Alexis SZ, Moi l’indien

Étiquettes :

La lit­té­ra­ture, serait-elle en train de chan­ger ? Ou, pour être plus pré­cis, les condi­tions de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion lit­té­raires, seraient-elles enfin en train de s’af­fran­chir des usages cen­te­naires sous la pres­sion du numé­rique ? Je sais que je ne suis pas le seul à me poser cette ques­tion, mais je ne vou­drais pas pour autant rejoindre le chœur de ceux qui pré­tendent connaître la réponse. Mais quand on sait que les deux romans qui, cette année-ci, m’ont le plus mar­qué ont tous les deux été publiés en auto-édi­tion et dis­tri­bués en numé­rique, on com­prend l’in­té­rêt d’une telle inter­ro­ga­tion. Ceux qui me suivent l’au­ront devi­né, je parle du roman sor­ti de la plume enchan­tée d’Agnès Mar­tin-Lugand, Les gens heu­reux lisent et boivent du café, et de La Légende de Lit­tle Eagle, de Flo­rian Rochat. Et je me demande, depuis quelques jours, s’il n’y a pas un troi­sième titre à rajou­ter à cette liste : à savoir celui d’A­lexis SZ, Moi l’in­dien, un roman que j’ai tout sim­ple­ment ado­ré. Cela ne m’empêchera pas d’en mon­trer les fai­blesses, parce que l’au­teur mérite qu’on le prenne au sérieux et qu’on le fasse avan­cer, peu importe la peine, mais toutes les fai­blesses ima­gi­nables n’empêcheront pas l’é­tin­celle d’A­lexis SZ de briller dans le noir.

Vous l’au­rez sans doute com­pris, j’ai quelques réserves à pro­pos de ce der­nier texte, et pour­tant, la lec­ture en a été un vrai plai­sir : celui de la décou­verte d’un nou­vel auteur et de l’u­ni­vers qu’il fait entre­voir dès qu’il se met à écrire, mul­ti­plié par celui d’être en face d’un véri­table petit bout de lit­té­ra­ture. Ce qui n’empêche que, après avoir ter­mi­né la der­nière phrase, j’ai mis un cer­tain temps à maî­tri­ser le malaise qui est venu se gref­fer sur l’en­thou­siasme initial.

Mais allons‑y dou­ce­ment et com­men­çons par le début. Moi l’in­dien, c’est l’his­toire de deux ado­les­cents, Émi­lie et Ben­ja­min, qui, ini­tia­le­ment, ignorent jus­qu’à l’exis­tence de l’autre. Habi­tant quelque part au milieu du patch­work com­mu­nau­ta­riste qu’est deve­nu Paris à l’aube du XXIIe siècle, ils sont nés de parents qui, n’ayant pas réus­si à prendre en main leurs propres exis­tences minables, négligent d’au­tant plus leurs enfants. Ceux-ci décident, un beau jour, de se rendre maîtres de leur propre sort et prennent la poudre d’es­cam­pette, de façon aus­si spec­ta­cu­laire qu’ils ne laissent pas d’autre choix aux adultes que de se mettre aux trousses des deux fugueurs pour les récu­pé­rer et les faire pro­fi­ter, de gré ou de force, des bien­faits d’une civi­li­sa­tion pour­tant en train de s’effriter.

À peine sor­tis de Paris, les deux ados ne man­que­ront pas de se croi­ser, ou mieux : de se tom­ber des­sus – lit­té­ra­le­ment. Cette ren­contre est le point de départ d’une caval­cade bien par­ti­cu­lière et Émi­lie et Ben­ja­min s’embarquent ensemble, après les réti­cences d’u­sage en pareil cas, dans un périple qui leur fera faire le tour d’une France bien chan­gée par rap­port à ce que nous, lec­teurs du mil­lé­naire encore jeune, avons quo­ti­dien­ne­ment sous les yeux. Ce drôle de pays, où les topo­nymes ont une conso­nance vague­ment fami­lière même si on ne sait où les loca­li­ser, fait par­tie d’une vaste enti­té poli­tique com­pre­nant l’Eu­rope et une bonne par­tie de l’A­sie. Les contours de celle-ci res­tent pour­tant flous et le lec­teur n’ap­prend pra­ti­que­ment rien par rap­port à l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique de la pla­nète. S’il y bien un cha­pitre inti­tu­lé Trois mil­liards de secondes en deux temps trois mou­ve­ments dans lequel un vieil aveugle dis­pense aux enfants un abré­gé de l’his­toire du der­nier siècle, celui-ci se résume en grande par­tie à des lieux com­muns et à des réponses tel­le­ment faciles que ni les enfants ni le lec­teur n’en tirent aucun pro­fit. Et c’est là qu’on met le doigt sur un des points les plus faibles du roman : le manque de consis­tance de l’a­ve­nir dans lequel Émi­lie et Ben­ja­min sont cen­sés évo­luer. Il y a de vagues allu­sions à de grands chan­ge­ments et à des tri­bu­la­tions pla­né­taires, mais tout cela reste peu clair, et le monde qu’on découvre à tra­vers les yeux des pro­ta­go­nistes res­semble étran­ge­ment à celui d’au­jourd’­hui, avec ses vacances à la mer, ses enfants négli­gés, ses films et son réseau, sa vie sco­laire, les cou­tumes de ses vil­lages, et jus­qu’aux gens qu’on y croise. Et l’au­teur néglige aus­si de don­ner les rai­sons d’une obses­sion remar­quable de cette socié­té-là, à savoir celle des enfants. Celle-ci prend de telles enver­gures dans le cas des deux petits fugueurs qu’il faut rame­ner au ber­cail coûte que coûte qu’on croit com­prendre que l’en­fance est, dans cet ave­nir-là, une den­rée aus­si rare que recher­chée, mais on n’en apprend tout sim­ple­ment pas les rai­sons. Ceci est bien dom­mage, parce que l’au­teur se contente de la par­tie émer­gée de l’i­ce­berg tan­dis que le lec­teur regarde avi­de­ment la sur­face de l’eau qui lui cache la meilleure par­tie de ce qu’il y aurait à décou­vrir, à savoir les bas-fonds d’une socié­té en manque de jeunesse.

À lire :
Astrid Monet / Ferdinand, 14 nouvelles du métro Parisien

Ce roman, et com­ment le nier après tout ce que je viens de dire, a des fai­blesses, mais il y a quelque chose qui le rachète et qui me le fait ran­ger au nombre de ceux que j’ai nom­més dans le pre­mier para­graphe de cette note. Il y a tout d’a­bord la curio­si­té de ces deux enfants si par­ti­cu­liers, celle qui fait étin­ce­ler les regards d’É­mi­lie, celle qui conta­mine Ben­ja­min jus­qu’à lui faire oublier son atti­tude bla­sée, sorte de bou­clier entre lui et l’hos­ti­li­té de ses pre­mières années, et qui les fait pous­ser tou­jours plus loin pour décou­vrir l’en­vers des décors. Une curio­si­té qui non seule­ment empor­te­ra jus­qu’au lec­teur, mais sera à l’o­ri­gine de la plus impor­tante décou­verte de toutes, celle de l’autre, de celle et de celui, pré­ci­sé­ment, qui rend ce voyage pos­sible. Parce que ce long roman, ce n’est pas la vision d’un ave­nir, ce n’est pas le doigt levé du pro­phète met­tant en garde l’hu­ma­ni­té contre les abus de la nature et les vices de la socié­té de consom­ma­tion, non, c’est tout d’a­bord le récit de la ren­contre de deux jeunes gens, le clas­sique boy meets girl, et l’ap­pren­tis­sage que ces deux-là font, au ralen­ti, de l’al­té­ri­té com­plé­men­taire de deux êtres qui se rap­prochent, qui se frottent l’un contre l’autre, se repoussent, apprennent à se faire confiance, à se lais­ser aller, à céder à des impul­sions qui pour­raient leur faire perdre pied, jus­qu’à lâcher prise, fina­le­ment, au bout de tant d’a­ven­tures par­ta­gées et de choses vues. Et c’est là qu’est le véri­table inté­rêt de ce roman, la perle qui brille dans le noir et dont l’é­clat n’est que rehaus­sé par les défauts qui l’en­tourent, la décou­verte que font Émi­lie et Ben­ja­min de leurs corps et des mondes qu’ils abritent der­rière leurs fronts. Une décou­verte qui, tel le fil d’A­riane, les guide à tra­vers les ténèbres et les fait reve­nir à la lumière.

À lire :
Carl Royer, Femme de Vikings

La route que prennent les deux enfants se révèle être celle qu’ont prise nos ancêtres, mais dans le sens inverse, inter­dit, et ils apprennent à vivre avec leurs pul­sions, sans avoir honte pour autant de leur nudi­té. Une nudi­té qu’ils revêtent en péné­trant dans le ter­rain nudiste pour y échap­per aux pour­suites, jar­din clos à l’a­bri du plan S.O.S où l’in­no­cence s’est construit un abri. Un abri d’où ils sor­ti­ront pour par­faire l’é­du­ca­tion, à tra­vers leurs étreintes, de l’in­no­cence et pour s’en­ga­ger dans la pro­chaine étape de leurs conquêtes, celle du monde qui les attend au-delà des océans. Émi­lie s’embarquant avec Ben­ja­min, c’est l’Ève éter­nelle qui emmène son Adam vers de nou­velles contrées pro­mises, graines d’une race qui aura retrou­vé  la pure­té des débuts et qui sau­ra maî­tri­ser le monde, quel qu’il soit. Un beau texte dont on ne se lasse tout sim­ple­ment pas.

Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

Commentaires

2 réponses à “Alexis SZ, Moi l’indien”

  1. Mer­ci beau­coup pour cet article ! Je suis tou­jours admi­ra­tif de voir des blo­gueurs comme vous prendre vrai­ment du temps pour lire, ana­ly­ser puis écrire sur un ouvrage, et ce sans demande de contre­par­tie particulière.

    Je me per­mets un petit droit de réponse…

    Moi l’in­dien prend pour cadre de base un futur peu exci­tant pour les fans de SF et de post-apo­ca­lyp­tique. De fait, l’his­toire se déroule dans le futur mais n’est pas un roman SF. L’i­dée est que la socié­té tourne en boucle, et que notre futur dans 100 ans sera sen­si­ble­ment le même qu’au­jourd’­hui. (C’est d’ailleurs une vision selon moi plu­tôt opti­miste par rap­port à ce qui nous attend réellement).

    Cette socié­té du futur ne tient pas à ses enfants plus que tout, en tout cas pas à deux petits fugueurs : l’en­jeu est essen­tiel­le­ment poli­tique car situé peu avant des élections.

    Quant à l’his­toire entre 2000 et 2100, elle reste certes à explo­rer, mais pas dans ce « Moi l’in­dien ». Il me fal­lait faire des choix, explo­rer un thème dans ce livre, et celui que j’ai choi­si est (vous l’a­viez devi­né) les rela­tions entre Emi­lie et Ben­ja­min, leur évo­lu­tion par rap­port au monde des adultes et à la socié­té. Il est pos­sible que je revienne davan­tage sur l’his­toire 2000–2100 dans un livre qui conte­ra le pas­sé de Ben. Cela reste à voir, j’i­gnore encore si je vais le faire.

    Une chose qui est cer­taine, c’est que les élé­ments se seraient mélan­gés de façon trop dis-har­mo­nieuse si j’a­vais explo­ré l’é­tat du futur autant que le thème prin­ci­pal. Le pas­sage d’un thème à l’autre n’est pas assez fluide, en fait je dirais : ce sont deux thèmes trop capi­taux pour qu’ils soient tous deux mis en avant au cœur d’un même ouvrage.

    En vous remer­ciant encore pour votre lec­ture et votre article !

    1. Droit de réponse que je me réjouis de vous voir exer­cer :-) Aux lec­teurs main­te­nant de décou­vrir votre texte, de voir pour eux-mêmes, et de pas­ser quelques heures enchan­tées en com­pa­gnie de Ben et d’Émilie !