La BD érotique est un genre qui a depuis longtemps acquis droit de cité dans la Bauge littéraire. Qui, mine de rien, propose aux lectrices et lecteurs une quarantaine d’articles consacrés à cette variété particulièrement juteuse du neuvième art. S’y côtoient des auteurs et des autrices venus du monde entier : des Français (Ardem, E.T. Raven), bien sûr, mais aussi des Italiens (Axel, Giovanna Cassotti), des Britanniques (von Götha), et des Américains (Cornnell Clarke, Parris Quinn), pour ne donner qu’un aperçu. Mais je dois avouer, et cet article est l’occasion de le faire, que j’ai été quelque peu aveugle du côté de nos voisins ibériques. Qui ont pourtant des atouts immenses comme Kiss Comix, une revue qui a été, pendant vingt ans, le fer de lance de l’érotisme d’outre-Pyrénées, un érotisme tellement vigoureux que même les massifs montagneux n’ont pu stopper sa filiation en France où il a engendré La Poudre aux rêves.
Quand je dis « quelque peu aveugle », je ne voudrais pourtant pas parler d’une ignorance totale, ayant quand même invité dans mon sombre repaire, dans le cadre de l’édition 2021 des Lectures estivales, Ego et Sio, les deux joyeux lurons à l’origine du récit superbement illustré des Vacances de Santi et Ana. Un récit qui m’a non seulement laissé de très bons souvenirs, mais qui m’a incité à fouiller au plus profond dans le catalogue de chez BD-Adultes – sorte de librairie de gare virtuelle des éditons Dynamite, bastion de l’érotisme littéraire dans l’espace hexagonal – dans l’espoir d’y dénicher d’autres merveilles venues de l’autre côté des Pyrénées.
Et voici donc que j’ai la joie de présenter à mes lecteurs le fruit de mes recherches, un autre de ces Grands d’Espagne, à savoir Luís Tobalina, un dessinateur et scénariste qui m’a fait pénétrer dans un univers aussi sombre qu’indécent dont la découverte m’a laissé comme sonné au bout d’une petite quarantaine de pages.
Les Âmes sœurs dont Tobalina nous présente l’histoire, ce sont Celia et Carmen, deux femmes dont l’auteur nous dévoile les charmes au fur et à mesure de leurs rencontres, des charmes auquel Tobalina sait ajouter une dimension obscure et ténébreuse qui les rend d’autant plus séducteurs. Si, au départ, tout semble banal – l’épouse enceinte et délaissée par un mari plus soucieux de jouir que de satisfaire sa partenaire qui ensuite s’en plaint auprès de sa meilleure amie – l’amitié prend très vite un tournant qui, ailleurs que dans un récit érotico-pornographique, pourrait surprendre, et on voit Carmen, une sombre beauté à la crinière de jais, brouter la chatte de la blonde Celia, un assaut qui se solde par un très bel orgasme de l’intéressée.

Des femmes qui se gouinent, rien de plus commun dans les textes érotiques, et pourquoi en serait-il autrement dans les bandes dessinées qui traduisent la lubricité et les fantasmes en images ? Et pourtant, la relation de Carmen et de Celia va bien au-delà du désir et de l’envie d’expérimenter un amour hors du commun, la suite de leur histoire va le démontrer avec la pertinence des tragédies grecques ou le destin et le bonheur se heurtent contre une réalité qui n’a qu’à faire des individus dont les aspirations font naufrage sur ses écueils.
Case après case, le lecteur découvre – grâce aux indices visuels que l’auteur laisse apparaître au rythme des pages – la dimension d’une amitié grandie à travers les années, d’une amitié qui se double non seulement d’un côté sensuel, mais qui tout doucement revêt la dimension d’un véritable amour. Une photo glissée par-ci, un geste entraperçu par-là, et voici que se tissent – tout doucement – les fils d’une passion dont l’époustouflante force réside précisément dans la douceur que l’auteur met à la dévoiler.
L’histoire de Celia et de Carmen, ce n’est pas uniquement celle de deux femmes qui se lèchent et se tripotent voire qui s’aiment, c’est celle aussi d’une résistance farouche qui ne recule devant aucune nécessité et que la passion pousse aux extrêmes confins de la vie et de la mort, et c’est quand Carmen va au-delà de sa haine pour se procurer un flingue qu’on devine à quel point elle porte l’autre dans la peau, au plus profond de son être qui ne saurait supporter aucune séparation.

Parce que entre Carmen et son paramour se dresse l’ombre du mari, un flic dévoré par la jalousie et tellement minable qu’il ne supporte pas la présence d’une autre personne dans la vie de son épouse. D’une personne qui, elle, mérite mille fois mieux le titre d’amante que le « régulier ». Celui-ci, un soir de sortie entre collègues, croise Carmen dans une boîte de nuit hantée par les prostituées, et comme il a tissé son réseau, il ne tarde pas à apprendre que la belle Carmen, elle aussi, « en est », du métier que certains disent le plus vieux du monde. Ripou dans l’âme, il n’hésite pas à arranger un rendez-vous « professionnel » et profite de l’embarras de l’intéressée pour la faire chanter en l’obligeant à renoncer à voir Celia en échange de son silence. Avant de la violer. Tout le personnage y est, et on se demande comment Celia a pu finir entre les bras d’un mec aussi crapuleux.
Il faut pourtant mentionner le fait que la jalousie du mari est tout sauf gratuite, car même s’il n’est pas au courant de tout ce qui se passe entre les deux femmes dans le secret de la chambre à coucher, il doit obscurément deviner que Carmen ressent bien autre chose que de l’amitié à l’égard de Celia et qu’elle aimerait carrément le remplacer, non seulement dans le lit conjugal, mais tout court. Une attitude qui n’est d’ailleurs pas sans poser problème à Celia qui n’assume pas tout à fait la dimension saphique de sa relation avec sa ténébreuse amie :

Un petit interlude avant de poursuivre pour mieux comprendre le personnage de Carmen. Parce que celle qu’on croise dans les pages d’Âmes sœurs est loin d’être isolée dans l’œuvre de Tobalina. tant par son physique que par son métier, comme on peut le lire sur la page consacrée au dessinateur du site allemand eroticcomic.info :
His stories mostly play in the world of love for sale. With a serious look at the topic, Tobalina nevertheless knew how to create funny short stories that were both clueless and funny. A protagonist of his stories was often a buxom, black-haired beauty.1
Si tout amateur d’érotisme corsé (et de « plantureuses beautés aux cheveux de jais ») en sera pour ses frais, Âmes sœurs ne se borne pas à cela. Le crime et la passion y ont toute leur place, le tout dans un décor exubérant que l’auteur dévoile en ouvrant la perspective et en invitant le lecteur à tremper dans l’ambiance. En même temps, il l’invite à exercer son regard en lui proposant une myriade de détails qu’il s’agit de découvrir afin de pouvoir pleinement profiter des images qui illustrent et en même temps approfondissent le récit. Et qui parfois racontent une histoire « à côté » dont le dessinateur propose des bribes dont il laisse au lecteur le soin de les arranger comme bon lui semble. Je vous propose ici une page entière pour mieux illustrer le procédé de Tobalina. Il suffit d’un coup d’œil pour saisir l’abondance de cet univers visuel, et pour comprendre en même temps qu’il peut être assez difficile de suivre le fil rouge de l’intrigue, le regard perdu entre les mille détails et les personnages et leurs dialogues dont on ne devine pas toujours l’importance que ceux-ci peuvent revêtir dans la conclusion de l’intrigue. Une lecture exigeante, pourrait-on dire. Mais voyez un peu par vous-mêmes :

Une profusion époustouflante de détails et de dialogues, effectivement, et il vaut sans doute mieux s’armer de patience et porter une attention approfondie à des images qu’on ne saurait consommer en passant, à moins de passer à côté d’une richesse inouïe et peu commune dans les bandes dessinées.
Tobalina
Âmes sœurs
Dynamite
ISBN : 9782382092590
- « Ses histoires se déroulent généralement dans le monde de l’amour vénal. Tout en portant un regard sérieux sur le sujet, Tobalina a su créer des histoires courtes à la fois drôles et subtiles. L’un des personnages principaux de ses histoires est souvent une plantureuse beauté aux cheveux de jais. » Gaijinjoe sur eroticcomic.info. ↩︎