Anne Bert, Que sais-je du rouge à son cou ?

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Mais qui est donc Louise ? C’est la ques­tion que Félix se pose sans cesse sur pra­ti­que­ment toutes les pages du récit – et le lec­teur à tra­vers lui – face à un phé­no­mène qu’il n’ar­rive pas à sai­sir, qui lui échappe, le dépasse. Si Louise est bien la femme autour de laquelle évo­lue la vie de Félix qui, telle une mouche atti­rée par la lumière cré­pi­tante du feu, l’en­ve­loppe des cercles de plus en plus concen­triques de son vol fatal, elle est aus­si autre chose, un être que Félix s’ef­force en vain de cer­ner. Louise et Félix, c’est l’ob­ses­sion de l’autre sous les traits de l’a­mour, c’est le couple au cœur du roman qu’Anne Bert vient de publier aux Édi­tions Numé­rik­livres : Que sais-je du rouge à son cou ?

Après avoir par­ti­ci­pé, en 2012, à deux recueils lan­cés par des pure players du numé­rique, Lettres à un pre­mier amant (Édi­tions Domi­nique Leroy) et Les Vacances pour­ries (Edi­cool), Anne Bert renou­velle donc l’ex­pé­rience du tout numé­rique avec un texte de plus grande enver­gure en confiant à Jean-Fran­çois Gay­rard, édi­teur de Numé­rik­livres, son deuxième roman dont le titre est ten­du au lec­teur comme une invi­ta­tion de lâcher prise et d’en­ta­mer sa des­cente vers l’in­time qu’Anne Bert a mis au cœur de son écriture.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce texte n’a pas eu la vie facile : Après s’être vu refu­ser par les édi­teurs tra­di­tion­nels, il a d’a­bord été pro­po­sé par son auteure en auto-édi­tion avant de rejoindre la col­lec­tion pres­ti­gieuse e‑lire de chez Numé­rik­livres, presque un an jour par jour après sa pre­mière publi­ca­tion pas­sée pra­ti­que­ment inaper­çue. Après lec­ture, je peux confir­mer que les édi­teurs « tra­di­tion­nels » sus-men­tion­nés ont eu – tort. Mais, au lieu de rejoindre le chœur de celles et de ceux qui, pris dans un drôle de mani­chéisme édi­to­rial, aiment dénon­cer de telles « bévues », je tiens plu­tôt à féli­ci­ter Jean-Fran­çois Gay­rard d’a­voir su pro­fi­ter de l’oc­ca­sion qui s’est pré­sen­tée à lui en fai­sant entrer dans sa mai­son une auteure d’ex­cep­tion qui, en jouant sur le registre inti­miste, sait peindre les pul­sions sou­ter­raines de l’é­ro­tisme ce qui confère à ses textes cette force irré­sis­tible qui change les eaux en déluge tan­dis qu’un soleil pai­sible conti­nue à briller dans un ciel aus­si bleu qu’impassible.

Pour en reve­nir à l’in­trigue, on peut consta­ter qu’Il ne se passe pas grand chose dans ce roman, en appa­rence au moins, et c’est sans doute la rai­son qui a fait s’é­loi­gner les comi­tés de lec­ture, volon­tiers pre­neurs d’é­mo­tions fortes et de récits bar­dés de péri­pé­ties. Rien de tout cela dans ce long mono­logue de Félix, l’a­mant de Louise, mono­logue enri­chi de quelques inter­ven­tions de celle-ci (rap­por­tées / tra­duites par la voix du nar­ra­teur ?), pro­cé­dé qui rend plus pal­pable la pré­sence de la pro­ta­go­niste, qui enlève celle-ci, jus­qu’au niveau des méca­nismes de la nar­ra­tion, aux ten­ta­tives de Félix de se l’ap­pro­prier, ultime échec des pré­ten­tions de l’a­mour auquel cet amant-ci, comme tant d’autres, n’é­chappe pas.

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L’in­trigue part d’un scé­na­rio des plus clas­siques et en même temps des plus simples : Boy meets girl. Un homme ren­contre une femme. Félix donne les détails de la pre­mière ren­contre dans le cha­pitre XIII, et le lec­teur peut se faire une idée à pro­pos de la fas­ci­na­tion qui l’a fait pas­ser sous l’empire de cette femme, une femme qui se mani­feste d’a­bord et sur­tout – au point d’en tirer jus­qu’à son exis­tence – par son regard. Félix et Louise, invi­tés à la soi­rée d’un ami com­mun, empruntent le même ascen­seur, et tan­dis que lui ne sait pas « où regar­der », elle pro­cède à un inven­taire visuel de son vis-à-vis, se l’ap­pro­priant par le regard, le liant au fur et à mesure à elle par la chaîne imma­té­rielle mais ô com­bien solide de « l’acuité ter­rible de son regard » (chap. XIII). Un regard qui enlace (et nous voi­là reve­nus à l’i­mage de la mouche qui enlace des lacets invi­sibles de son tra­jet aérien), par­court, sonde, plonge à des pro­fon­deurs insoup­çon­nées, un regard que Félix retrou­ve­ra, plus tard, à son grand désar­roi, « rivés dans l’écartement de [ses] jambes, là où jamais une femme conve­nable ne fixe son regard » (chap. XIII). Cet épi­sode, ce détail qu’on hésite de qua­li­fier de sca­breux, mais qu’on ne peut évi­ter de ran­ger dans un registre plu­tôt inquié­tant, explique sans doute le cau­che­mar sur lequel s’ouvre le récit, un cau­che­mar qui tra­duit une souf­france, un malaise pro­fond, celui de se voir pri­vé du regard chan­gé en lien vital, de retrou­ver Louise aveugle, énu­cléée, et de se savoir bas­cu­lé sans appel

dans l’obsession, un au-delà dont je ne soup­çon­nais même pas l’exis­tence, un monde paral­lèle que borne ma cré­ti­ne­rie. (Chap. I)

Est-ce qu’il faut encore s’é­ton­ner de l’ob­ses­sion de la céci­té qui hante Louise, qui la pousse à se rap­pro­cher des aveugles, en enre­gis­trant des guides qui leur sont des­ti­nés, en essayant de par­ta­ger leur expé­rience en met­tant un masque pour se pri­ver de la vue pen­dant qu’elle fait l’a­mour à une femme aveugle, dans un des épi­sodes les plus trou­blants du récit qui mélange homo­sexua­li­té, voyeu­risme, viol, bles­sure et fan­tasme ? Et le plus fas­ci­nant, le miracle de l’é­cri­ture d’Anne Bert, c’est le silence dans lequel tout se déroule, les signi­fiants sem­blant crou­ler, s’ef­fa­cer, sous le poids du signi­fié, l’homme étant réduit au silence, le silence le trans­for­mant en animal :

« Mes cris m’é­touffent à l’in­té­rieur, un raz de marée dans ma poi­trine. Je bave sur l’o­reiller. Je veux libé­rer ce sata­né cri, cette peur pleine d’acide. Je vais cre­ver comme dans un film muet, sans être fichu d’é­mettre un son. Hur­ler à blanc trans­forme en bête sau­vage. » (Chap. I)

Un homme en proie à la folie et à l’an­goisse, près de se trans­for­mer en bête sau­vage, et une femme qui semble incar­ner l’al­té­ri­té et la folie – un être venu d’ailleurs : « cette nana est une extra­ter­restre » (Chap. XIII). Boy meets girl – une his­toire d’u­ni­vers qui, au lieu de se mélan­ger, s’a­néan­tissent. On l’au­ra rare­ment enten­due racon­ter d’une façon aus­si inti­miste, aus­si obses­sion­nelle, d’une manière aus­si simple qui confère leur dimen­sion mythique aux choses en appa­rence les plus insi­gni­fiantes. Un texte dans lequel l’au­teure fait régner une ambi­guï­té qui invite à se poser et à se re-poser des ques­tions, comme celle à pro­pos de sa fin : Quel est le sort réser­vé à Louise ? Qu’en est ‑il des constantes allu­sions de Félix à sa dis­pa­ri­tion, et com­ment est-ce qu’il faut com­prendre cette phrase terrible :

« Je suis le tom­beau dans lequel reposent l’écho de sa voix et de ses rires, l’espace de ses silences, l’éclat de ses regards […] Per­sonne ne trou­ve­ra sa dépouille, je l’ai absor­bée. » (chap. XXIV)

« Quel texte magni­fique !  » s’est écrié Jean-Fran­çois Gay­rard dans un mail qu’il m’a adres­sé quelques jours avant la paru­tion du roman. Magni­fique, oui certes, mais de quoi qua­li­fier un texte qui pousse le vice aus­si loin que pos­sible, au point de remettre en ques­tion l’é­cri­ture elle-même, en mena­çant d’ex­tinc­tion les chiffres qui per­mettent de s’ap­pro­prier le monde ? Où la céci­té peut être com­prise comme le sym­bole de l’a­vor­te­ment pro­gres­sif de notre facul­té de nous expli­quer, de nous faire expli­quer, l’u­ni­vers qui nous a vu naître ? Les voix qu’Anne Bert a confi­nées dans son texte, je l’ai com­pris en rédi­geant cet article, ce sont celles qu’on entend sif­fler dans le noir, quand la peur nous serre, celle de perdre pied, celle des monstres embus­qués, celle de perdre pour de bon notre huma­ni­té. Un texte qui, et c’est le cas de le dire, non seule­ment tra­duit l’hor­reur, mais qui l’inspire.

À lire :
Anne Bert, S'inventer un autre jour

Anne Bert
Anne Bert, Que sais-je du rouge à son cou ?
Numé­rik­livres
ISBN : 978−2−89717−804−8

Anne Bert, Que sais-je du rouge à son cou
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95