Ali­na Reyes, Le bou­cher – la conju­ra­tion du catholicisme

« Εν αρχή ην ο Λόγος. »

J’ai décou­vert le petit texte d’A­li­na Reyes grâce à une nou­velle d’Anne Bert où l’hé­roïne chasse l’en­nui d’un voyage en train en lisant un de ses romans. Lec­teur très vorace, il n’a pas fal­lu plus que ça pour m’en­ga­ger dans une expé­di­tion vers les pro­fon­deurs des terres Reyes­siennes. Et je fus très agréa­ble­ment sur­pris quand j’ai appris que l’au­teure venait de lan­cer un site où elle pro­po­sait, à des sommes très modiques, des ver­sions élec­tro­niques d’une par­tie de ses livres. C’est ain­si que je me suis retrou­vé en com­pa­gnie du Bou­cher, livre extra­or­di­naire et très vivace mal­gré ses presque trente ans et dont je me fais un plai­sir de vous par­ler dans ma bauge à l’oc­ca­sion de se réédi­tion numérique.

Qui serait mieux pla­cé pour par­ler de la chair et de ses jouis­sances qu’un écri­vain se récla­mant du catho­li­cisme ? Il suf­fit d’en­trer dans une de ces mer­veilleuses cathé­drales d’Île-de-France, pour com­prendre à quel point, dans la foi catho­lique, la parole et la chair sont enche­vê­trées, jus­qu’à ne plus pou­voir se pas­ser l’une de l’autre, jus­qu’à obli­ger la divi­ni­té elle-même à pas­ser par l’in­car­na­tion pour rache­ter ses propres créa­tures. Le verbe, après avoir été la vraie Ori­gine du monde, s’est alors lui-même trans­for­mé en chair et a dû pas­ser par la tombe pour retrou­ver sa forme primordiale.

Gustave Courbet, L'Origine du monde
La parole à l’o­ri­gine de la chair …

Ici bas, ce sont, après les peintres, les auteurs, ces autres manieurs de paroles, qui se sont empa­rés à leur tour du verbe pour com­po­ser des plains-chants à la gloire d’un créa­teur qui ne dédaigne pas la dépouille mor­telle de sa créa­ture. La chair – qu’elle soit exal­tée, souf­frante, mor­ti­fiée, pour­ris­sante, triom­phante – elle est donc macé­rée par l’es­sence divine, et une lignée magis­trale d’é­cri­vains « ins­pi­rés », des­cen­dant de Bar­bey d’Au­re­vil­ly en droite ligne jus­qu’à George Ber­na­nos, en pas­sant par Léon Bloy, est venue dépo­ser ce témoi­gnage, en lettres incan­des­centes, aux pieds du tri­bu­nal des géné­ra­tions consumées.

Compte tenu donc de l’im­por­tance du verbe et de la parole et de leur inter­ac­tion, il suf­fit de lire les pre­mières pages de son pre­mier livre, Le Bou­cher, pour consta­ter qu’Ali­na Reyes est une écri­vaine fon­da­men­ta­le­ment catho­lique. Et le lec­teur, dès le pre­mier tableau qui l’emporte dans une bou­che­rie, est cap­ti­vé par les luxu­riantes ara­besques dont la parole enlace la chair en permanence.

Le bou­cher y « taille dans l’é­pais­seur » [1]Toutes les cita­tions se rap­portent à l’é­di­tion numé­rique dis­po­nible sur le site de l’au­teure : http://www.alinareyes.net. (Ali­na Reyes, Le Bou­cher, p. 4) de la viande, qu’il pré­pare pour la consom­ma­tion et dont il étale aux yeux de tous la sinistre beau­té, magi­cien au ser­vice de la matière qui, elle, « est notre guide, notre lumière noire et dense » (p. 5). Quand il ouvre la bouche, c’est pour souf­fler ses incan­ta­tions dans le cou de la jeune femme, et sa magie opère pour don­ner une consis­tance toute maté­rielle à ses paroles

« qui s’é­cra­saient contre mon cou, dégou­li­naient dans mon dos, sur mes seins, mon ventre, mes cuisses. » (p. 6)

Matthias Grünewald, détail du retable d'Issenheim
… ou la chair (re-)devenue parole ? (Cré­dit pho­to­gra­phique : World Gal­le­ry of Art)

La parole ain­si employée tra­vaille sur la chair, la rend humide, la rend dure, et on ne s’é­tonne pas d’ap­prendre que la jeune femme suc­combe aux charmes pro­fé­rés par l’homme dans lequel la chair s’al­lie de façon exem­plaire à la parole, empor­tée dans un tour­billon que rythme le refrain dont elle essaie de se faire un der­nier bou­clier entre elle et lui, entre leurs chairs appe­lées à s’u­nir – « Cet après-midi, […] j’i­rai chez le bou­cher » (p. 17).

Ce petit récit est donc la véri­table his­toire d’a­mour de la parole et de la matière : de la parole douée du pou­voir non seule­ment de rendre la matière vivante, mais encore de l’ar­ra­cher à la mort [2]« on peut lire le livre dans le sens d’une résur­rec­tion de la chair, dans la mesure où l’on fait clai­re­ment le tra­jet de la chair morte, de la viande, à la chair vivante, la chair de … Conti­nue rea­ding ; et de la chair capable de s’é­pa­nouir et d’emporter la parole vers un désir qui la rend sourde, jus­qu’à deve­nir parole elle-même.

Stefan Lochner, Madonna im Rosenhag
Ste­fan Loch­ner, Madon­na im Rosen­hag[3]In : The Yorck Pro­ject (2002) 10.000 Meis­ter­werke der Male­rei (DVD-ROM), dis­tri­bu­ted by DIRECTMEDIA Publi­shing GmbH. ISBN : 3936122202., Gemein­frei, … Conti­nue rea­ding

Mais atten­tion : Il s’a­git ici d’une his­toire d’a­mour très peu inno­cente, dans la mesure où la chair exal­tée et épa­nouie n’est que l’autre face de la souf­france. Dans les pro­fon­deurs de notre conscience, l” « Ecce Homo » résonne tou­jours, cri sinistre pro­fé­ré il y a 2.000 ans et qui n’est pas près de s’éteindre.

Le récit se ter­mine sur une autre image  qui ne laisse pas sub­sis­ter le moindre doute quant à l’im­mer­sion de son auteure dans un catho­li­cisme fer­vem­ment conju­ré. La jeune femme, arri­vée à la fin de son par­cours, arrive « à une pre­mière mai­son, entou­rée d’une haie d’où débor­daient des roses » (p. 35). Elle en cueille une, lui arrache les pétales et les mange. Tan­dis que la tige, dépouillée et épi­neuse, elle la jette  au chien « gro­gnant de toutes ces dents » (p. 35). Qui ne pen­se­rait en ima­gi­nant la scène à l’hymne com­po­sé par le saint doc­teur à l’hon­neur de la Vierge Marie, rose sans épine qui s’é­pa­nouit dans son jar­din à l’a­bri du monde …

Rosa decens, rosa mun­da,
Rosa recens sine spina

Et qui s’é­ton­ne­rait, après tout cela, d’ap­prendre que le texte, dans sa pre­mière ver­sion, por­tait encore le titre : « Les roses étaient encore très belles » ?

Ali­na Reyes
Le Bou­cher
Auto-édi­tion
ISBN : 979−10−91113−04−5

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Toutes les cita­tions se rap­portent à l’é­di­tion numé­rique dis­po­nible sur le site de l’au­teure : http://www.alinareyes.net.
2 « on peut lire le livre dans le sens d’une résur­rec­tion de la chair, dans la mesure où l’on fait clai­re­ment le tra­jet de la chair morte, de la viande, à la chair vivante, la chair de l’amour. » Marc Alpoz­zo, Entre­tien avec Ali­na Reyes
3 In : The Yorck Pro­ject (2002) 10.000 Meis­ter­werke der Male­rei (DVD-ROM), dis­tri­bu­ted by DIRECTMEDIA Publi­shing GmbH. ISBN : 3936122202., Gemein­frei, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=153940
La Sirène de Montpeller