
Me voici donc en plein hiver qui, dans les parages où j’ai choisi d’élire domicile, revêt une apparence plutôt maussade avec des températures peu élevées, des pluies abondantes et des nuits bien plus longues que de raison. Comment alors, pris dans un tel piège, ne pas foncer quand l’occasion se présente d’introduire un rayon de soleil dans mon bureau obscure, un rayon de soleil qui porte avec lui comme un souvenir – ou une promesse – de la clarté incandescente du Midi de mes rêves ? En l’occurrence, c’est un de mes éditeurs préférés, Dynamite, qui m’a envoyé cette bouée de sauvetage sous forme d’une bande dessinée dont l’intrigue se situe en plein été, sur les plages de l’île de beauté (pas sûr à 100% de cette dernière affirmation, mais je pense être du bon côté), dans cette ambiance si particulière hors temps où les habitudes et le quotidien semblent si loin, au point de se dissoudre. Et quand en plus la couverture présente une beauté allongée dans l’eau turquoise de la Mare Nostrum, les seins fièrement exposés sous les regards avides des lecteurs, c’en est fait de votre serviteur qui commence aussitôt à délirer. Voici donc que je vous présente La Tentation, le nouvel opus d’Axel, dessinateur italien d’un grand talent qui semble avoir trouvé sa vocation dans le domaine érotique, une BD dont le titre ne saurait être mieux trouvé. Il s’agit ici du deuxième opus de l’auteur à paraître chez Dynamite, un titre qui vient rejoindre La Chambre de verre, une première BD parue il y a presque exactement deux ans qui avait déjà soulevé l’enthousiasme du Sanglier.
L’intrigue de La Tentation est une variation autour des joies et des dangers de l’échangisme, une pratique qui, si elle permet de pimenter la vie sentimentale et sexuelle des couples, de s’évader du quotidien tout en gardant la sécurité d’une relation souvent de longue date – une relation qu’il s’agit peut-être aussi de sortir des ornières d’un quotidien par trop envahissant – le risque n’est pas négligeable de voir s’effriter davantage encore la stabilité du couple qu’il fallait pourtant sauvegarder, la proximité charnelle avec une autre personne, la nouveauté de ses réactions et de ses approches, pouvant embarquer les participants dans des aventures sentimentales dont le couple ne sort pas toujours indemne.
Voici donc Françoise et Gérard, un « vieux couple », tous les deux la cinquantaine, qui s’apprête à partir en vacances, la première fois sans leur fille qui, majeure et décidée à profiter d’une longue absence de ses parents, ne sera pas de la partie. L’occasion donc, pour eux comme pour tant d’autres, de renouer avec une époque où il n’y avait que le couple, juste deux amants, aux corps dotés de tous les attraits de la jeunesse, les hormones à la dérive pour plonger les amants dans le délire sexuel qui contribue à peupler le monde de petites têtes de toutes les couleurs. L’envie d’une sexualité revigorée grâce aux vacances et à l’intimité retrouvée n’est peut-être pas le premier de leurs soucis, mais la discussion entre Françoise et une de ses copines permet de comprendre, à travers des remarques à peine voilées, que la liberté qui s’annonce ne pourra que leur profiter :
Et un peu d’intimité, c’est bien pour vous deux aussi, non ? Tout un mois seuls… [1]Axel, La Tentation, p. 4
Les conditions sont donc réunies pour entamer des vacances non dénuées de sensualité, la chaleur permettant de dévoiler les corps et leurs charmes, surtout que celui de Françoise est celui d’une femme dans la plus belle période de son existence, épanoui et riche de décennies de souvenirs et de vie. Et c’est dans de telles circonstances que les rencontres se révèlent fatales. Ou plutôt pleines de conséquences. Dans le cas de Françoise et de Gérard, c’est la jeune Fred qui fait irruption dans leur vie et dans leur couple, ce dont ils ne peuvent pas encore se douter. Parce que d’abord, si la volupté répond presque aussitôt présente, l’ordre n’a pas encore déserté la beauté, et le calme qui l’encadre invite déjà à la transgression.


J’ai dit qu’il s’agissait ici d’une affaire d’échangisme, une histoire impliquant donc au moins deux couples pour qu’il puisse y avoir échange de partenaires, mais une telle qualification ne suffit pas vraiment à qualifier ce qui se passe entre les protagonistes du récit qui sont effectivement au nombre de trois, Fred ayant bien, au moment de croiser la route de Françoise et de Gérard, un partenaire – qui saura venir à bout des résistances que la belle Françoise essaie en vain d’opposer à ses avances – mais le lecteur attentif aura compris assez tôt que la belle jeune femme tient à sa liberté et qu’elle sait se débarrasser des mâles dès que ceux-ci se font par trop envahisseurs. L’intrigue quitte donc bientôt le terrain lumineux de l’échangisme pour se glisser dans le terrain de l’adultère, d’une nouvelle relation qui se construit au dépens de celle qui relie entre eux les mariés.
Il serait facile de comprendre l’intrigue de La Tentation comme celle du mec qui, ayant du mal à donner un sens à une existence dépourvue de sens, croise une femme plus jeune qu’il perçoit comme une promesse de pouvoir remettre à zéro les compteurs. Mais Fred ne se laisse pas enfermer dans un rôle aussi classique que réduit, elle qui séduit avec le charme acerbe de sa féminité agressive qui assume ses envies de sexe(s) et d’épanouissement, qui laisse libre cours à ses besoins sans trop se soucier de ceux des autres, qu’il s’agisse de chier en pleine nature, sous les yeux de son amant, ou de permettre à celui-ci de tomber amoureux d’elle comme le premier ado venu, peu soucieuse de ce qui peut se passer derrière les coulisses.
La Tentation est, plus encore peut-être que La Chambre de verre, un récit érotique mettant en scène des protagonistes en train de se faire plaisir et de jouir de leurs corps à la beauté épanouie et, dans le cas de Fred, toute naturelle. Parce que, à la différence de son aînée, elle laisse subsister, dans ses aisselles et entre ses cuisses, une belle pilosité. Ce détail, considéré de façon isolée, ne veut pas dire grand chose, à moins de vouloir en déduire les préférences en matière de goût, du dessinateur. Mais dans le contexte de la personnalité de la jeune femme telle qu’elle s’exprime à travers ses actes, cela contribue à la voir comme une force de la nature qui passe, qui chamboule tout et qui, comme dans le cas de ses amants passés, disparaît dans l’air, libre des convenances et de tout ce qui régit les comportements de ses semblables.

Axel nous présente donc, d’un côté, une belle histoire de séduction marquée par l’apparition, dans la vie aussi réelle que banale de Françoise et de Gérard, de l’éternelle tentation sous forme d’une belle jeune femme libre de tout lien avec la société. Qui est pourtant censée encadrer une liberté transgressive au point de pouvoir dissoudre jusqu’au tissu de ses fondements intimes. En même temps, au-delà de toute velléité de narrateur, Axel a un don pour saisir la beauté de l’anatomie féminine, une beauté qu’il sait patiemment guetter et qu’il vient trouver dans les derniers recoins des corps qui, pendant un temps, essaient de se dérober aux regards occupés à se gaver en caressant avant d’appeler à la rescousse d’autres organes plus solides et à même de prendre en main le plaisir. Le style d’Axel est assez sobre et lui évite de tomber dans les pièges de la banalité d’une histoire mille fois racontée depuis la nuit des temps. C’est sans la moindre prétention qu’Axel s’apprête à proposer à ses lecteurs une énième variation à travers des dessins qui arrivent à capter l’essentiel des émotions et des situations avec une négligence tout à fait admirable de par son côté désinvolte.
Une fois arrivé à la dernière page, j’ai eu la surprise de voir le récit se terminer loin de toute conclusion, en plein milieu d’une histoire qui pourrait se poursuivre de toutes les façons imaginables. J’ai même contacté Nicolas Cartelet de chez Dynamite pour savoir s’il y avait peut-être une erreur et qu’il manquait quelques pages à l’exemplaire que j’ai reçu en SP. Mais non, m’a-t-il dit, c’est bien ainsi que la BD se termine, les fils dans l’air et le rire béat sur le visage angélique de Gérard gravé dans le souvenir du lecteur qui souffre de le voir aussi suspendu entre le paradis de l’extase sexuelle et l’enfer de la solitude qui l’attend au bout d’une rupture que les habitudes de Fred semble rendre inévitable. Mais c’est justement cette fin qui n’en est pas une qui m’a incité à revenir dessus et à me poser des questions. Tout d’abord, il y a effectivement la possibilité – banale – que l’auteur se réserve la possibilité de revenir vers ses protagonistes afin de leur créer un avenir si un nombre suffisant de lecteurs succombait à cette Tentation. Spéculation économique plutôt que volonté artistique. Mais je pense que c’est plutôt cette fin qui n’est en pas une, ce suspens, cette quintessence du cliffhanger, qui m’a aidé à saisir le caractère de Fred qui fait de cette banale histoire d’adultère et de ménage brisé une parabole de la tentation, cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes et qui drôlement ressemble aux dragons et autres créatures aussi mythologiques que dangereuses dont nos ancêtres peuplaient les contrées en marge de la civilisation, une sorte de matière de Bretagne revue à la lumière du XXIe siècle.
Axel
La Tentation
Dynamite
ISBN : 9782362348037
Références
↑1 | Axel, La Tentation, p. 4 |
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