J’ai longtemps hésité à prendre la parole à propos de cette campagne déclenchée par l’affaire Weinstein, ce producteur omniprésent et – jusqu’à peu – omnipotent dans le monde du cinéma qui, s’il n’a plus rien du rêve enchanté, essaie pourtant de vendre celui-ci avec un acharnement d’autant plus grand que la réalité s’en éloigne. J’ai tout d’abord été choqué par la persistance de ces structures d’une hiérarchie sexualisée dont se servent les prédateurs pour puiser selon leurs pulsions du moment dans un entourage en grande partie composé – à ce qu’il paraît – de belles jeunes femmes prêtes à toutes les concessions pour conquérir le rêve d’une célébrité plus durable que les 15 minutes concédées à Messieurs et Mesdames tout le monde. Après avoir longuement réfléchi, et après avoir pensé aux expériences de certaines femmes de mon entourage, j’ai compris qu’il ne fallait vraiment pas s’étonner devant l’ampleur du phénomène, étant donné que nos sociétés sont en très grande partie construites sur des modèles hiérarchiques où le succès des individus est mesuré selon les échelles du pouvoir vers lesquelles ils ont su se hisser. Et le pouvoir servant à satisfaire des désirs, il ne faut pas être un génie pour comprendre qu’une relation sexuelle avec une belle jeune femme (voire plusieurs) est un désir partagé par la très grande majorité des hommes. Et pour certains, le fait de l’avoir obtenue par la force d’un certain prestige, d’avoir réussi à imposer sa volonté à autrui par le pouvoir qu’on a su acquérir, est sans aucun doute un délice supplémentaire.
Rien de tout cela n’est nouveau, et les témoignages qui enfin fleurissent sur les réseaux numériques et dans la presse sont une belle preuve de la nécessité de briser – enfin – le silence.
Si je parle aujourd’hui de ce phénomène dans les colonnes de la Bauge littéraire, c’est qu’il commence à toucher le monde de l’art, et il ne faut pas être très malin pour prédire qu’il aura très sûrement – et sous peu – des répercussions sur la littérature. Quand je dis « monde de l’art », je ne parle pourtant pas des individus qui pourraient se trouver impliqués, comme par exemple James Levine dont la presse vient de relever le côté « mineur », mais des œuvres elles-mêmes (des textes ou des toiles) que certains aimeraient voir censurées.
La première manifestation de cette extension du domaine de la lutte ne manque pas de présenter un certain caractère anecdotique, mais ce n’est pas pour cela qu’il ne faut pas prendre très au sérieux la volonté qui s’y exprime ! Il s’agit de l’initiative d’une avocate britannique choquée par l’affirmation de son fils qu’on pouvait embrasser une femme qui dort – le tout suite à une lecture scolaire de Cendrillon. Cette phrase dans la bouche de son fils de six ans a incité la mère en question à contacter l’école pour savoir comment faire pour interdire la lecture de ce conte de fée. Quand on sait à quel point Cendrillon fait partie de la culture populaire (conte de fée porté à l’écran par Disney, no less) au point d’y être omniprésent, au moins au même titre que d’autres contes tout droit venus de la nuit des temps et du subconscient collectif, comme le Chaperon rouge qui subit un viol par loup interposé, on comprend que c’est là une action qui risque d’être médiatisée. Le fait que j’en parle ici en est une preuve amplement suffisante. Cette mère de famille serait, au moins d’après l’interprétation qu’en donne l’Actualitté, « manifestement préoccupée par le message que véhicule le conte » [1]Le baiser du prince à la Belle au Bois dormant, un acte de prédateur sexuel, article publié le 24 novembre 2017. Il est vrai que la lecture des contes de fée peut déranger, peut-être même jusqu’au point de laisser des cicatrices. Quand je me suis procuré le recueil complet des contes de Grimm, avec l’intention de les lire à mes filles, je me suis souvent retrouvé devant des scènes qui feraient pâlir jusqu’au célèbre père des zombies, George Romero lui-même. Du coup, j’ai omis celles-ci de mes lectures du soir pour petites filles – quand je vous parle de censure, hein… Mais on peut se demander si la personne en question – avocate de sa profession – est à la hauteur des faits quand il s’agit de traiter du phénomène des contes de fée, phénomène véritablement mondial avec des filiations souterraines que des philologues et des psychologues essaient de démêler depuis des siècles, phénomène qui nous apprend bien plus sur notre condition humaine que n’importe quel roman du XXe siècle. Toujours est-il que le fait lui-même – un homme qui embrasse une femme incapable de donner son consentement – se révèle une pierre d’achoppement dans le discours actuel à propos des abus multiples qu’on voit défiler dans les timelines des réseaux. Serait-ce l’occasion de révéler, comme l’a fait M. Solym dans l’article déjà cité d’Actualitté, que la version telle qu’on la connaît tous avec son baiser plutôt chaste est bien édulcorée par rapport à d’autres versions du conte, des versions où il se passe bien d’autres choses entre les personnages qu’un baiser ? M. Solym cite le Pentamerone, recueil de nouvelles italien de Giambattista Basile. Mais le motif de la confrontation entre une femme « endormie » et un homme qui profite de cette situation a fait naître bien des textes qui n’ont plus aucun lien au conte en question sauf évidemment le motif initial varié à l’infini. On peut citer la Marquise d’O, nouvelle de Heinrich von Kleist, dont la protagoniste est rendue enceinte par un « sauveur » qui profite de l’état comateux où celle-ci est tombée après avoir été violentée par une meute de soldats qui s’apprêtaient à la violer. Et qu’en est-il de la protagoniste du Rideau cramoisi, nouvelle merveilleusement ambiguë de Barbey d’Aurevilly, où une jeune femme pénètre régulièrement dans la chambre d’un jeune officier pour y passer la nuit, silencieuse toujours, folle peut-être, privée de raison sans doute et par conséquent incapable de donner un consentement valable :
« mais les yeux noirs, à la noirceur profonde, […], ne se fermèrent point, — ne palpitèrent même pas ; — mais tout au fond, comme sur sa bouche, je vis passer de la démence ! »
Ce sont là des textes qui tous se dérobent à une lecture facile, unidimensionnelle, et dont le propre est de surprendre et d’offrir au lecteur des pistes toujours renouvelées. Pour ne rien dire de textes plus explicites encore comme celui de Nabokov qui a fait le bonheur des censeurs et des procureurs de tous poils, Lolita, où une fille de treize ans baise avec un homme plusieurs fois son aîné et où l’auteur pousse le vice jusqu’à inventer des scènes comme celle où la jeune fille reproche à son amant de l’avoir déchirée avec sa bite démesurée d’adulte. Ou encore l’incomparable Opus Pistorum, texte pornographique de Henry Miller qui commence par une histoire de bonne femme qui se fait défoncer par – son chien. Est-ce que l’indignation actuelle déclenchée par l’affaire Weinstein finira par faire revivre le spectre de la censure ? Est-ce que les éditeurs et les auteurs seront de nouveau poursuivis en justice pour avoir publié des textes qui – tels des béliers de la non-conformité mus par des pulsions innommables – se heurtent contre toute bienséance, contre toute forme du politiquement correct afin de profondément pénétrer – tel un enculage civilisationnel – dans le puits sans fond et sans lumière de la condition humaine ?

Et voici venu le temps de parler d’une deuxième manifestation encore plus récente de cette tentation de censure apparemment toujours présente [2]Cela me rappelle l’événement plusieurs fois relayé par la Bauge littéraire, la Banned Books Week, consacré à sauver des textes de la censure., celle qui m’a fait sauter le pas pour publier cette réflexion : Il y a quelques jours, une certaine Mia Merrill, femme New-Yorkaise intéressée par – selon ce que l’on peut lire sur son profile Twitter – « Start-ups, people, lady power(!) and things like art » a lancé une pétition pour inciter le Metropolitan Museum of Art à retirer une peinture de Balthus, Thérèse, rêvant, peinture dont les connotations sexuelles, d’après ce qu’elle écrit dans sa pétition, l’ont profondément choquée :
« I was shocked to see a painting that depicts a young girl in a sexually suggestive pose. » [3]Metropolitan Museum of Art : Remove Balthus” Suggestive Painting of a Pubescent Girl, Thérèse Dreaming
Il est clair que les peintures de Balthus sont volontiers provocatrices. Dans une très bonne partie de ses tableaux, on trouve des modèles adolescentes, parfois dans des poses très peu équivoques, destinées sans doute à susciter et à explorer une ambiance empreinte de sexualité. Et il y a, dans l’œuvre de Balthus, bien plus explicite encore que ce que Mme Merrill a pu contempler dans le Met. Rien qu’à imaginer sa réaction devant La leçon de guitare, toile justement célèbre de 1934 où l’abus et le viol ne sont pas que de lointaines possibilités !

S’il n’y a donc pas de doute à propos de la présence de la sexualité dans la peinture de Balthus, il faut par contre se demander où serait l’abus, et s’il y a réellement, comme la pétitionnaire le prétend, une « sexualisation » voire une réification des enfants (« objectification of children »). N’est-ce pas plutôt l’approche du peintre qui leur confère (ou restitue) une humanité à part entière, une humanité dont la sexualité fait partie intégrante ? Je pense dans ce contexte au texte de Théo Kosma que j’ai pu lire il y a quelques mois, En attendant d’être grande, qui peut apporter quelques réflexions très utiles au débat. Et on peut aussi se demander si l’idée de l’enfance telle qu’elle se construit depuis un certain temps, dans certaines régions plutôt privilégiées du globe, au lieu de rendre justice aux intéressés, ne serait pas trop réductrice, trop protectrice, telle un cadre dont il ne faut surtout pas sortir. Ce sont là des réflexions que la contemplation d’un tableau de Balthus avec ses corps adolescents en pleine mutation, au seuil de l’âge adulte, peut faire naître. Avec la même puissance suggestive d’ailleurs qu’un tableau de Kirchner mettant en scène la justement célèbre Fränzi, modèle adolescente qui n’a pas hésité à poser nue pour les peintres expressionnistes. Et que certains se plaisent à imaginer, avec une drôle de fascination morbide, dans des relations sexuelles avec l’un ou l’autre des artistes de la Brücke (Heckel, Kirchner, Pechstein).
Je comprends que tout ceci – à savoir la sexualité des enfants et des adolescents – soit un sujet difficile, surtout dans le contexte actuel où un si grand nombre de femmes révèlent enfin la violence sexuelle à laquelle elles ont été exposées ; je comprends aussi que certains puissent ressentir une profonde inquiétude devant des textes ou des toiles qui explorent des facettes parfois peu avouables de la sexualité. Et il va sans dire que l’art peut et doit être remis en question. Mais remise en question n’équivaut pas à suppression, et la pire des démarches consisterait à priver le public des œuvres d’art qui auront toujours la puissance de déranger et de (se) remettre en question. Encore heureux que la sagesse ne cède pas devant de tels sursauts irréfléchis, la preuve en étant fournie par Kenneth Weine, porte-parole du Musée qui vient d’affirmer :
“[Our] mission is to collect, study, conserve, and present significant works of art across all times and cultures in order to connect people to creativity, knowledge, and ideas”
C’est sans doute cette dernière partie, « mettre les gens en relation avec de la créativité, du savoir et des idées », qui devrait parler à Mme Merrill, l’initiatrice de la pétition, qui, visiblement et malgré son intérêt pour des « trucs comme l’art », n’y a rien compris.
Tout ceci est un bel exemple des effets néfastes que les meilleures intentions du monde peuvent engendrer. Je salue le combat des femmes contre la violence sexuelle, et je me réjouis de voir tomber les masques un peu partout. Mais je suis horripilé par la résurgence, dans des sociétés « libres », de la volonté de censure, une tentation à laquelle, apparemment, n’échappent pas celles et ceux qui mènent – ou croient mener – le bon combat. Et quel meilleur symbole pour la laideur et la violence de telles revendications que le cadre vide utilisé par Mme Merrill pour illustrer sa pétition ?

Références
↑1 | Le baiser du prince à la Belle au Bois dormant, un acte de prédateur sexuel, article publié le 24 novembre 2017 |
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↑2 | Cela me rappelle l’événement plusieurs fois relayé par la Bauge littéraire, la Banned Books Week, consacré à sauver des textes de la censure. |
↑3 | Metropolitan Museum of Art : Remove Balthus” Suggestive Painting of a Pubescent Girl, Thérèse Dreaming |
3 réponses à “Balthus, #MeToo et la censure tentatrice”
Il n’est pas interdit de penser que les plateformes de publication (amazon, wattpad, blogs…) en viendront un jour à revoir leurs conditions d’utilisation dans ce sens.
Nous pourrions toujours écrire des textes érotiques, mais à condition de respecter un certain nombre de règles, que le consentement soit clairement établi (par contrat, comme dans 50 nuances ?), que les relations sexuelles soient protégées…
Si l’on pousse l’idée jusqu’au bout du politiquement correct, l’on ne pourra plus écrire une scène de repas sans préciser que les légumes viennent d’une coopérative bio, ni raconter un roadtrip autrement qu’en voiture électrique avec une conduite éco-responsable.
Hé oui, j’ai profité de ton passage pour acheter le troisième volume des Affaires sexe sensibles :-) Et j’adore ton slogan : 0 censure – 100% porno. YES !!
Hooray for the Met in standing by the art. I think it would be hard to judge someone through time like this, to judge by a current standard might be incorrect, especially in light of the fact that his intentions are unknown. As an artist I think one can more easily understand people like Balthus, or Leni Riefenstahl when one sees their work, and sees their particular pursuit of beauty based on that.