Avant d’aborder le texte dont je m’apprête à vous parler, je vous propose de me suivre, chers visiteurs, dans une expédition – culinaire. Imaginez de disposer de tous les ingrédients nécessaires pour concocter un excellent – disons – bœuf bourguignon. La viande est là, en provenance du boucher bio du coin, les herbes, les oignons, les carottes, le vin, tout y est, et tout de la meilleure qualité. Et pourtant, détrompez-vous, la qualité des ingrédients ne saurait garantir le succès de votre plat. Que ce soit par manque d’expérience, trop de zèle de bien faire ou tout simplement trop de hâte de voir tout le monde servi à l’heure, il est facile de de retrouver avec sur les bras un plat indigeste. Dommage pour les ingrédients et le temps perdus… Maintenant, si je prends la peine de vous raconter tout ça, ce n’est bien sûr pas pour dispenser une leçon de morale culinaire, mais – vous vous en doutez – parce que ce sont là exactement les réflexions que je me suis faites après avoir terminé le texte d’Alain Eade, Un été chez mon père : Si celui-ci réunit tous les ingrédients pour en faire un texte archi-bandant, l’auteur l’a pourtant – raté.
Voyons cela d’un peu plus près : une adolescente qui, séduite et initiée par sa belle-mère, découvre le sexe en même temps que son homosexualité ; des vacances sous le soleil que l’adolescente en question, boostée aux hormones, passe à baiser 24⁄7 (enfin, presque, mais c’est tout comme) ; un club libertin dédié aux belles tribades du Bordelais rempli de jeunes demoiselles plus bandantes les unes que les autres ; une fille qui baise sa propre mère ; des accès de violence, la prostitution, et j’en passe. Autant de sujets capables de susciter des envies aussi troubles que troublantes, comme si l’auteur les avait tirés d’un traité consacré à l’art de faire bander. Et pourtant, rien, ou presque ! S’il y a bien sûr quelques scènes qui ne sauraient laisser indifférent, on finit par se blaser (et si vite !) à force d’être propulsé dans une orgie où tout, inlassablement, se répète, où les actes se consomment en quelques lignes, à un rythme qui ferait pâlir d’envie les inventeurs de la chaîne d’assemblage : Viens que je te mette mon gode (ceinture ou double), que je te défonce la chatte ou bien – pour les amatrices avides de délices plus corsés – le cul ! Et ça se démène, ça pousse des cris et des « han ! », ça se traite de tous les noms, et parfois ça se tape même dessus, un petit peu voire beaucoup, ça pince des tétons, ça ramone, ça lèche et ça gobe un jus qui coule à profusion, et parfois ça tombe même amoureuse. Et tout ça de façon tellement cavalière, en sautant les heures, en passant d’un acte à l’autre avec une telle désinvolture que non seulement ça risque d’abîmer les personnages, mais que cela laisse sur sa faim le lecteur qui, avec la meilleure des intentions, ne peut ni ne veut plus suivre la narratrice engagée dans cette course folle par un auteur poussé lui-même par une furieuse envie de – conclure.
Un échantillon ? Le voici, pris dans le tas :
Exciter son clito avec le mien, sentir sa bandaison, sentir sa jouissance s’installer, progresser, et, enfin, l’orgasme libérer nos neurones, produire la dopamine nécessaire à notre bien-être. Notre soif d’orgasme ne fut pas assouvie, un soixante-neuf fut adopté. (p. 77)
Épuiser le lecteur en enchaînant des actes tout physiques, noyer tout semblant d’excitation dans l’ennui d’un vocabulaire qui cruellement manque d’air, le tout dans une scène qui figure deux ravissantes jeunes filles en train de baiser – il faut le faire. Et toute cette mécanique ne laisse aucune place au désir, à ses manifestations, sa croissance, son emprise sur les personnes, le caractère irrésistible du sexe capable d’exercer une domination sans pareil. On finit par se lasser, les yeux se détachent des lignes et des caractères qui ne font plus que défiler, ayant perdu le moindre charme, dépouillés de leur si précieuse magie. Ce qui est d’autant plus dommage dans la mesure où l’on sent l’auteur aux prises avec les exigences du genre, dominé par une volonté de montrer les actes, de façon aussi crue que possible, et de partager la frénésie sexuelle de ses personnages en rut. Force est pourtant de constater qu’Alain Eade n’est pas (encore) à la hauteur du défi. Ce qui, étant donné un sujet qui comme nul autre se prête à l’excitation des sens, est tout simplement dommage. Si j’avais un conseil à donner à l’auteur, ce serait celui de faire confiance au temps, de dompter l’envie furieuse qui le pousse à s’enfoncer la tête la première dans la débauche, et de laisser sa place au désir qui, peu à peu ou de façon éruptive, grandit jusqu’à changer les personnages en furies.
Il me semble que ce roman n’aurait pas dû être publié dans un tel état. Il aurait sans doute mieux valu laisser à l’auteur et à son texte le temps de mûrir, afin que celui-ci puisse faire des ravages à la hauteur de la voracité de sa protagoniste. On peut donc plaindre le fait que l’éditeur, au lieu de tout simplement refuser le texte – à moins de le faire retravailler en profondeur – ait préféré faire payer l’auteur pour cette publication qui me semble prématurée. Parce que
« cette maison [i.e. les Éditions Vérone] à compte participatif implique un investissement financier de la part de l’auteur […] » [1]ÉDITIONS VÉRONE – PUBLIEZ VOTRE LIVRE
Pour ce qui est du modèle participatif, l’éditeur a le mérite d’être clair en ce qui concerne ce sujet. Ensuite, chacun est évidemment libre de proposer ou de suivre une telle démarche, et chaque auteur, désespérant de trouver un éditeur « classique » qui lui prenne son manuscrit, est libre de délier les cordons de sa bourse. Mais n’aurait-il pas mieux valu, dans le cas du texte qui nous occupe, de renoncer à la publication et de donner à l’auteur l’occasion de retravailler celui-ci, au lieu de le publier, moyennant un « investissement », dans un état qui, selon l’avis de votre serviteur, fait plutôt fuir les lecteurs ? Ce qui est d’autant plus dommage que ce sont précisément ces lecteurs-ci qui, étant assez curieux pour quitter les autoroutes de l’édition et du monde littéraire, s’aventurent dans les chemins de traverse pour y débusquer des beautés. Combien d’entre eux ne reviendront pas après une telle expérience ?
Alain Eade
Un été chez mon père
Éditions Vérone
ISBN : 9791028401924
Références
↑1 | ÉDITIONS VÉRONE – PUBLIEZ VOTRE LIVRE |
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