines cultu­rels, mais que le petit der­nier devrait être nour­ri par la même pitance qu’as­sez de bouches affa­mées se dis­putent déjà. Et quand on sait les sommes englou­ties par ce pro­jet de pres­tige, on devine le sort de mainte ins­ti­tu­tion à l’ho­no­rable ascendance.

Georges de La Tour, La Madeleine à la veilleuse
Georges de La Tour, La Made­leine à la veilleuse

Tout compte fait, le Louvre-Lens me semble un pro­jet auquel on aurait dû renon­cer au pro­fit des musées de pro­vince éta­blis, très capables de s’im­po­ser à tra­vers leur fonds sou­vent très riche, mais qui manquent par­fois cruel­le­ment de moyens pour élar­gir, voire pour pré­sen­ter conve­na­ble­ment, leurs col­lec­tions. Pour reprendre la ques­tion que j’ai résu­mée dans l’in­ti­tu­lé de cet article, je pense qu’on peut affir­mer que ni l’exis­tence pro­lon­gée d’un cor­don ombi­li­cal qui se tisse entre les berges de la Seine et le Louvre-Lens, ni l’ab­sence, pen­dant un cer­tain temps, de quelques chefs d’œuvre des salles de l’an­cien palais royal, ne por­te­ra un coup fatal à la vie cultu­relle de la Nation. Mais cela n’empêche de regret­ter tout ce qu’on aurait pu réa­li­ser avec ne fût-ce qu’une par­tie de l’argent qu’on vient de dépen­ser pour un nou­veau bâti­ment dont per­sonne n’a vrai­ment besoin.

Mais il reste l’es­poir de voir la Liber­té bien­tôt retrou­ver le che­min des cimaises du Louvre. Et celui, bien sûr, de la voir, en pas­sant, éclai­rer quelques lanternes …

[Remarque : Toutes les illus­tra­tions pro­viennent de la liste tris­te­ment célèbre des œuvres qui consti­tue­ront « La Gale­rie du temps du Louvre-Lens ». Il y en a beau­coup plus, et de très belles, mais j’ai dû choisir.]

 

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Source : Wiki­pe­dia
2 Pour se faire une idée de ce à quoi peut res­sem­bler une telle réserve, cf. mon article à pro­pos de l’ex­po­si­tion Pan­op­ti­kum : Une expo pas comme les autres.
3 Le Musée Wall­raf de Cologne lui a consa­cré une très belle expo­si­tion en 2011 : « Alexandre Caba­nel – La tra­di­tion du Beau »
4 loc. cit.