Eric Nei­rynck, Gérard à la plage

L’é­té est loin, peu importe la direc­tion vers laquelle on regarde. Loin der­rière. Loin devant. Quelques vagues sou­ve­nirs à titiller nos méninges, des idées confuses de nou­veaux départs. Rien de bien gran­diose pour nous aider à tra­ver­ser ces temps de gri­saille ambiante et les tem­pé­ra­tures qui vont avec, frô­lant des sou­ve­nirs sibé­riens. On peut donc dire que les édi­tions SKA ont choi­si le bon moment pour publier – ou mieux : repu­blier vu que le texte a déjà vu le jour une pre­mière fois en 2018 aux Édi­tions Opus­cule – ce texte d’Éric Nei­rynck qui évoque la plage dès le titre et qui se pro­pose de par­ler d’une de ces ren­contres mythiques qui ne laissent pas indifférent : 

La ten­sion monte sous un soleil brû­lant, quand une nym­phette fait explo­ser la libi­do d’un qua­dra assoif­fé de luxure…1

La jeu­nesse donc qui se frotte aux rides d’un qua­dra – non seule­ment « assoif­fé de luxure », mais sur­tout désa­bu­sé, enfer­mé dans le céli­bat par un mariage – avec son lot de bam­bins – ayant très mal vieilli, et que font fris­son­ner – et sur­tout ban­der – les corps des nym­phettes dans leurs maillots, bi- voire mono­ki­nis et autres vête­ments de plage, choi­sis pour révé­ler à qui mieux mieux des corps d’une sen­sua­li­té nais­sante et d’au­tant plus par­faite qu’elle est consciente des ravages qu’elle peut cau­ser dans les pan­ta­lons des vieux esti­vants. Pour résu­mer – une des énièmes variantes sur le thème aus­si éter­nel que trou­blant de la Loli­ta. Encore qu’É­ric prend soin de pré­ci­ser que la superbe fille-enfant a quand même déjà atteint l’âge légal pour bai­ser en toute immunité :

Hel­ga c’est à peine dix-huit ans et sur­tout un corps à tomber.

À moins qu’il ne faille pré­ci­ser : l’âge requis pour pou­voir être visée comme par­te­naire de gali­pettes en toute impu­ni­té par n’im­porte quel queu­tard, pour­vu qu’il y mette les formes d’une séduc­tion en bonne et due forme et d’un consen­te­ment obte­nu du libre arbitre de la nymphe en ques­tion. C’est sans doute la conces­sion qu’il faut faire à notre âge où les fan­tasmes sont de plus en plus sou­mis à la police des mœurs et jamais à l’a­bri des déla­teurs munis de leurs bonnes causes de mes deux.

Je ne sais pas si le texte de l’é­di­tion actuelle a été rema­niée depuis la pre­mière paru­tion en 2018, et si Éric a pu chan­ger quoi que ce soit dans son texte sur l’au­tel des cas­tra­teur de fan­tasmes, mais on constate la pré­sence d’un voca­bu­laire qui le met dans le dan­ge­reux voi­si­nage de Nabo­kov qui sent pour­tant si bon le soufre. C’est ain­si que le nar­ra­teur prend soin de repous­ser la belle Hel­ga – mal­gré l’af­fir­ma­tion que nous venons de citer à peine quelques lignes plus haut – en-deçà de toute léga­li­té, au moins pour ce qui est du domaine du lan­gage, en évo­quant « son phy­sique de nym­phette« 2 ou en fai­sant l’é­loge de sa « beau­té d’une nymphe« 3. Et le fait de l’as­si­mi­ler à « une qua­si-gamine« 4 n’aide pas la cause du nar­ra­teur si jamais celui-ci avait vou­lu se mettre à l’a­bri des huées des censeurs.

Et puis­qu’on parle des cen­seurs, déla­teurs et autres spé­ci­mens de cette faune aus­si dan­ge­reuse que dégueu­lasse, voi­ci la remarque qu’É­ric place dans la bouche de son pro­ta­go­niste, en train de se rin­cer l’œil en contem­plant la belle Hel­ga dénudée :

Je tiens d’ailleurs ici à remer­cier nos amis du nord de l’Europe, chez qui la pra­tique du mono­ki­ni est encore bien répan­due et accep­tée. Alors que chez nous nous vivons un retour à l’ordre moral digne de l’inquisition espa­gnole. Inqui­si­tion qui enferme à nou­veau les corps des femmes sous des couches de vête­ments tous plus laids les uns que les autres.

Le temps est peut-être venu de se rap­pro­cher de ce Gérard qui aura réus­si l’ex­ploit – en fin de novel­la – de se taper cette belle de plage venue le han­ter jusque dans ses fan­tasmes les plus sublimes, comme celui de voir en elle une sorte de reve­nante de Valé­rie Kapris­ky telle qu’elle a été révé­lée – et c’est le cas de le dire – par le film célé­bris­sime L’an­née de Méduses5 – un film dont vous pou­vez trou­ver des extraits sur You­Tube. Des extraits que je vous recom­mande de vision­ner si vous vou­lez avoir une idée de ce qu’on a per­du depuis les années 80 :

À lire :
Éric Neirynck, FACEBOOK mon amour !
Cli­quez pour voir le géné­rique du film, mais sachez que vous entre­rez dans le domaine de You­Tube et que je ne peux garan­tir l’in­vio­la­bi­li­té de vos don­nées personnelles.

Des femmes qui ne daignent pas se cou­vrir afin de mieux exhi­ber leurs seins arro­gants dans une paillote, des couples qui baisent à la plage, une ado munie de toute l’in­so­lence de son âge au point de sor­tir un sein de sa robe afin d’ar­ri­ver à ses buts… Et com­pa­rez cela main­te­nant à la fadeur de notre mil­lé­naire où les femmes des séries amé­ri­caines gardent leurs sou­tiens pen­dant qu’elles font l’a­mour afin d’é­vi­ter le scan­dale d’un téton expo­sé … Et quel met­teur en scène, quel pro­duc­teur ose­rait faire face à une réédi­tion du Nip­ple­gate ? Fran­che­ment, rien que pour rap­pe­ler ce film signé Chris­to­pher Frank à la mémoire des lec­teurs, Éric aura méri­té tous les éloges que je pour­rais être ame­nés à dépo­ser à ses pieds !

Mais fer­mons un peu la paren­thèse et reve­nons à nos oignons. On disait donc : Gérard. Qua­dra, marié depuis dix-neuf ans à une femme à la libi­do par­tie en fumée, deux gosses. Un bou­lot de merde, ce qui est à peu près nor­mal vu son échec sco­laire qui l’a lais­sé entrer dans la vie pro­fes­sion­nelle sans le moindre diplôme à agi­ter sous le nez des cer­bères des RH. On se demande même com­ment il se débrouille pour nour­rir sa famille et se payer des vacances. Bref, un de ces losers qui four­ni­raient le gros des bataillons peu­plant nos villes et nos cam­pagnes. Un loser à l’in­di­vi­dua­li­té enter­rée sous l’a­va­lanche de cli­chés sous les­quels l’au­teur a choi­si de l’é­touf­fer. Gérard n’est donc pas un indi­vi­du, mais bien – et le nom que l’au­teur lui colle des­sus ne fait que le sou­li­gner – un type, le type même du loser tel que Nei­rynck aime les mettre au cœur de ses récits. Afin de mieux jus­ti­fier le désir confus d’être une sorte de Bukows­ky à la sauce belge ? Peu importe, pour l’ins­tant, car nous allons voir notre loser en ques­tion finir par rame­ner la tro­phée ultime de tout vacan­cier qui se res­pecte, à savoir la belle Hel­ga elle-même qui consent à ouvrir grandes ses cuisses pour une par­tie de jambes en l’air. Par­tie dont le sou­ve­nir han­te­ra notre pro­ta­go­niste bien après avoir copieu­se­ment arro­sé tous les ori­fices de la belle en question.

Com­ment le Gérard a‑t-il réus­si un tel exploit ? Au cas où on aime­rait s’ins­pi­rer de son exemple pour sor­tir, nous aus­si, vain­queur de ce champ de bataille des sexes et des géné­ra­tions ? L’au­teur nous laisse dans le noir. Un joint fumé ensemble, quelques dis­cus­sions amor­cées – pen­dant les­quelles Hel­ga, lit­té­raire, aurait dû se rendre compte de l’in­cul­ture fla­grante du Gérard – des séances de bron­zage seins nus dont le Gérard pro­fite pour se rin­cer l’œil, des fan­tasmes 247, quelques verres au cour d’une soi­rée au cam­ping… Com­ment serait-ce assez pour faire cra­quer la belle presque-ado, pour la faire renon­cer à toute décence afin de pou­voir s’of­frir la queue d’un qua­dra qui, d’a­près l’i­mage que l’au­teur a pris soin de dres­ser, n’a rien pour la dis­po­ser en sa faveur ? Et pour­tant, elle per­met à Gérard de pro­fi­ter de sa beau­té et de sa jeu­nesse, consen­tant à se livrer avec lui à des pra­tiques que peuvent refu­ser même des femmes beau­coup plus expé­ri­men­tées – et en géné­ral beau­coup plus âgées :

Hel­ga c’était la Stef­fi Graf du cun­ni, la Venus Williams de la sodomie

J’a­dore ces images tirées du monde des spor­tives de pointe, et on ima­gine un peu l’é­tat du Gérard quand il peut enfin sor­tir de des­sous la belle qui l’au­ra mis à rude épreuve. Épreuve qui l’au­ra fait goû­ter – pen­dant quelques ins­tants au moins – au bon­heur suprême. Jus­qu’au moment où – la marée hor­mo­nale ayant lais­sé la place à la boue des fonds – Gérard réa­lise que ces ins­tants-là ne vont sans doute pas res­ter sans consé­quences. Et c’est ain­si que, la bite gluante et ramol­lie entre les jambes, qu’il réa­lise qu’il vient de trom­per sa femme. Avec laquelle il devra ensuite – vu que l’a­ven­ture s’est conclue le der­nier jour des vacances – pas­ser de longues heures dans l’es­pace réduit et étouf­fant de la voi­ture. Un tra­jet qui, pour notre Gérard naguère encore au comble du bon­heur, se trans­forme en enfer. Parce que, com­ment est-ce que sa moi­tié pas­se­rait à côté d’une véri­té ins­crite dans le corps ain­si que dans l’âme d’un mec réduit à l’é­tat d’un ver qui entend se rap­pro­cher les bruits de bottes qui fini­ront bien par l’en­fon­cer dans la boue …

À lire :
Éric Neirynck, Ma folie ordinaire

Gérard à la plage, ce n’est pas un texte que je recom­man­de­rais aux esti­vants en quête de légè­re­té ou à celles et ceux habi­tués à se délec­ter des gali­pettes savam­ment ima­gi­nés par une foule d’au­trices et d’au­teurs ayant sous­crit au plai­sir des sens. Ici, c’est plu­tôt un texte iro­nique qui vire au tra­gique, un texte dans lequel ce n’est point le bel Éros qui nous plonge ses flèches dans le cœur, mais bien une Diane jalouse qui s’a­mu­se­rait à faire de nous son gibier. Et ce gibier-là ne connaît qu’une seule fin. Tra­gique. Et voi­là qui résume assez bien le sort d’un pro­ta­go­niste appe­lé à tout perdre. Mais qui, et on per­siste à le croire, doit juste fer­mer les yeux pour humer le par­fum de la chatte juteuse de sa nym­phette et pour sen­tir s’ou­vrir « l’œillet fon­cé » devant « un coup de rein pro­fond, sans vio­lence« 6

On com­prend mieux ce qui a pu pous­ser San­drine Beleh­ra­dek à dire à pro­pos d’É­ric Neirynck

qu’il y a chez ce gars la sève du meilleur, et je dis aus­si que per­sonne ne me donne autant envie de bai­ser que lui, quand il écrit avec la grâce de l’élégance les corps qui se mêlent et l’infinie indé­cence.7

Avant de conclure, une toute petite remarque à pro­pos de la cou­ver­ture. Si elle rend assez bien l’i­dée esti­vale avec sa jeune femme devant un fond de vagues, je regrette un peu le manque de cou­rage de la part de Miss Ska. Après tout, dans le texte, le nar­ra­teur fait l’é­loge du mono­ki­ni, non ? Alors, la Miss, pour­quoi pri­ver tes lec­trices et tes lec­teurs d’une belle parire de seins ?

Éric Nei­rynck
Gérard à la plage
SKA – Col­lec­tion Culis­sime
ISBN : 9791023409840

  1. Cita­tion tirée de la page du texte dans la librai­rie en ligne 7switch. ↩︎
  2. Éric Nei­rynck, Gérard à la plage, loc. 1024 ↩︎
  3. Éric Nei­rynck, Gérard à la plage, loc. 1724 ↩︎
  4. Éric Nei­rynck, Gérard à la plage, loc. 1524 ↩︎
  5. Dans le texte, le nar­ra­teur indique le titre comme L’É­té des Méduses, ce qui est sans doute mieux adap­té à l’am­biance du texte, mais tou­jours aus­si faux. ↩︎
  6. Éric Nei­rynck, Gérard à la plage, loc. 1524 ↩︎
  7. Pas­sage cité d’a­près la page de pré­sen­ta­tion du texte Eric Nei­rynck, le Bukows­ki belge ? ↩︎
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95