C’est au gré de mes lectures que j’ai été confronté, une fois de plus, à la fascination qu’exerce le Mal. Et je viens de prendre la décision de consacrer quelques mots à ce phénomène. Mais comme il y a, vous vous en doutez, beaucoup à dire là-dessus, j’ai choisi, pour ne pas perdre mes lecteurs en cours de route, de le faire plusieurs articles. Après quelques remarques plutôt générales, je vais aborder le livre qui est à l’origine de cet intérêt renouvelé en la matière, Belle du Seigneur.

Qu’en est-il de tous ces univers dualistes de « l’art populaire » (dans un sens trèèès large), peuplés de créatures qu’on peut pratiquement toujours placer sans hésiter dans des camps clairement définis ? Où il ne faut jamais réfléchir pour choisir le bon côté et où on partage volontiers les épreuves des protagonistes ? Qu’on traverse avec Aragon et Frodon les étendues désertiques de la mythique Terre du Milieu pour confronter Sauron, incarnation quelque peu baroque du Mal, ou qu’on parcoure, aux côtés des Rebelles les vastes espaces de l’Empire interstellaire pour finalement assister à l’anéantissement de l’Empereur, autre incarnation du même Mal (dont l’allure ressemble étrangement à celle de la méchante sorcière empoisonneuse de Blanche-Neige dans le dessin animé merveilleux de Disney), on finit immanquablement par se gaver aux festins qui accompagnent sans faute les célébrations de la victoire du camp des bons ou par s’attendrir devant le mariage féerique du héros dont la tendre Dulcinée ressemble à s’y méprendre, dans un remake ad libitum du Royal Wedding, à une Lady Di déjà transfigurée par sa fin tragique. Quant au spectateur, le plaisir d’avoir soutenu la bonne cause le dédommagera de toutes ses imaginaires fatigues.
Ce tournant fantastique, ce bouleversant changement de décor dans un effort vers l’inhumainement grandiose, qu’opèrent volontiers les auteurs et les cinéastes, créateurs de mondes oniriques, ne sauraient pourtant faire oublier que le Mal fait avant tout partie de notre vie quotidienne où il peut surgir, à l’improviste, des situations les plus banales. La méchanceté d’un voisin. La volonté de faire sentir à autrui une prétendue supériorité. Des propos mensongers, tenus dans le seul but de nuire. Une liste qu’on pourrait continuer pendant longtemps encore sans en voir la fin. Mais tout ceci est mesquin, de loin trop peu important pour fasciner, pour mettre en branle les machines à produire les rêves. Et simplement trop banalement moche pour exercer une attraction quelconque.
Mais n’y a‑t-il pas, malgré la laideur physique des créatures du Mal et surtout de ses protagonistes, une beauté séductrice, désespérant, qui fait partie de sa fascination ? Qui attire, comme la beauté de la chute de Satan ? De Satan dans sa chute ? Beauté conjurée et mise en scène par un pouvoir écrasant avec ses rangs de soldats d’une armée étincelante d’acier et de feu, par l’ordre apparent qui régit la société qui a consenti à s’y livrer, la beauté des corps d’athlètes qu’un régime inhumain a su mettre à son service.
Il semblerait qu’il faut de la grandeur pour faire naître cette étrange beauté, une grandeur capable de transfigurer, pour faire reconnaître le Mal comme une des forces constituantes de l’univers. Et il ne faut même pas inventer des univers fantasmagoriques pour en trouver des exemples. Il suffit de feuilleter les pages d’un simple livre scolaire dédié à l’histoire du XXe siècle, pour se trouver en présence d’un moment historique où le Mal, dans notre pauvre quotidien, a atteint à des dimensions véritablement mythiques. Des armées se sont déchaînées sur les pays de l’Europe, brillantes dans leur défilés impeccables, pour changer la face du monde en la passant au bistouri aiguisé par la terreur, la peur, l’esclavage et la mort. Des bandes d’assassins, soutenues par une organisation d’une efficacité sans pareille, qui poussent jusqu’aux derniers recoins des villes perdues d’Europe Centrale, oubliées jusque-là dans la poussière du fin fond de la Russie, pour serrer le Juif dans leurs étreintes sanguinolentes et l’acheminer vers leurs usines de mort, réduisant l’être humain à l’état de matière première.
Mais n’oublions pas qu’on parle littérature. Revenons donc au livre qui a ouvert cet article. Il y a quelques semaines, je vous ai présenté mes lectures du moment. Parmi celles-ci se trouve, avec la Belle du Seigneur d’Albert Cohen, une véritable brique de 1.100 pages, dont l’intrigue principal est l’amour entre un haut diplomate juif, Solal, et Ariane, une jeune femme qu’il se propose de (et réussit à) séduire. Tout ça se passe au milieu des années Trente du XXe siècle qui ont vu l’arrivée au pouvoir du fascisme en Allemagne et les préparatifs de la guerre la plus meurtrière de l’Histoire humaine. Le protagoniste, une fois coupé de tout ce qui le rattachait au monde social (le poste de diplomate, la nationalité française), se révèle de plus en plus être l’incarnation du Juif éternel, haï par les peuples parmi lesquels il est obligé de vivre, toujours chassé et opprimé, mais fier d’être en possession de la Loi éternelle de Moïse, révélée par l’Éternel lui-même. Et c’est dans un très long monologue intérieur, où le personnage prend conscience de lui-même, que se trouvent des passages impressionnants à travers desquels s’opère la transfiguration : le mal quotidien, celui qui se déroule aux yeux de tout le monde, qui se borne à sacrifier l’amour-propre du prochain à la quête de l’ascension sociale, frôlant le banal justement par sa quotidienneté, est anéanti par la naissance du Mal absolu, au cœur du continent, et qui, tel un trou noir, attire tout ce qui l’entoure pour l’emporter dans un tourbillon de destruction inégalable.

Mais quelles sont donc les deux forces en présence qui, dans le monde en peine de Solal, symbolisent, voire incarnent, le Mal et le Bien ?
D’un côté, il y a l’Homme, assujetti à ses pulsions « naturelles », incarnation de la célèbre phrase de Tennyson : « Nature, red in tooth and claw » [1]Alfred, Lord Tennyson, In Memoriam A.H.H., Canto 56, exerçant le droit du plus fort pour s’assurer une place à lui-même et à sa progéniture, aspirant à soumettre voire à anéantir les plus faibles.
De l’autre côté, il y a, seul, le peuple juif, régi par la Loi. Par la Loi dont les préceptes n’auraient d’autre but que de soustraire l’Homme à la domination de la Nature, de revêtir d’humanité ses instincts – au même titre que la chair recouvre son squelette – pour parfaire la création et le rendre – finalement – humain.
L’Homme de nature donc contre l’Homme de la Loi. Prise de position, soit dit en passant, on ne peut plus éclatante contre l’illustre compatriote, J.J. Rousseau. Cette opposition se trouve déjà dans les vers de Tennyson auxquels je viens de faire allusion, et qui datent d’ailleurs – et significativement – de 1850 :
Who trusted God was love indeed
And love Creation’s final law
Tho” Nature, red in tooth and claw
With ravine, shriek’d against his creed
On y retrouve jusqu’à la notion de « Loi » qui, pour Solal, fait toute la différence entre l’état sauvage et la civilisation.

La rage meurtrière des fascistes Allemands est donc transposée aux dimensions d’une lutte cosmique dont le résultat déterminerait le destin de l’espèce humaine. Il s’agit de savoir si l’Homme est capable de surmonter son héritage de prédateur pour fonder une civilisation où l’Amour ne sera plus la seule adoration de la force et de la capacité de tuer.
Cohen n’est pas le seul écrivain qui, témoin de la montée et de la chute de l’Empire du Mal, a essayé de placer le combat désespéré de l’humanité sur un niveau cosmique, universel. C’est dire à quel point l’homme a su dépasser la mesure de l’humain dans sa volonté de destruction et de meurtre.
à suivre …