J’ai déjà eu affaire à des textes qui étaient sauvés, in extremis, par une fin qui donnait – finalement, si l’on peut dire – à réfléchir, qui versait une lumière différente sur les événements relatés, faisant baigner le texte dans un entre-deux qui laissait des doutes, matière première de toute réflexion. Mais qu’en est-il maintenant de ces textes dont c’est le début qui nous surprend par sa force, qui emportent les lecteurs par un tour de main des plus magiques, et qu’on sent ensuite partir à la dérive à la mesure que l’intrigue approche de la fin, jusqu’à terminer leur parcours dans la plus plate banalité ? Banalité qui se fait d’autant plus ressentir que l’auteur lui-même donne la mesure de ce qu’on a le droit d’attendre de sa plume… C’est ce qui m’est arrivé avec une nouvelle d’Éric Lysøe, Deux tas de sable au bord d’un lit. Il s’agit là d’un texte acheté il y a plus d’un an et demi, oublié ensuite dans la carte mémoire de ma tablette et retrouvé par le plus grand des hasards quand, ayant épuisé ma fidèle Kindle, j’ai dû recharger ma vieille tablette pour avoir quelque chose à me mettre sous la dent pendant les longues heures de navette. Le texte n’est actuellement plus disponible, ce qui m’a fait hésiter à propos de la rédaction de l’article que vous êtes en train de lire. Mais comme le problème m’a semblé assez intéressant, j’ai cédé à l’envie créatrice, d’autant plus que cela me donne l’occasion de parler des critères pouvant déterminer la qualité d’un texte littéraire. Mais je vous préviens tout de suite, c’est un sujet des plus épineux, et vous y trouverez tout au plus des indices.
Deux tas de sable, donc, des objets qui, d’emblée, n’ont rien de bien extraordinaire : des enfants en fabriquent tous les jours et de toutes les tailles, en jouant dans les bacs à sable ou à la plage. Il est plus rare, par contre, de mettre ses pieds dedans au sortir du lit, dans une chambre d’habitude très bien rangée. C’est pourtant ce qui arrive au protagoniste du récit, au professeur Tristan Farrel, et l’on conçoit facilement que celui-ci peut se poser des questions à propos d’un événement aussi peu banal. Intrigué, Farrel interroge sa mémoire et, tendant la main au lecteur, s’embarque avec celui-ci dans un voyage des plus insolites vers le Tassili, une région d’Algérie qu’il a brièvement visitée dans les années quatre-vingt.
J’espère que vous avez fini par comprendre que les deux tas de sable ayant déclenché cette avalanche du souvenir jouent, pour le professeur Farrel, le rôle de la légendaire Madeleine de Proust, l’objet quotidien qui a pourtant le pouvoir d’ouvrir la porte vers les souterrains enfouis de la mémoire. Et c’est là que la partie réellement intéressante du récit commence. Parti pour une sorte d’expédition touristique pour admirer les « richesses archéologiques » du Parc du Tassili, Tristan Farrel se trouvera embarqué dans une randonnée se transformant au fur et à mesure du progrès de la caravane en aventure érotique, une découverte bien particulière de la faune locale, une échappée hors du temps vers les profondeurs mythiques de l’Histoire avec ses bas-reliefs figurant des troupeaux et des processions menées par des « chamans préhistoriques ».
Tout se complique pourtant, parce que le narrateur est victime d’un drôle de phénomène. Il y a, dans la petite troupe qui s’apprête à percer au cœur du du désert, une jeune femme, Stéphanie, dont l’attitude provocatrice et l’appétit ouvertement sexuel agacent le narrateur. Ce qui ne l’empêche pas de se sentir attiré par le côté étrangement fragile de la jeune femme. La fin de la deuxième journée voit notre voyageur pénétrer dans les caves du rocher, à la recherche d’un abri loin des autres pour s’y enfermer avec sa compagne de circonstance. L’inéluctable arrive et tout pourrait être pour le mieux dans le meilleur des mondes sauf que voilà se produit un événement qui n’a plus rien d’ordinaire. Stéphanie, sans crier gare, cède la place à une autre femme, disparaissant sans laisser de traces. Le reste de la nuit se passe comme en rêve, ponctué d’orgasmes et de chevauchées sauvages à travers un terrain qui semble rappeler les origines de la vie elle-même. Et c’est à l’issue de cette nuit que le narrateur se rend compte de la disparition définitive de Stéphanie, comme si celle-ci n’avait jamais existé en dehors de la mémoire qu’il a conservée de ces deux jours précédents.
Tout cela se déroule près du rocher de la Vache qui pleure, « un rocher gigantesque, composé de deux grandes formes pyramidales », formation que le narrateur décrira plus tard comme des « mamelons pierreux ». On commence tout doucement à comprendre la signification des deux tas de sables et pourquoi leur contemplation a rappelé au narrateur précisément ce voyage-ci.
Après le retour en France et quelques consultations avec le psychiatre du coin, le temps passe sur tout cela avec son inéluctable cortège d’instants qui finissent par se glisser dans tous les interstices, par tout recouvrir et tout submerger. Tout finira donc par rentrer dans l’ordre, et la femme disparue n’est même plus un vague souvenir. Jusqu’à ce matin qui voit apparaître deux tas de sable au bord du lit du narrateur.
Le début de la deuxième partie est placé sous le signe positiviste de la recherche, et Tristan, professeur d’université, se rend chez un collègue pour demander à celui-ci de procéder à une analyse du sable pour arracher aux graines le mystère de leur origine. Pas de surprise, celles-ci viennent tout droit du Tassili, et Tristan n’a pas besoin de réfléchir longtemps pour arrêter sa décision : se rendre en Algérie pour essayer de résoudre cette affaire. Il y trouvera, et c’est là sans aucun doute le point le plus fort du texte, une explication du mystère qui, si l’esprit occidental n’a pas d’autre choix que de la réfuter, le pousse dans un abîme impossible à sonder. Son voyage le mène en pleine guerre d’indépendance, dans les années noires de la terreur de l’O.A.S., où une jeune fille nommée Stéphanie serait morte sous les balles d’un commando.
Lysøe s’empare ici du motif troublant de la femme-enfant, morte avant d’avoir l’âge des premières expériences sexuelles, motif traité de façon magistrale par Anne Rice dans son roman Entretien avec un vampire où un des rôles majeurs est attribué à Claudia, transformée en vampire à l’âge de cinq ans, une fille qui grandit en ce qui concerne la raison et l’expérience, mais qui reste enfermée dans le corps privé de sexualité d’une enfant. Et si la Stéphanie du récit de Tristan se présente sous les traits d’une femme adulte, épanouie, elle reste quand même l’enfant qu’elle a été au moment de sa mort, et les conséquences pour le narrateur sont des plus troublants, ce que Lysøe ne se prive pas de constater aux dépens de son personnage dont on devine l’extrême confusion au moment de découvrir les faits :
« Je la pénétrai lentement, comme s’il se fût agi de la déflorer. L’extrémité de mon gland se frayait peu à peu un passage entre des muqueuses que rien n’avait encore préparées à me recevoir. J’avais l’impression de forer un passage étroit dans le sable. Un instant même, l’idée me traversa l’esprit que Stevie était vierge. »
Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux passer le reste sous silence. Je constate que je me trouve placé dans la drôle de situation de devoir constater que le texte va bien plus loin que les plats fantasmes orientalistes européens passés à la sauce lourdement érotique que j’y voyais d’abord à l’oeuvre, surtout quand il aborde, de façon très indirecte et discrète, le sujet profondément troublant de la sexualité aberrante des pédophiles. Je crains que la banalité de la dernière partie du texte ne noie celui-ci sous des flots sucrés d’eau de rose et n’en fasse oublier les mérites. Quoi qu’il en soit, je peux dire que le texte recèle bien des abîmes qu’il est facile de ne pas remarquer. Comme cela arrive tout naturellement quand on se trouve en face d’événements et de souvenirs enfouis sous les décombres de la mémoire.
Bonus
M. Renaud Ehrengardt, patron de House made of dawn, l’ancien éditeur du texte, a attiré mon attention sur une interview réalisée avec l’auteur, interview qui permet au lecteur de mieux cerner la personnalité d’Éric Lysøe. La voici !

Éric Lysøe
Deux tas de sable au bord d’un lit
ISBN : 9791092791105
Titre actuellement indisponible