J’ai grandi dans l’Allemagne des années soixante et soixante-dix du siècle passé, un pays d’où la bande dessinée était pratiquement absente, reléguée aux chambres d’enfant, et où devenir adulte, au moins quand on avait des prétentions culturelles, consistait en grande partie à se libérer des images et des couleurs qui accompagnaient l’enfance pour passer au noir et blanc des caractères des grands textes (entendez par cela Goethe, Schiller & Cie.), dans un univers d’où la frivolité de la bande dessinée avec ses planches et ses bulles était largement bannie. Ce n’est donc pas avant le milieu de la vingtaine que je suis entré en contact de façon quelque peu sérieuse avec la bande dessinée – autre que celle propulsée par Disney – à l’occasion d’un séjour prolongé en France, contrée où le neuvième art est omniprésent, aussi et peut-être même surtout dans les milieux littéraires.

La BD et moi, cela a donc été une histoire au mieux intermittente pendant de longues années, empreinte de méfiance envers ce que beaucoup tardent à admettre comme une forme littéraire. Et le goût – tout comme les opinions – a besoin de temps pour se former. Pas de coup de foudre donc, dans cette histoire, plutôt un rapprochement prudent. Jusqu’au jour où j’ai croisé Nicolas Cartelet et le magasin en ligne BD-Adultes, boutique de BD où le plus trash côtoie ce qu’il y a de plus sérieux dans le domaine de l’érotisme graphique. Si cela m’a révélé la richesse du genre, il a pourtant fallu un autre ingrédient – ou plutôt un autre apprentissage – avant de pouvoir estimer à sa juste valeur la bande dessinée. Je parle ici de mon amour plutôt récent des arts en général et du dessin érotique en particulier – genre que j’affectionne depuis plusieurs années maintenant, comme les habitués de la Bauge littéraire devraient le savoir depuis que je partage avec eux mes découvertes. C’est cet amour tardif pour les images qui m’a fait apprécier à sa juste valeur le côté graphique de la bande dessinée, un élément qui, dans le meilleur des cas, s’allie au scénario et le soutient dans ses efforts de raconter une histoire, une intrigue qui se tisse par les mots et les images, qui parle à plusieurs sens à la fois et qui se sert de ce qui est le propre respectif de ces façons différentes de la narration. Une telle collaboration nécessite bien sûr un certain équilibre entre ses composantes, au risque de voir sombrer le projet entier, ce qui confère une importance capitale à la sélection des artistes. Mais si le risque du déséquilibre guette toujours, on peut aussi tomber sur une BD où le travail de l’un (du dessinateur, en l’occurrence) est tellement fort qu’il efface celui de l’autre (du scénariste, donc), au point de laisser une impression durable malgré ou peut-être même à cause de cette inégalité des forces. C’est ce qui m’est arrivé tout récemment suite à la découverte estivale des dessins de Guillem March dans le cadre de son projet #SummerMuse, un projet poursuivi par ce pro du neuvième art et dessinateur pour des séries américaines de super-héros sur les plages de Majorque où il côtoie les beautés étalées sous le soleil de ce haut lieu des estivants pour leur demander la permission de faire des croquis et des esquisses où le charme des modèles amateurs s’allie à la perspicacité d’un regard impressionniste, capable de saisir une ambiance aussi fugace que les rayons de soleil sur les ondes ou les peaux.
Ravi par une approche artistique qui fait écho à mes propres prédilections, j’ai fait des recherches supplémentaires et je n’ai pas tardé à découvrir que Guillem March a travaillé sur quelques projets de bande dessinée capables de passionner l’amateur d’art et de littérature érotiques. Et c’est ainsi que je suis tombé sur Monika, BD en deux volumes parus chez Dupuis, en mai et en septembre 2015 respectivement : Les bals masqués et Vanilla Dolls, une collaboration entre la scénariste belge Thilde Barboni et le dessinateur majorquin.

L’intrigue commence, graphiquement parlant, par un coup de tonnerre, une mise en scène qui illustre, du premier coup de crayon pour ainsi dire, les capacités du dessinateur : Au fond du désordre, l’artiste [1]Vous aurez remarqué que les paroles dans la bulle sont en allemand. Cela s’explique par la distraction de votre serviteur qui a tellement l’habitude d’acheter des textes français dans sa … Continue reading. Comme une caméra qui se rapproche de son objet, le dessinateur dirige l’œil du spectateur vers la protagoniste qui se lève de son lit et se dresse, nue, devant la fenêtre illuminée par le soleil du matin, son regard perdu dans les vapeurs lumineux de la journée qui commence et la tête retentissante de l’écho d’une absence ressentie comme une blessure : « Où es-tu ? » Le lecteur découvre bientôt que cette personne absente, c’est Erika, la sœur de la protagoniste, disparue il y a des années. Grâce aux services d’un informaticien de génie elle apprend qu’il y a des liens entre cette sœur disparue et un homme politique, Christian Epson, une piste qu’elle entreprend aussitôt de suivre. Et c’est le rapprochement entre ces deux personnes qui fait partir l’intrigue sur les chapeaux de roue, et qui donne en même temps le coup d’envoi à la partie « érotique » de l’intrigue, fournissant au dessinateur l’occasion de longuement s’attarder sur le corps de la protagoniste qu’il met en scène avec un amour indéniable pour une beauté qui rappelle un certain côté statuaire et artificiel de la femme-machine de Metropolis.
Ensuite, côté intrigue, tout se complique avec l’apparition soudaine de la sœur disparue dont on apprend qu’elle a rejoint un culte extrémiste violemment opposé à la politique prônée par Christian Epson, futur ministre de l’intérieur, qui voudrait mettre un terme aux clivages de la société, notamment en « défendant les musulmans modérés » [2]Barboni, March, Les bals masqués, p. 37. Tandis que l’une couche donc avec Christian, l’autre lance des bombes sur son parcours sans qu’on apprenne ce qu’il en est vraiment des intentions d’Erika et du culte qui la manipule et la dirige de loin. Et comme si ce n’était pas assez compliqué comme cela, le lecteur apprend que l’amante mystérieuse que Christian a le culot de mentionner à Monika n’est personne d’autre que – sa sœur Erika.

Des complications, il y en a donc, et il faut parfois revenir sur ses pas et regarder les planches de très près pour se retrouver dans l’imbroglio où se hasardent les protagonistes. Mais ce n’est pas là que le bât blesse le plus. Ce qui dérange vraiment, c’est le caractère épisodique, inachevé des éléments du récit. L’introduction de Christian, homme politique fondateur d’un nouveau parti rassembleur, aurait pu faire croire à une dimension politique, mais la scénariste laisse traîner les fils de cette composante et tout se dissout en fumée. Pareil pour l’antagoniste principal de Christian, le culte sectaire Brigade Crucis qui a su embrigader Erika. Pourquoi ? Comment ? Un sujet jamais vraiment abordé. Pareil pour l’amour lesbien qui la lie à Maska, personnage mystérieux qui introduit Monika à son premier bal masqué. À tout cela s’ajoute une sombre histoire de pédophilie et de vengeance, pour ne rien dire de l’héritage littéraire, une piste qui mène tout droit à Villiers de L’Isle-Adam et son Ève future, une femme androïde dont on pourrait croire qu’elle est une sorte de role model qui aurait orienté Monika dans ses recherches artistiques. Tous ces éléments sont très riches et apportent au texte une grande profondeur, mais Mme Barboni manque de dextérité pour les relier entre eux, pour en faire un ensemble cohérent.
C’est le dessin de M. March qui a su sonder les profondeurs sous les paroles et les sujets, qui lie entre eux les éléments disparates et qui donne une cohérence et une beauté à cette BD dont on ne se lasse tout simplement pas. C’est la première BD où je me surprends de revenir en arrière juste pour contempler la beauté du dessin, attiré par le coup de crayon irrésistible de M. March qui sait guider le lecteur et le tenir captif de la beauté statuaire de Monika. Il me semble que M. March a réussi cet exploit, de sauver la BD des ravages d’un scénario surchargé, en se choisissant le sujet majeur du texte pour donner à ses personnages et en même temps aux lecteurs une orientation, celui de l’homme artificiel, du double qui inquiète et qui fascine, qui peut se prévaloir d’une riche ascendance littéraire, du Golem des ruelles de Prague aux robots d’Asimov en passant par cette Ève future déjà mentionnée. Il suffit de contempler ces planches tirées du premier et du second tome, suivi de celle qui termine le récit pour se rendre compte du génie de Guillem March qui sait condenser l’intrigue dans quelques clichés qui renvoient le lecteur loin, très loin au-delà d’une histoire de complots politiques.

En suivant ainsi la piste des éléments graphiques – et en profitant en passant d’une beauté qui à chaque page invite à s’arrêter – on se rend compte à quel point Guillem March a voulu restituer par le dessin l’unité qui manque à l’intrigue. Jusqu’à la dernière planche où se dresse une Monika triomphante, transformée en androïde, une pose qui rappelle en la transcendant celle des premières planches où on a vu cette même Monika, créature faible à peine sortie du sommeil, se lever dans la lumière du matin.

En parlant de l’art et de la finesse du dessin de M. March, voici deux portraits qui m’ont tout particulièrement touché. Le premier est celui de Monika déguisée en Kate avec perruque et lentilles colorées, le deuxième celui de Christian – personnage énigmatique et fascinant au premier tome pour devenir un peu quelconque au second – un portrait qui évoque, de par l’angularité de la partie supérieure du visage et la rondeur toute en tendresse du menton, l’ambivalence d’une autre créature artificielle, à savoir le monstre du Dr Frankenstein. Quant à celui de Monika, on reste ébahi par la parcimonie des moyens dont l’artiste a su user pour rendre la douceur toute en sensualité de la femme, la plénitude de la chair des seins et des plis du ventre qui traduisent la fertilité de la créature biologique. Époustouflant témoignage de la distance qui sépare cette Monika-là de celle qu’on a vu se dresser en machine triomphatrice, symbole d’une humanité dépouillée et sublimée.


Thilde Barboni & Guillem March
Monika
t. 1 Les bals masqués, ISBN 9782800163055
t. 2 Vanilla Dolls, ISBN 9782800163062
Dupuis
Références
↑1 | Vous aurez remarqué que les paroles dans la bulle sont en allemand. Cela s’explique par la distraction de votre serviteur qui a tellement l’habitude d’acheter des textes français dans sa librairie préférée qu’il a tout bêtement oublié de consulter la langue du texte. |
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↑2 | Barboni, March, Les bals masqués, p. 37 |