Malgré ce qu’affirme Camille Damien au début de L’Éveil des sentiments, à savoir que « dans l’édition il faut être patient » [1]Emma Cavalier, L’Éveil des sentiments, Éditions Blanche, 2014, p. 16, les lecteurs des aventures de Camille n’ont finalement pas dû faire preuve de beaucoup de patience, parce que voici que les Éditions Blanche publient, huit mois à peine après le grand succès rencontré par la Rééducation sentimentale, premier volet de ce qui est apparemment devenu une trilogie, le « tome 2 » dont le titre reste fidèle à l’esprit de corps en soulignant le côté émotif des relations – charnelles et autres – des humains.
Après la rééducation de Camille aux mains d’Antoine Manœuvre qui l’a sortie, grâce à ses manipulations savantes, du pétrin émotionnel d’une jeune mère célibataire, Emma Cavalier emmène ses lecteurs en amont de ce qu’a vécu Camille et leur permet de rencontrer Valentine et Vincent, deux jeunes personnes qui devront réaliser que cul ne rime pas nécessairement avec sentiment ni avec épanouissement.
Le milieu dans lequel évoluent les personnages du récit reste à peu près le même que celui du roman antérieur, à savoir celui des petits rouages qui font fonctionner la grande machine culturelle, et notamment les petits éditeurs parisiens. Qu’on se le rappelle, Camille Damien a travaillé aux Éditions de la Martingale, ce qui lui a permis de rencontrer Antoine Manœuvre, auteur attaché à ladite maison. Le nouveau texte s’ouvre sur la rencontre de Camille et de Valentine, jeune femme de 26 ans, prof dans un collège de banlieue et – bien évidemment – autrice. Pour apporter un peu de variété, Emma Cavalier introduit de nouveaux personnages, notamment le sus-nommé Vincent, guitariste par vocation dans un groupe de musique gothique et prof dans une école de musique par nécessité. Et puis, elle emmène les lecteurs dans les décors les plus variés, comme un club gay de Paris, une repaire d’échangistes en province, un hôpital, des salles de concert, les coulisses desdites salles de concert, une propriété rurale et j’en passe. Et elle n’oublie pas de se glisser dans les lits (et sur les moquettes) des protagonistes dans lesquels ceux-ci introduisent de nombreux partenaires.
Sur pratiquement toutes les pages du roman on rencontre des visages devenus familiers, et c’est avec plaisir qu’on retrouve Estelle et Magali, les deux Best de Camille qu’on aimerait imaginer comme les incarnations des parties extrêmes de sa personnalité, Yann, le secrétaire de Manœuvre, qui se montre sous une lumière beaucoup plus avenante que dans le Rééducation, et le couple légèrement sulfureux composé par Étienne et Valérie, qui se chargent, encore une fois, d’initier une néophyte aux plaisirs à plusieurs. Mais tout ce petit monde a trouvé un nouveau centre de gravité, Emma ayant délaissé le couple Camille / Manœuvre pour tourner ses attentions vers une constellation qu’on entraperçoit rapidement, même si elle tarde un peu à se réaliser, celle des nouveaux protagonistes Valentine / Vincent.
Mais comme ce roman ne porte pas son titre pour rien, il faut que ces deux jeunes gens passent par toutes sortes d’épreuves (ou de rites d’initiation pour ceux qui préfèrent une approche plus intello) avant de se rendre compte que toutes ces histoires de cul qu’ils sont en train de vivre leur annoncent un petit quelque chose de supplémentaire, à savoir l’éclosion ou plutôt l’éveil de ces drôles de bêtes que sont les sentiments. Je renonce à l’envie de passer en revue les combinaisons par lesquelles passent nos deux protagonistes (je ne voudrais gâcher à personne le plaisir de ces découvertes croustillantes), mais il faut révéler un petit fait qui ajoute une once de hardiesse à un roman qui, par ailleurs, ne se fait pas vraiment remarquer par sa volonté de sortir des sentiers battus de l’érotisme : la découverte de l’homosexualité par Vincent. Celui-ci, très peu séduit par quelques impressions fugaces de l’univers BDSM que la rencontre avec une chanteuse d’un autre groupe gothique, les Death Capitols, lui fait entrevoir (il est vrai que cela lui arrive après avoir couché avec Axel), cède avec une rapidité consternante aux avances d’un jeune homme, et s’il énonce bien les réserves qu’on imagine d’usage dans un cas pareil (« si t’essayes de m’enculer, je te tue », p. 107), il finit bien par inviter le jeune homme en question dans son lit où celui-ci lui fera connaître des orgasmes d’une force bien singulière.
Le parcours de Valentine et de Vincent est parsemé d’obstacles et de toutes sortes de remises en question, mais la fin, et c’est le moins qu’on puisse dire, ne réserve aucune surprise, et même le lecteur le moins imaginatif l’aura vu venir de très, très loin. Si mon côté positif et bien-pensant se réjouit de la conclusion qu’Emma Cavalier a choisi (?) de servir à ses lecteurs, la partie littéraire de ma cervelle de Sanglier aimerait prendre la fuite devant les assauts d’une vague d’eau de rose qui menace d’engloutir les mérites de ce roman, dont la lecture m’a bel et bien procuré quelques heures d’un réel plaisir, grâce à la plume toujours élégante d’Emma Cavalier et à quelques-uns de ses personnages.
Il y a évidemment ceux auxquels on s’est attaché en lisant la Rééducation, mais il y a surtout le personnage de Valentine dont on apprend qu’elle a abandonné une carrière universitaire très prometteuse parce qu’elle ne supportait plus de voir son professeur d’Histoire, dont elle s’était bien évidemment entichée, s’amuser à gauche et à droite (dans la mesure de ses capacités plutôt minables). Dès sa première apparition, elle laisse entrevoir le côté plutôt rugueux d’une personnalité facilement emportée, par les apparences et par ce qu’elle prend pour ses convictions. C’est ainsi qu’elle se permet, à propos de Camille (sans exprimer cette pensée quand même), de la qualifier d” « assistante de seconde zone, du genre qui révélait sa médiocrité dans les dix premières secondes » (p. 10), sans pourtant l’avoir entendu prononcer autre chose qu’un simple « bonjour ». Avec une telle personnalité, les embarras ne sont jamais loin, et c’est ce que Valentine doit péniblement réaliser quand, plus tard, elle croise Vincent, vers lequel elle se sent de plus en plus attirée. Mais comme elle ne fait pas confiance aux sentiments et qu’elle veut à tout prix échapper à une relation exclusive qui la mettrait, imagine-t-elle, dans l’impossibilité de réaliser son potentiel, elle le rejette de toutes ses forces, malgré des fantasmes qui n’ont rien d’innocent. J’ai beaucoup apprécié ce personnage qui se soustrait habilement aux marques de sympathies que le lecteur est bien trop rapide à vouloir lui décerner, mais qu’il est tenté de traiter de connasse deux pages seulement plus loin. Et qu’on finit quand même par aimer de tout son grand cœur de lecteur…
Si le personnage de Valentine est un très beau succès de l’autrice, un personnage de roman sur le point de bondir dans la vie, avec ses déchirements et une violence surtout qu’on n’a pas l’habitude de rencontrer dans un personnage féminin, dans un genre où pullulent toujours les minettes prêtes à se pâmer dès qu’un mâle daigne diriger un peu de son attention sur leurs petites personnes, celui de Vincent reste étrangement pâle aux côtés d’un tel être rempli de sève jusqu’à en craquer, même s’il est vrai que tout le monde aurait du mal à soutenir une telle comparaison. Et cette impression de pâleur persiste, malgré les excursions multipliées dans les domaines les plus divers du plaisir dont notre guitariste revient toujours le même, comme si la vie n’avait aucune prise sur lui, comme si, en quelque sorte, il ne vivait pas réellement ce qui lui arrive.
Le roman se termine, je l’ai laissé deviner, en mode Happy End, et tout le monde trouve son compte dans un Épilogue sur lequel j’hésite de me prononcer : Valentine a « retrouvé l’étincelle » (p. 372), son homme fait parader ses « pectoraux luisants de sueur » (p. 372), et même le gosse de Leila (la chanteuse goth) est de la partie dans cette tournée qui ressemble un peu trop, à mon goût, à une joyeuse escapade en famille. Mais est-ce que j’irais aussi loin que de parler des conclusions qu’on pourrait tirer d’une simple comparaison de la situation du gosse « avant » (le petit délaissé dont on apprend qu’il a deux mères) et « après » (avec Vincent comme ersatz de père et Valentine comme presque-mère) ? Est-ce qu’on peut aller aussi loin que d’affirmer que le texte véhicule une drôle d’image des relations humaines ? Est-ce que, après tout, toutes ces échappées n’auraient que le seul but de permettre l’avènement d’une sorte d’idylle retrouvée ? Le petit homo, est-ce qu’il n’aurait qu’à s’en aller, relégué aux oubliettes des archives littéraires, après avoir permis aux autres, tel une sorte de catalyseur, de se « trouver » ? Et quelle est la signification de cet étrange contraste entre la « froideur » maintes fois dénoncée du couple féminin Leila / Jade et la chaleur – bien réelle d’ailleurs par les 35° qu’il fait à Berlin – dans laquelle barbotent Valentine et Vincent ?
Après des heures d’un plaisir nourri en permanence par l’écriture charmante d’Emma, la fin me laisse perplexe, avec comme un arrière-goût que j’ai du mal à supporter. Le roman n’a sans doute pas la prétention de sauver le monde ni de le rendre plus riche, et un auteur peut légitimement avoir le seul but de plaire sans vouloir instruire. Les personnages de l’Éveil des sentiments, ni plus ni moins que ceux de la Rééducation, ne se posent des questions fondamentales à propos de la société ou de la condition humaine. Tout ce qu’ils cherchent, c’est un peu de couleur dans la grisaille des vies peu remarquables, des escapades pour oublier, le temps d’une partie de jambes en l’air, les contraintes de la vie en société où les rêves ont tendance à ne pas se réaliser. Et cela est très bien ainsi. Si les Éditions Blanche cherchent à profiter, elles aussi, de la vague d’érotisme bon enfant et quelque peu incolore venue d’outre-Manche, je n’y trouve rien à redire. Qu’elles se servent d’une de leurs meilleures plumes pour atteindre ce but, et pour donner la mesure de ce dont est capable une plume comme celle d’Emma, c’est de bonne guerre, parce qu’il faut quand même mettre, dans ce jeu-là, toutes les chances de son côté. Mais est-ce qu’il faut vraiment renoncer à l’ambition de faire entrevoir un ailleurs dont on sait qu’il doit exister, quelque part ? J’aurais aimé voir les suites qu’une écrivaine de l’envergure d’Emma Cavalier aurait su donner à ce qu’elle avait commencé avec le Manoir. Je ne sais si le temps investi dans la rédaction des romans de cette trilogie aura été gaspillé, dans la mesure où il aurait pu être employé pour développer des caractères bien autrement fascinants, ou s’il aura été nécessaire de s’engager dans cette voie-là pour faire avancer l’écrivaine dans l’usage des armes qu’elle à choisi de manier. Mais quoi qu’il en soit, je ne peux me résoudre à croire qu’Emma Cavalier entrera dans les annales comme l’autrice de la Rééducation sentimentale, trilogie ou non.
Emma Cavalier
L’Éveil des sentiments
Éditions Blanche
ISBN : 978−2−84628−345−8 (papier)
ISBN : 978−2−84628−462−2 (ePub)
Références
↑1 | Emma Cavalier, L’Éveil des sentiments, Éditions Blanche, 2014, p. 16 |
---|