En-tête de la Bauge littéraire

Sophie Ter­rade, Dix bat­te­ments de cœur

Sophie Ter­rade est une autrice lor­raine qui, après un pre­mier roman dont le pro­pos n’est pas de ceux que votre ser­vi­teur ose­rait pré­sen­ter ici à l’at­ten­tion d’une foule dont il ne connaît que trop, depuis le temps, l’es­prit per­vers et déjan­té, une autrice, donc, qui s’est lan­cée dans le domaine éro­tique avec Dix bat­te­ments de cœur, un petit recueil d’une cen­taine de pages qui réunit dix textes ran­gés, par groupes de cinq, sous deux ban­nières que tout semble ren­voyer dos à dos, mais dont on sait que les liens qui les réunissent sont lar­ge­ment plus forts que ce qui les dis­tingue : Éros et Tha­na­tos. Et comme on vient de le dire que le domaine de l’un ne sau­rait se conce­voir sans l’autre, je ne vais pas vous sur­prendre en vous révé­lant que l’É­ros est tout aus­si omni­pré­sent dans la deuxième par­tie que dans la pre­mière, la dif­fé­rence étant moins une ques­tion de conte­nu, mais plu­tôt une affaire d’am­biance où les cou­leurs « d’un éclat de fin d’été »[1]Sophie Ter­rade, Alice. In : Dix bat­te­ments de cœur, p. 13 sont rem­pla­cées par celles, plus vio­lentes, de l’o­rage et de ses éclairs, où les fenêtres sont « assombrie[s] par les der­nières pluies »[2]Sans contraintes, p. 77 et où les odeurs aqua­tiques apportent comme une loin­tain rap­pel des eaux fen­dues par le bate­lier des Enfers.

S’il fal­lait carac­té­ri­ser l’en­semble des cinq récits réunis sous la ban­nière d’É­ros, je les qua­li­fie­rais volon­tiers de « lumi­neux ». Mais atten­tion, si je dis ça, c’est sans doute sous l’in­fluence de la belle et jeune Alice, l’é­tu­diante qu’on croise dans le tout pre­mier récit dont elle est l’héroïne épo­nyme et qui compte pro­fi­ter à fond de ce que la vie estu­dian­tine dans une des plus belles villes de Lor­raine peut lui offrir. Et comme toute étu­diante qui se res­pecte, elle se met à han­ter les librai­ries dès son ins­tal­la­tion dans sa chambre uni­ver­si­taire. Une librai­rie en par­ti­cu­lier, celle avec ses rayons rem­plis de « lit­té­ra­ture coquine »[3]Alice, p. 14 où les charmes des femmes des cou­ver­tures viennent se confondre avec ceux d’une libraire qui, en pro­di­guant des conseils lit­té­raires à l’im­pro­viste – « Elle ferait mieux de lire Anaïs Nin. »[4]p. 15 -, sau­ra atti­rer entre ses bras l” « affo­lante et irré­sis­tible femme-enfant »[5]p. 18 pour l’i­ni­tier aux plai­sirs chan­tés par Sap­pho. Dif­fi­cile de faire mieux que cette mise en bouche pour s’at­ti­rer la bien­veillance du San­glier, tou­jours friand des délices au fémi­nin et sou­cieux de plon­ger le groin dans des textes dont la légè­re­té appa­rente recèle des pro­fon­deurs insoup­çon­nées. Parce qu’au-delà de la lumière d’une fin d’é­té mes­sine, on y trouve aus­si une sexua­li­té peu conforme aux normes de ce XXIe siècle qui fleure si mal la cen­sure, celle qui, en évo­quant la femme-enfant, conserve sa part d’ombre en frô­lant de si près le charme des nym­phettes telles que Nabo­kov les a consa­crées dans son texte immor­tel ou telles encore qu’on les voit évo­luer dans les tableaux d’un Bal­thus aujourd’­hui décrié par une morale post-bour­geoise et mora­li­sa­trice à deux balles qui vou­drait sup­pri­mer tout ce qu’elle ne sau­rait com­prendre voire concevoir.

Les autres textes offrent quelques beaux ins­tants empreints d’une sen­sua­li­té à vif dont l’au­trice a su cap­ter la force dans un voca­bu­laire qui sait trans­for­mer la bana­li­té des mots et des paroles en expé­rience sen­suelle, un pro­cé­dé dont la Douche écos­saise donne un bel aper­çu, ce récit d’un désir tel­le­ment fort que la pro­ta­go­niste arrive à maté­ria­li­ser son amant absent rien qu’en l’i­ma­gi­nant. Le pou­voir des idées…

Après, c’est dans la Voi­ture 17 du train Metz – Paris que le lec­teur assiste à la ren­contre d’un couple impro­vi­sé, réuni le temps d’une par­tie de jambes en l’air par un désir aus­si fort que mys­té­rieux dans cet espace si pro­pice aux ren­contres et ché­ri par les auteurs éro­tiques au point qu’il en est deve­nu presque banal, juste un peu trop cli­ché. Mais si je dis « presque », c’est que Sophie Ter­rade vient de four­nir la preuve que cet espace a conser­vé tout son charme, à condi­tion de savoir l’in­vo­quer comme il faut, avec un style soi­gné qui laisse entre­voir l’a­mour de la langue sans pour autant avoir peur de nom­mer une chatte – une chatte. Après les ébats fer­ro­viaires de Gaïa et de Sacha, le récit sui­vant – Il ne faut jamais dire jamais – emmène le lec­teur dans un cor­tège des plus impro­bables avec à sa tête un per­son­nage qui, dans ses meilleurs ins­tants, évoque l’i­dée d’une Danse macabre où l’hor­reur – très super­fi­cielle ici, il est vrai – frôle d’aus­si près le ridi­cule qu’il faut par­fois faire des efforts pour gar­der tout son sérieux.

À lire :
Carlo Vivari, Professeures de plaisir

La pre­mière par­tie s’a­chève sur une note toute en légè­re­té dans un récit dans lequel la belle épouse décro­che­ra une pro­mo­tion pour son amou­reux. Mais contrai­re­ment aux cli­chés trop sou­vent exploi­tés dans ce genre de situa­tion, c’est en sédui­sant son propre fian­cé que la belle pro­ta­go­niste entre­pre­nante sau­ra arri­ver à ses buts.

C’est avec dans les oreilles le fou rire de cette fian­cée aus­si las­cive qu’exem­plaire dans sa fidé­li­té qu’on sort du domaine consa­cré à Éros pour entrer dans celui de la mort, de Tha­na­tos donc, et tout comme le pre­mier récit de la pre­mière par­tie a don­né le ton de ce qui allait suivre, c’est dans le pre­mier texte de la deuxième par­tie qu’on tombe sur une réflexion du pro­ta­go­niste qui peut don­ner une idée à pro­pos de ce que l’au­trice aime­rait illus­trer, le tout conden­sé dans une phrase où la sexua­li­té, iden­ti­fiée comme la force sous-jacente à toute vie, trouve sa plus belle justification :

« Repous­ser la mort, et oppo­ser au néant cet élan de vie et de désir qui me consu­mait. »[6]L’o­rage, p. 60

Un pas­sage où ce bel « élan » n’est rien d’autre que l’ur­gence d’un pas­sage à l’acte dont le couple en train de se for­mer dans les cou­loirs d’un hôpi­tal, à deux pas d’un cadavre, ne se pri­ve­ra pas. Si je cite le mot « cadavre », il ne faut pour­tant pas pen­ser aux images des hor­reurs de la chair en décom­po­si­tion. Non, la pré­sence de la mort, dans ce pre­mier texte mar­qué de son sceau, se fait dis­crète, presque chaste. Et pour­tant, com­ment s’empêcher, une fois entré dans son domaine, d’a­voir comme un doute à pro­pos de l’in­ter­pré­ta­tion à don­ner à cette phrase en appa­rence si inno­cente pro­non­cée à l’is­sue d’une nuit de débauche, phrase où un seul mot suf­fit pour inver­ser l’am­biance créée par le soleil « radieux » et où le « der­nier moment » figé dans cette réflexion banale fait iné­luc­ta­ble­ment pen­ser à celui du condamné :

Son regard brûle d’un étrange appé­tit, d’une avi­di­té à absor­ber ce der­nier moment pas­sé ensemble.[7]L’o­rage, p. 62

Dans les deux textes sui­vants, la mort concerne moins l’être phy­sique que le moral des pro­ta­go­nistes, reje­tés sur eux-mêmes dans une soli­tude que même l’é­lan déjà évo­qué ne suf­fit pas à bri­ser. C’est de toute façon le cas d’A­drien, pro­ta­go­niste de Sans contraintes, et cor­res­pon­dant par écran inter­po­sé d’une déte­nue, qui, pous­sé par un orgasme ful­gu­rant, arrive à la réa­li­sa­tion que la soli­tude, pour lui, sera éter­nelle. Une issue qui rela­ti­vise quelque peu la belle pen­sée expri­mée à tra­vers ce cri venu du fond de l’être, cette volon­té de s’ac­cro­cher à la vie à tra­vers la force qui éter­nel­le­ment la renou­velle. Tout comme dans Sans contraintes, le pro­ta­go­niste de La plus belle femme du monde ne doit pas se confron­ter à la mort dans sa dimen­sion phy­sique. Le côté phy­sique des choses – et com­ment pas­ser à côté de cela dans un recueil éro­tique ? – n’est quand même pas absent du texte dans la mesure où le pro­ta­go­niste, prof dés­illu­sion­né au point que son por­trait en devient presque cari­ca­tu­ral, est pris dans les engre­nages d’un mariage d’où le désir a dis­pa­ru depuis long­temps, vouant le corps à une sorte de mort par­tielle. Ce texte, peut-être le plus faible du recueil, contient quand même une de ces phrases qu’on aime­rait libé­rer de leur contexte afin de se la répé­ter à lon­gueur de journée :

« le cul de Gabrielle est un bas­tion sacré » (La plus belle femme du monde, p. 80)

La Gabrielle en ques­tion est une bar­maid à l’im­por­tance pour le récit inver­se­ment pro­por­tion­nelle au nombre de ses appa­ri­tions, mais comme je suis tom­bé amou­reux de cette phrase ins­pi­rée au pro­ta­go­niste par un détail saillant de son ana­to­mie, on pro­fite de l’oc­ca­sion pour sou­li­gner l’a­mour et le soin appor­tés par l’au­trice aux per­son­nages y com­pris de second plan, un détail qui leur infuse une vie bien réelle jus­qu’au-delà des pages dans les­quelles ils refusent de se lais­ser confiner.

À lire :
Ji Bocis, Jardin secret (Clara)

Après un pas­sage par le côté abs­trait de la Mort, les deux der­niers textes du recueil lui font retrou­ver son rôle clas­sique de la grande fau­cheuse, même si les cadavres s’y font tou­jours dis­crets et que le lec­teur n’est jamais obli­gé de s’y frot­ter de trop près. Je ne sais pas si c’est grâce à cette pré­sence plus phy­sique de la menace qui nous rap­pelle notre condi­tion humaine, mais il me semble que ces deux der­niers textes comptent par­mi les plus forts dans le recueil, juste après – dans la mesure où ce genre de clas­se­ment peut se jus­ti­fier – celui où on découvre avec un plai­sir tout solaire les frasques de la jeune Alice.

Le pre­mier, Corps à cœur, évoque, à tra­vers un avis de décès, la longue dou­leur suite à un amour pas­sion­nel entre un homme trop jeune et une femme trop âgée qui, arri­vée à la conclu­sion que l’âge fini­ra par la rendre odieuse à son amant, décide de cou­per le cor­don qui les relie avec la force et la réso­lu­tion du chi­rur­gien qui pousse son bis­tou­ri au fond de la chair vivante avec toute la vio­lence requise par la volon­té de gué­rir. Sauf qu’au lieu de gué­rir, ce coup-là a failli être mor­tel, et l’a­mour fini­ra par mener une vie sou­ter­raine, d’outre-tombe, jus­qu’à ce que, deve­nu une sorte de zom­bie, il res­sur­gisse des décen­nies plus tard.

Le der­nier texte – Double Je – men­tion spé­ciale – est assez par­ti­cu­lier, et le désir y prend une forme tota­le­ment inat­ten­due et par­fois dif­fi­cile à sup­por­ter. Un désir dont la réa­li­sa­tion rend impos­sible tout retour en arrière, et le pro­ta­go­niste est le pre­mier à le réaliser :

Il [i.e. le méde­cin] est pas­sé de l’autre côté, et rien ne pour­ra le faire reve­nir en arrière.[8]Double Je – men­tion spé­ciale, p. 116

Comme dans chaque recueil, on y trouve des récits plus ou moins réus­sis, plus ou moins à son goût. Quant à votre ser­vi­teur, je vous ai déjà don­né une pre­mière idée à pro­pos de mon clas­se­ment tout à fait per­son­nel. Encore que, tout clas­se­ment étant par essence injuste, les autres textes ont bien fini par me faire de l’œil en me rap­pe­lant leurs qua­li­tés res­pec­tives et le plai­sir res­sen­ti à la lec­ture. Tous les dix ont pour­tant ceci en com­mun qu’on y retrouve par­tout la maî­trise par­faite de la langue de Vol­taire, une maî­trise qui a per­mis à l’au­trice d’ex­pri­mer ici la joie des corps en extase à tra­vers un lan­gage impec­cable, léger sans jamais être fri­vole, pré­cis sans occul­ter qu’il y reste tou­jours, dans les rela­tions humaines, quelque chose d’in­dé­chif­frable, un sub­strat que la langue peut bien évo­quer sans pour autant le cer­ner voire le disséquer.

Sophie Terrade, Dix battements de cœur

Sophie Ter­rade
Dix bat­te­ments de cœur
Auto-édi­tion
ISBN : 979−10−699−6233−0

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Sophie Ter­rade, Alice. In : Dix bat­te­ments de cœur, p. 13
2 Sans contraintes, p. 77
3 Alice, p. 14
4 p. 15
5 p. 18
6 L’o­rage, p. 60
7 L’o­rage, p. 62
8 Double Je – men­tion spé­ciale, p. 116