Après À la vie, à la mort, Aurélie Gaillot publie, avec Nomade, son deuxième roman dans la collection e‑LIRE de l’éditeur pure player Numériklivres. Si j’ai gardé un très bon souvenir de mon premier rendez-vous littéraire avec cette pétillante Provençale d’adoption, c’est le deuxième roman qui consacre son autrice comme une des plumes incontournables du sursaut littéraire lié à l’avènement du numérique, une évolution qui élargit le champ de vision en enlevant aux dinosaures parisiens une partie de leurs prérogatives et en faisant résonner des voix qui auraient sans doute été condamnées au silence sans la levée en masse de nouveaux auteurs à laquelle président les petites structures comme celle de Jean-François Gayrard et sans le changement dans les coutumes littéraires surannées que celles-ci ont initié.
Nomade, c’est, encore une fois, une histoire d’adolescents, de jeunes adultes, lâchés dans un monde qui ne les a pas attendus, un monde sur lequel tout les incite à porter un regard des plus désabusés. Les héritiers de Lilou, l’héroïne du premier roman, s’appellent Curt et Mathias, un couple dont les aventures ne sont pas sans rappeler, par le côté rocambolesque de certaines d’entre elles ou encore par l’éternelle bougeotte des protagonistes, celles que vivent Jean-Claude et Pierrot (aka Gérard Depardieu et Patrick Dewaere) dans le chef d’œuvre de Betrand Blier, Les Valseuses.
Curt et Mathias donc, encore qu’il faut concéder que, comme c’est Mathias qui raconte à la première personne, le personnage de Curt reste quelque peu hermétique, moins accessible, ce qui s’allie finalement bien avec son caractère éphémère, son passage éclair qui rappelle celui d’une comète (je sais, cette image n’est pas sans évoquer certaines associations), avec ses absences aussi, tandis que le rôle de celui qui reste, qui s’étend dans la durée, qui crée celle-ci en racontant, en rapportant les événements tels qu’il les aura vus, les aura compris, est dévolu à Mathias, celui qui, dès les premiers paragraphes, n’arrête de se ravaler, de minimiser son importance, de se réduire à l’état de celui qui regarde, qui témoigne, qui accompagne. Celui qu’il choisit d’accompagner, c’est donc son ami Curt, et les deux jeunes hommes feront effectivement un bout de route ensemble. Cette route les fera, grâce aux ramifications de son réseau, pénétrer dans les profondeurs du pays et de l’âme humaine, leur fera connaître des bas-fonds et des instants de bonheur, leur aménageant des rencontres et des départs, les emmenant toujours plus loin tout en leur faisant oublier qu’elle tourne en rond, tout en leur faisant comprendre que, fidèle compagnon, elle ne les lâchera jamais avant l’heure finale.
Curt et Mathis, des adolescences comme tant d’autres, des vies qu’on essaie d’aliéner, de forger sur celles qui les entourent, selon ce qu’imaginent les parents, les profs, les voisins. C’est banal, certes, cela se reproduit ad æternam, bien sûr, mais cela peut se raconter, et le texte d’Aurélie Gaillot en est l’illustration, avec des mots qu’elle oblige à faire leur mue, leur faisant retrouver la fraîcheur d’une vie renouvelée entre les mains d’une écrivaine qui sait aménager les bonnes perspectives, installer le décor et – surtout – animer ses personnages d’un souffle bien à eux, un souffle dont la force les rend capables de sortir de chez eux, de se conquérir une place dans le monde, à savoir celui du lecteur qui se penche sur le texte en apparence si ordinaire et qui en est sans doute encore à se demander ce qui lui arrive, en train de digérer la nourriture peu ordinaire qu’on lui a jeté en pâture.
Conscients de ce qu’on leur inflige, les deux ados devenus jeunes hommes foutent le camp, une première fois, s’installent quelque part, se trouvent un premier boulot, commencent une vie à deux, insouciants. Mais les soucis n’ont pas besoin qu’on les cherche, ils finissent par s’inviter. C’est, évidemment, ce qui arrive et voilà l’idylle anéantie, réduite au souvenir qu’on essaie de conserver, de ranger dans ce crâne qui nous sert de « boîte à souvenirs », comme Mathis a essayé de le faire devant sa grand-mère morte, rangée déjà dans cette autre boîte destinée à lui servir de dernière demeure :
« Je l’avais matée longtemps pour me la coller quelque part dans ma boîte à souvenirs qu’était quasi vide. » (Chap. 2, Number two)
Les choses se reproduisent, dans d’autres cadres, avec d’autres personnes, et la stabilité qu’on aimerait voir s’éterniser finit toujours par éclater, le cycle se renouvelant jusqu’à ce que l’un ou l’autre des personnages disparaisse, éjectés dans le vide autour où rien n’existe plus sauf – le souvenir. Qu’il s’agit, encore et toujours, de sauvegarder. À croire que nous ne serions rien d’autres que des machines à générer et à conserver des souvenirs, une sorte de mémoire vive déambulante appelée à s’évanouir une fois qu’on lui coupe le jus. À moins d’être un miroir qu’on promène à travers les rues (et oui, plein de références ici), miroir qui non seulement réfléchit, mais en quelque sorte contient celles et ceux que nous croisons. Est-ce l’endroit pour rappeler que le titre du roman, Nomade, est aussi un anagramme de Monade, cette entité chère à Leibnitz et dont le titre choisi par Aurélie Gaillot rappelle si étrangement la consonance ? La monade, « miroir[s] vivant[s] de l’univers » [1]Leibnitz, Lettre à la reine Sophie-Charlotte du 8 mai 1704 ?
L’histoire de Mathias et de Curt, de Marylou et de Paule, leurs compagnes, ce serait donc aussi celle du monde entier, de l’espèce contenue toute entière dans ses plus petits échantillons qui, par cela même, deviennent significatifs, acquérant une importance bien au-delà de la banalité de ce qui leur arrive, des événements qui façonnent ces (petites) vies-là. Et c’est dans ce contexte-ci que la notion du souvenir-miroir, qui reflète les personnes et les choses, qui perpétue et multiplie la vie en la réfléchissant, en peuplant à l’infini les espaces imaginaires, acquiert toute sa signification, parce que les monades, « miroirs vivants de l’univers », sont par cela même « aussi durables que le monde lui-même » [2]Leibnitz, l.c.. Peu importe donc que nous descendions dans la terre, le souvenir nous rendra éternels. Ce geste n’est pourtant pas banal, et voici la leçon qu’il faut retenir, à savoir celle de Mathias, celui qui non seulement raconte, mais qui finit par trouver le moyen de matérialiser le souvenir en se rendant le maître, face à la mort, de l’écriture, rendant par cela le souvenir pérenne, étendant son domaine par-delà la tombe : Exegi monumentum aere perennius.
Quel clin d’œil adorable à la Grande Faucheuse à laquelle, souvenez-vous, Mathias a offert une Bible, celle que sa grand-mère lui a demandé de lui coller « dans la boîte », dans l’espoir qu” « ils y verront que du feu là-haut » [3]A. Gaillot, Nomade, chap. 2, Number two, cette Mort qui le frôle comme un dernier souffle, l’investissant par cela même de la force d’écrire, le rendant finalement capable de créer son propre livre [4]Faut-il rappeler ici l’étymologie du mot Bible, qui ne signifie rien d’autre que livre ?, appelé à défier la Mort elle-même.
J’ai rarement lu un texte aussi enthousiasmant que ce petit roman d’Aurélie Gaillot. Un roman dont la couverture capte l’essence aussi bien que l’essentiel dans l’image de la force et de l’amitié, réunies dans la volonté de résister ensemble à tout ce que la vie peut nous jeter, dans la conscience qu’un jour on lui échappera. J’aimerais emprunter, pour célébrer ce geste, un titre créé par Franck-Olivier Laferrère : Aimer, c’est résister. Une devise magistralement illustrée par Aurélie Gaillot et Jean-François Gayrard.
Aurélie Gaillot
Nomade
Numériklivres
ISBN : 978−2−89717−773−7