Kill my blonde – drôle de titre qui m’a tout d’abord fait penser, sans doute pour avoir un peu trop frayé ces derniers temps avec des textes en provenance de la Belle Province, à un sombre polar venu tout droit du Québec, et où il s’agirait de se débarrasser de son épouse. Mais les choses ne sont pas si faciles – ni aussi évidentes – dans ce texte de Cécile Benhamou que Jean-François Gayrard, patron des Éditions Numeriklivres, vient de récupérer des décombres de feu les Éditions de la Bourdonnaye, maison placée en liquidation judiciaire le 23 août par le tribunal de commerce de Versailles.
Ce n’est donc pas un polar que ce récit de quelques mois dans la vie de Stella, la protagoniste qui se double d’une narratrice à la première personne. Encore que l’ambiance dans laquelle le lecteur se trouve plongé dès les premières pages ne détonnerait pas dans un polar où le lecteur a l’habitude de croiser des personnages douteux dans une ambiance souvent glauque. Et ce n’est pas le sang non plus qui y manque, le sang qu’on voit couler dès la première page, encore que la plaie d’où il s’échappe n’est pas celle ouverte par l’arme d’un assassin :
Le filet de sang entre mes cuisses, tiède. […] J’ai encore envie de [mon amant], de le sentir en moi, envie d’être gavée par ce morceau de chair étranger, mais avant, je dois vraiment aller me laver l’entrecuisse. J’y vais donc. Je l’enjambe, la main sous mon sexe en prévention d’une goutte de sang furtive qui lui tomberait sur la figure. (chapitre 2)
Libre au lecteur de laisser s’envoler son imagination, chauffée à blanc par l’évocation de « cet infime filet sanguin [qui] était sans doute le fruit d’une partie de sexe trop enthousiaste. » (chapitre 2) On peut se demander quel genre de pratique se cache derrière un tel euphémisme, mais ni l’autrice ni la narratrice ne s’embarrassent de donner des détails, s’obstinent à laisser planer le doute et font passer la narratrice à l’acte suivant, le premier de toute une série qui s’étend à travers les dix premiers chapitres où l’on croise une pute qui ne dédaigne pas les excursions en terre saphique, un inconnu rencontré dans le train, un individu nommé Dave qui enchaîne des parties de jambes en l’air pour assouvir sa haine envers les femmes et envers lui-même, et finalement Mina, une copine de la narratrice, qui s’engage avec celle-ci dans une partie de triolisme.
Jusque-là, rien de trop insolite pour une protagoniste présentée dans le résumé du roman comme « femme libre » et peu soucieuse de son corps « dont elle fait ce qu’elle veut avec qui elle veut ». Sauf évidemment cette ambiance à la Bukowski qui n’est pas sans rappeler les meilleures pages de Tulle doré, texte de Roman K. qui envoie sa protagoniste baiser au milieu des ordures. Et puis, se produit une rencontre qui change tout, pour le lecteur aussi bien que pour Stella, qui se retrouve nez à nez avec – sa conscience ! Amenée, quant à elle, par « le spectacle de mon [i.e. de Stella] affliction » (chapitre 11).
C’est à partir de cette rencontre que le roman change d’allure et que la série de parties de jambes en l’air prend fin pour être remplacée par une suite de monologues intérieurs, et le lecteur se voit livré, au fur et à mesure que le texte progresse, à une marée de réflexions, rien que des réflexions, qui risquent d’ensevelir, voire d’écraser, l’intrigue.
À travers de nombreuses remises en questions, la narratrice se lance dans un parcours qui, censé la rapprocher de sa véritable personnalité, progressivement l’éloigne de la société, l’amène à couper les ponts avec ses amis et les gens qui l’entourent, en s’enfermant dans sa chambre d’abord, en partant pour Rotterdam ensuite, où elle embrasse, avec une belle passion, la condition de prostituée afin de se prouver à elle-même qu’elle est une véritable réprouvée, une femme qui ne respecte aucun code et qui enfreint toutes les règles de la bienséance. Sauf que cette étape ne dure pas plus que quelques heures et se rapproche d’un caprice plus que d’une action volontaire d’auto-anéantissement. À la place, elle choisit une piste différente, celle d’inscrire dans son visage le nom du prétendu coupable, d’y arborer le chiffre de la mort au lieu de celui de la vie, de faire de soi une sorte de Golem renversé et de porter à la glèbe qui la compose le coup fatal avant d’envoyer tout le bazar au loin, vers une gestation renouvelée, avec l’espoir sans doute de renaître pour une existence meilleure – sans préciser comment ce serait seulement possible. Le sang du début, celui qui s’écoule du ventre, est remplacé par celui de la fin, celui qui ensanglante le front et tout le corps, mais qu’est-ce que Stella a finalement gagné au change ? De quelle liberté va-t-elle profiter ? Comment assurer la nouvelle condition qui lui permette de vivre libre des exigences de sa conscience ? Et quelles sont d’ailleurs ces exigences ? La narratrice parle de façon très vague de quelques injonctions sans préciser qui les lui aurait adressées :
J’ai désobéi aux injonctions de bonne conduite qui auraient voulu que je sois vierge de toute débauche, de toute envie de sexe et d’alcool, de toute jubilation face au plaisir et autres turpitudes invariablement condamnables. (Chapitre 45)
Mais qui est-ce qui reprocherait à la protagoniste ses excès, sa façon de vivre, ses choix ? Qui demanderait à la narratrice de rendre compte de ses actes ? Et qui s’obstinerait à lui tendre des pièges quitte à barrer sa route ? Est-ce que tous ces obstacles sont bien réels ou est-ce que ceux-ci, imaginaires, n’existeraient qu’au niveau de son imagination, à l’instar de toutes ces théories complotistes qui assiègent les esprits faibles et peu aptes à y voir clair, dans un monde trop complexe ? Malgré la logorrhée dont la narratrice semble, par chapitres entiers, affligée, nulle trace d’une analyse approfondie et systématique pour déterminer sa place dans la société, au milieu du troupeau humain dont la présence lui pèse tant. Sauf, peut-être, un dégoût profond :
J’ai enchaîné les bites comme les putes au bois enchaînent les clients, taiseuse et consciencieuse, avec l’espoir malgré tout de trouver au milieu de ces chairs celle qui saurait me faire jouir, mais je n’en ai trouvé aucune. (chapitre 12)
Si j’ai été impressionné par une entrée en scène des plus sordides et la présence du sang que les textes érotiques ont trop souvent tendance à occulter, je me suis ensuite fatigué à entendre la narratrice se justifier en se répétant qu’elle a bien fait de franchir les obstacles dressés par la société, de passer à côté des attentes, d’ignorer les appels de sa « conscience » , jusqu’à concevoir le projet de se débarrasser de celle-ci. Quant à la fin, celle-ci n’apporte aucune réponse, et le flou s’empare du récit, à l’image des yeux qui se voilent sous l’assaut du sang. Une conclusion presque logique, après tant d’introspection, après ce long monologue intérieur, cette marée de réflexions, qui a pris le pas sur l’intrigue jusqu’à la noyer, jusqu’à la faire oublier. Ce qui tranche sur les premiers chapitres et le début haut en couleur, jusqu’à en dégoûter par la lenteur paralysante avec laquelle le récit se traîne en avant, comme si on lui avait coupé les tendons.
Le roman a pourtant ses moments forts, et l’autrice arrive à créer, dans ses meilleurs passages, une ambiance de fin d’univers qui reflète assez bien l’état d’âme de la protagoniste :
J’appuie sur le bouton. J’entends le bruit de la serrure qui se déverrouille. Je pousse la lourde porte : le hall, l’escalier sur la droite, puis la cour intérieure au fond. Les murs sont sales. De grosses écailles de peinture beige craquelée tombent de-ci de-là sur le sol carrelé du hall. Un chat noir et blanc est assis, moche lui aussi. (chapitre 7)
Et même vers la fin, quant tout se teinte de gris, il y a des instants de grâce, comme ce passage dans le bordel de Rotterdam et la fièvre qui s’empare de Stella à l’approche de l’heure fatidique, quand elle devra enfin se présenter pour être admise à l’étal où elle présentera ses chairs. Drôle de destin que celui d’une étoile qui ne peut briller qu’au milieu des ténèbres.
Je ne saurais dire si j’ai vraiment compris ce texte, dans la mesure où un texte peut être compris, où une quelconque intention se laisserait déchiffrer dans les pages d’un roman. Je sais par contre que j’ai gardé une impression assez mitigée de cette lecture qui, par pans entiers, menaçait de m’échapper, pris au piège des chapitres qui n’en finissaient pas. N’empêche que Cécile Benhamou m’a fait réfléchir, mieux peut-être que des textes plus réussis, ne fût-ce seulement pour essayer de comprendre où le texte a pu dérailler, et d’où venait ce sentiment d’avoir été perdu au bon milieu du voyage. Jusqu’à me demander si, par quelque condition qui m’échappe, je serais tout bonnement incapable de saisir l’âme de ce texte ?
Cécile Benhamou
Kill my blonde
Éditions NL
ISBN : 9782897179564