En-tête de la Bauge littéraire

Alain Eade, Un été chez mon père

Avant d’a­bor­der le texte dont je m’ap­prête à vous par­ler, je vous pro­pose de me suivre, chers visi­teurs, dans une expé­di­tion – culi­naire. Ima­gi­nez de dis­po­ser de tous les ingré­dients néces­saires pour concoc­ter un excellent – disons – bœuf bour­gui­gnon. La viande est là, en pro­ve­nance du bou­cher bio du coin, les herbes, les oignons, les carottes, le vin, tout y est, et tout de la meilleure qua­li­té. Et pour­tant, détrom­pez-vous, la qua­li­té des ingré­dients ne sau­rait garan­tir le suc­cès de votre plat. Que ce soit par manque d’ex­pé­rience, trop de zèle de bien faire ou tout sim­ple­ment trop de hâte de voir tout le monde ser­vi à l’heure, il est facile de de retrou­ver avec sur les bras un plat indi­geste. Dom­mage pour les ingré­dients et le temps per­dus… Main­te­nant, si je prends la peine de vous racon­ter tout ça, ce n’est bien sûr pas pour dis­pen­ser une leçon de morale culi­naire, mais – vous vous en dou­tez – parce que ce sont là exac­te­ment les réflexions que je me suis faites après avoir ter­mi­né le texte d’A­lain Eade, Un été chez mon père : Si celui-ci réunit tous les ingré­dients pour en faire un texte archi-ban­dant, l’au­teur l’a pour­tant – raté.

Voyons cela d’un peu plus près : une ado­les­cente qui, séduite et ini­tiée par sa belle-mère, découvre le sexe en même temps que son homo­sexua­li­té ; des vacances sous le soleil que l’a­do­les­cente en ques­tion, boos­tée aux hor­mones, passe à bai­ser 247 (enfin, presque, mais c’est tout comme) ; un club liber­tin dédié aux belles tri­bades du Bor­de­lais rem­pli de jeunes demoi­selles plus ban­dantes les unes que les autres ; une fille qui baise sa propre mère ; des accès de vio­lence, la pros­ti­tu­tion, et j’en passe. Autant de sujets capables de sus­ci­ter des envies aus­si troubles que trou­blantes, comme si l’au­teur les avait tirés d’un trai­té consa­cré à l’art de faire ban­der. Et pour­tant, rien, ou presque ! S’il y a bien sûr quelques scènes qui ne sau­raient lais­ser indif­fé­rent, on finit par se bla­ser (et si vite !) à force d’être pro­pul­sé dans une orgie où tout, inlas­sa­ble­ment, se répète, où les actes se consomment en quelques lignes, à un rythme qui ferait pâlir d’en­vie les inven­teurs de la chaîne d’as­sem­blage : Viens que je te mette mon gode (cein­ture ou double), que je te défonce la chatte ou bien – pour les ama­trices avides de délices plus cor­sés – le cul ! Et ça se démène, ça pousse des cris et des « han ! », ça se traite de tous les noms, et par­fois ça se tape même des­sus, un petit peu voire beau­coup, ça pince des tétons, ça ramone, ça lèche et ça gobe un jus qui coule à pro­fu­sion, et par­fois ça tombe même amou­reuse. Et tout ça de façon tel­le­ment cava­lière, en sau­tant les heures, en pas­sant d’un acte à l’autre avec une telle désin­vol­ture que non seule­ment ça risque d’a­bî­mer les per­son­nages, mais que cela laisse sur sa faim le lec­teur qui, avec la meilleure des inten­tions, ne peut ni ne veut plus suivre la nar­ra­trice enga­gée dans cette course folle par un auteur pous­sé lui-même par une furieuse envie de – conclure.

À lire :
En toute lascivité - l'appel de Shéhérazade

Un échan­tillon ? Le voi­ci, pris dans le tas :

Exci­ter son cli­to avec le mien, sen­tir sa ban­dai­son, sen­tir sa jouis­sance s’ins­tal­ler, pro­gres­ser, et, enfin, l’or­gasme libé­rer nos neu­rones, pro­duire la dopa­mine néces­saire à notre bien-être. Notre soif d’or­gasme ne fut pas assou­vie, un soixante-neuf fut adop­té. (p. 77)

Épui­ser le lec­teur en enchaî­nant des actes tout phy­siques, noyer tout sem­blant d’ex­ci­ta­tion dans l’en­nui d’un voca­bu­laire qui cruel­le­ment manque d’air, le tout dans une scène qui figure deux ravis­santes jeunes filles en train de bai­ser – il faut le faire. Et toute cette méca­nique ne laisse aucune place au désir, à ses mani­fes­ta­tions, sa crois­sance, son emprise sur les per­sonnes, le carac­tère irré­sis­tible du sexe capable d’exer­cer une domi­na­tion sans pareil. On finit par se las­ser, les yeux se détachent des lignes et des carac­tères qui ne font plus que défi­ler, ayant per­du le moindre charme, dépouillés de leur si pré­cieuse magie. Ce qui est d’au­tant plus dom­mage dans la mesure où l’on sent l’au­teur aux prises avec les exi­gences du genre, domi­né par une volon­té de mon­trer les actes, de façon aus­si crue que pos­sible, et de par­ta­ger la fré­né­sie sexuelle de ses per­son­nages en rut. Force est pour­tant de consta­ter qu’A­lain Eade n’est pas (encore) à la hau­teur du défi. Ce qui, étant don­né un sujet qui comme nul autre se prête à l’ex­ci­ta­tion des sens, est tout sim­ple­ment dom­mage. Si j’a­vais un conseil à don­ner à l’au­teur, ce serait celui de faire confiance au temps, de domp­ter l’en­vie furieuse qui le pousse à s’en­fon­cer la tête la pre­mière dans la débauche, et de lais­ser sa place au désir qui, peu à peu ou de façon érup­tive, gran­dit jus­qu’à chan­ger les per­son­nages en furies.

À lire :
Aurélie Gaillot, À la vie, à la mort

Il me semble que ce roman n’au­rait pas dû être publié dans un tel état. Il aurait sans doute mieux valu lais­ser à l’au­teur et à son texte le temps de mûrir, afin que celui-ci puisse faire des ravages à la hau­teur de la vora­ci­té de sa pro­ta­go­niste. On peut donc plaindre le fait que l’é­di­teur, au lieu de tout sim­ple­ment refu­ser le texte – à moins de le faire retra­vailler en pro­fon­deur – ait pré­fé­ré faire payer l’au­teur pour cette publi­ca­tion qui me semble pré­ma­tu­rée. Parce que

« cette mai­son [i.e. les Édi­tions Vérone] à compte par­ti­ci­pa­tif implique un inves­tis­se­ment finan­cier de la part de l’au­teur […] » [1]ÉDITIONS VÉRONE – PUBLIEZ VOTRE LIVRE

Pour ce qui est du modèle par­ti­ci­pa­tif, l’é­di­teur a le mérite d’être clair en ce qui concerne ce sujet. Ensuite, cha­cun est évi­dem­ment libre de pro­po­ser ou de suivre une telle démarche, et chaque auteur, déses­pé­rant de trou­ver un édi­teur « clas­sique » qui lui prenne son manus­crit, est libre de délier les cor­dons de sa bourse. Mais n’au­rait-il pas mieux valu, dans le cas du texte qui nous occupe, de renon­cer à la publi­ca­tion et de don­ner à l’au­teur l’oc­ca­sion de retra­vailler celui-ci, au lieu de le publier, moyen­nant un « inves­tis­se­ment », dans un état qui, selon l’a­vis de votre ser­vi­teur, fait plu­tôt fuir les lec­teurs ? Ce qui est d’au­tant plus dom­mage que ce sont pré­ci­sé­ment ces lec­teurs-ci qui, étant assez curieux pour quit­ter les auto­routes de l’é­di­tion et du monde lit­té­raire, s’a­ven­turent dans les che­mins de tra­verse pour y débus­quer des beau­tés. Com­bien d’entre eux ne revien­dront pas après une telle expérience ?

Alain Eade
Un été chez mon père
Édi­tions Vérone
ISBN : 9791028401924

Réfé­rences