Il y a de ces romans dont il faut impérativement attendre la fin avant de pouvoir porter un jugement. Anaïs, de Jacques Montfer, fait partie de ceux-là. Et dire que, il y a quelques jours encore, je pestais contre ce roman que je me promettais de maltraiter après une lecture parfois assez pénible. Certes, la fin n’annule ni le parcours difficile du lecteur, ni les points faibles du texte, mais une lumière nouvelle baigne les personnages de ce roman, une fois passé le cap de la dernière page.
Anaïs est une jeune femme de 22 ans qui travaille comme escort girl à Paris. Fille unique d’un diplomate, son enfance est trempée dans une ambiance d’exotisme et de luxe, et elle grandit dans un environnement d’où toute laideur est bannie. Comme d’ailleurs du roman entier. Adolescente, elle s’éveille aux exigences de son corps et aux attraits des beaux spécimens que les pays gorgés de soleil lui ont à offrir [1]Mentionnons au passage la présence des nombreux clichés qui, eux aussi, rendent la lecture assez pénible !. Mais c’est dans les bras d’un autre, sous des ciels moins cléments, qu’elle sera initiée aux plaisirs de la chair. Élève surdouée, elle n’aura bientôt plus rien à apprendre, comprenant que le plus grand plaisir se trouve dans l’abnégation totale, c’est à dire dans la vénalité. Après avoir flirté pendant assez longtemps avec l’idée de se changer en pute, elle sera recrutée, une fois de retour à Paris, par une amie. Les années s’écoulent, mais la fascination des amants de quelques heures, toujours renouvelés, ne cesse pas. Afin de mieux se connaître, de découvrir d’éventuelles motivations cachées, Anaïs décide d’entamer des séances de psychanalyse. Décision qui constitue le véritable point de départ de l’intrigue. Son histoire sera ensuite racontée dans un jeu de perspectives multiples ce qui permet à l’auteur de lui donner un relief supplémentaire, construit par des voix différentes : celle d’Anaïs, celle de Pieter, son amant, et celle d’un narrateur qui n’est pas nommé.
On aurait pu croire que la publication de ce texte a été programmée au bon moment, vu à quel point le débat autour de la pénalisation des clients des prostituées remue les eaux de l’océan hexagonal. Mais ce serait se tromper. Le roman n’apporte strictement rien à ce débat-là, ni au sujet beaucoup plus vaste de la prostitution en général. Au contraire, il véhicule une image tellement loin de la réalité que le lecteur le plus bienveillant pourrait à plus d’un titre s’en offusquer. On a l’impression de découvrir un scénario Barbie s’envoie en l’air et on ne serait pas surpris de voir couler du miel entre ses cuisses. Et quand je dis miel, je suis obligé de penser aux valeurs médicales qu’on attribue à cette substance-là, parce que ce serait bien là la seule protection de l’intéressée contre la panoplie des MST. Imagine-t-on sérieusement une pute, fût-elle de luxe, taxant ses passes à 400 €, qui renoncerait aussi complètement à se protéger ? Elle fait le calcul elle-même, dès la première page : 4000 « amants », et pas le moindre virus qui pointe sa sale gueule ?
Mais bon, l’auteur n’a pas voulu écrire un traité de la prostitution, et les Éditions Blanche n’ont pas vocation à remplacer les PUF. C’est un fantasme qui est exploite dans ce texte, celui de la prostitution, de la réification la plus totale qu’on puisse imaginer dans une société régie par l’argent et soumise au capitalisme de plus en plus primaire. Soit. Restent alors l’éveil d’Anaïs, son parcours initiatique et l’amour de Pieter pour cette très jeune fille (qui a pourtant déjà atteint sa majorité sexuelle, hein ? Pas la moindre trace d’odeur de souffre dans l’univers de Barbie, fût-elle dotée d’un con aussi vorace qu’il aurait fait le bonheur des onze mille verges ;-) ). Qu’en est-il de ces sujets-là ? Et bien, c’est la question qu’on se pose, parce que l’auteur les traite d’une façon aussi peu convaincante qu’on n’en garde pas le moindre souvenir. Et même à la relecture de quelques passages, il faut constater que les aventures les plus délurées qu’a pu inventer M. Montfer pour le compte de cette « gamine espiègle » ne donnent pas la moindre envie de la découvrir et de se mettre dans sa tête, malgré un corps tout en superlatifs et une prédilection pour la « bagatelle » qui risquerait d’épuiser le plus costaud des consommateurs de pilules bleues. Pareil pour l’histoire d’amour entre la protagoniste et Pieter de Bruyne, diplomate belge et initiateur de la belle Anaïs. L’auteur n’arrête pas de clamer l’amour de celui-ci pour l’adolescente sulfureuse, on n’y adhère tout simplement pas, malgré la demande en mariage proférée in extremis afin d’empêcher la belle de troquer la capitale du Kazakhstan contre celle de l’amour. Je ne peux que souscrire à la conclusion à laquelle est arrivée ma consœur Christy Saubesty, dans un article très récent :
« Tout le long de ce roman […] le lecteur pourra déplorer un certain manque émotionnel. […] tout est narré avec un détachement assez clinique […] De ce fait, les pages se tournent sans réellement retenir notre attention si ce n’est le désir de savoir enfin pourquoi Anaïs en est arrivée là. »
Mais qu’en est-il de cette fin alors que j’ai évoquée en guise d’introduction de mon article ? J’avoue que, si j’avais abandonné la lecture en cours de route, comme cela a failli arriver plus d’une fois, j’en aurais gardé un souvenir des plus mauvais. Mais c’est la double absence qui se prépare dans les dernières pages qui a le potentiel de faire naître un véritable être humain des cendres d’une poupée qui, jusque-là, s’est contentée de répondre à la dextérité de son créateur manipulateur de fils. On reste bouche-bée devant les possibilités que recèle cette fin – qui aurait dû être un début. Comme quoi même un roman raté peut faire un lecteur satisfait. Et ça, c’est assez exceptionnel.
Jacques Montfer
Anaïs
Éditions Blanche
ISBN : 978–2846283304
Références
↑1 | Mentionnons au passage la présence des nombreux clichés qui, eux aussi, rendent la lecture assez pénible ! |
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2 réponses à “Jacques Montfer, Anaïs”
Je suis stupéfaite de la critique faite que vous faites d’Anaïs. J’ai acheté ce roman car j’avais adoré Le joyau, paru il y a quelques années. Anaïs est dans la même veine : un érotisme très écrit, de longues phrases qui émerveillent, une langue qui chante, pleine d’évocations brûlantes. En clair, c’est de la littérature érotique qui n’a pas oublié d’être de la littérature. C’est sur qu’Anaïs a peu à voir avec les publications qui se vendent à la pelle, écrites le plus platement du monde, sur un mode sujet-verbe-complément-point et sans le moindre style (dont beaucoup sont d’ailleurs traduites de l’anglais). Anaïs ravira ceux qui ont le goût des belles phrases et d’une langue un peu subtile. Je trouve absolument terrible de faire une critique aussi réaliste d’un livre fantasmatique : l’auteur écrit un livre absolument magnifique (à en juger par le degré d’écriture des phrases, il y a des centaines et des centaines d’heures de travail sur ce texte), le résultat est ultra-réussi car l’alchimie est parfaite, le texte fonctionne, il est enchanteur et fait rêver et fantasmer (en plus d’exciter) et vous répondez « pas la moindre MST, comme c’est bizarre ». Preuve que vous avez mal saisi la façon dont ce texte doit être lu : l’érotisme, c’est du fantasme, du rêve, du théâtre, de l’imaginaire, bref, du FAUX ! Oui, il faut se protéger, il faut le dire et le répéter sans cesse (et notamment aux jeunes gens), mais dans un livre érotique fantasmatique, a‑t-on encore le droit de rêver svp ? Vous n’ignorez pas que l’auteur est un homme : oui, une femme qui se prostitue pour son plaisir, et jouit très vite (Anaïs a cette caractéristique), et prend du plaisir à faire l’amour 5 fois par jour (c’est son rythme), ça n’existe pas, mais c’est un fantasme typiquement masculin ! Si ce n’est pas le votre, ne soyez pas aussi sévère avec ceux des autres !
Bonjour Madame, et merci pour votre commentaire engagé et bien argumenté. Je respecte votre opinion et je suis content pour M. Montfer qu’il ait su trouver une lectrice telle que vous. Je suis le dernier à dénier au roman en question ses qualités linguistiques, et j’ai bien fait remarquer qu’il ne s’agit pas d’une approche réaliste de la prostitution. Je l’ai tout simplement trouvé peu convaincant pendant de longues pages, étalant une histoire d’amour bien « froide ». Mais cela n’engage évidemment que moi.