Fran­çois Schui­ten / Jacques Abeille, Les Mers perdues

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De temps en temps, on entend encore par­ler (ou plu­tôt susur­rer) du concept qua­si­ment mythique du « Gesamt­kunst­werk », d’une œuvre d’art totale née de la fusion des dis­ci­plines dans un désir d’at­teindre à une sorte de signi­fi­ca­tion uni­ver­selle. Si cette idée, issue du roman­tisme alle­mand, a bien pro­duit quelques élans et trouve tou­jours des adeptes, elle n’est plus vrai­ment d’ac­tua­li­té, et les artistes ratent, la plu­part du temps, le souffle divin qui les élè­ve­rait au niveau ély­séen qu’il fau­drait atteindre pour accom­plir une telle besogne.

On est donc deve­nu plus modeste, mais l’exemple de Fran­çois Schui­ten et de Jacques Abeille nous apporte la preuve que la ren­contre de deux artistes peut tou­jours pro­duire des mer­veilles. C’est ce qui s’est pas­sé quand le des­si­na­teur des Cités obs­cures a mis les mains sur un exem­plaire des Jar­dins sta­tuaires du poète des Contrées. L’i­mage a rejoint la parole et celle-ci, sous l’im­pul­sion conju­guée de ce duo artis­tique et lit­té­raire, a bri­sé l’ordre des colonnes pour­tant si bien agen­cées pour s’en­vo­ler et rejoindre les excrois­sances monu­men­tales qui se dressent inac­ces­sibles dans les terres loin­taines où nous péné­trons à la suite d’une expé­di­tion vers les Mers Perdues.

Les Mers per­dues, c’est le titre d’un roman gra­phique édi­té avec un soin méti­cu­leux par les Édi­tions Atti­la, et je peux affir­mer que ce livre compte par­mi les plus beaux que j’aie jamais eu l’oc­ca­sion de lire. Et cela est vrai pour le conte­nu tout aus­si bien que pour le conte­nant. La taille, la police, le choix du papier, tout concourt pour mettre en valeur les des­sins de Fran­çois Schui­ten qui illus­trent, illu­minent et sur­tout ins­pirent le texte de Jacques Abeille, véri­table artiste de la parole. Le for­mat assez géné­reux rap­pelle celui de la bande des­si­née plu­tôt que celui du roman « clas­sique », un choix pra­ti­que­ment impo­sé par le décor dans lequel évo­luent les per­son­nages, com­po­sé de mon­tagnes, d’é­ten­dues déser­tiques et de villes fan­tômes, le tout ponc­tué de gigan­tesques sta­tues – qu’on voit mal s’ac­com­mo­der d’un volume au for­mat poche.

L’in­trigue, elle, n’a d’emblée rien de spec­ta­cu­laire. Un « mil­liar­daire » (qui reste ano­nyme et très peu pré­sent dans les dis­cours des per­son­nages) monte une expé­di­tion au-delà des fron­tières pour véri­fier la légende des « Mers per­dues » qui exis­te­raient quelque part, dans un incon­nu vague et loin­tain : un guide, une géo­logue, un des­si­na­teur et un écri­vain qui auront le devoir de dres­ser le compte-ren­du de l’ex­pé­di­tion d’une façon aus­si méti­cu­leuse que pos­sible. Les évé­ne­ments sont rela­tés par le biais de lettres adres­sées par l’é­cri­vain à son « cher ami », tout aus­si ano­nyme et vague que le com­man­di­taire. Cet arti­fice range Les Mers per­dues dans la lignée des romans épis­to­laires, sauf qu’il ne s’a­git pas d’un dia­logue par lettres inter­po­sées mais d’un mono­logue. Il ne peut pas y avoir de réponse, et celui qui parle en est réduit à s’a­dres­ser au vide, à lui-même plu­tôt qu’à un autre. En même temps, comme les par­ti­ci­pants de l’ex­pé­di­tion sont tenus au secret, l’a­no­ny­mat est requis :

Sachez tout d’a­bord que le secret est la contrainte la plus impé­rieuse du contrat auquel j’ai sous­crit. De même que je ne devais faire part à per­sonne de mon départ […], de même ne puis-je, à l’heure où je vous écris, men­tion­ner le nom de mon employeur ni celui d’au­cun de mes com­pa­gnons de voyage.[1]Schui­ten, Fran­çois ; Abeille, Jacques, Les Mers per­dues, p. 5

Dans ce roman, il n’y a donc point de noms. Les per­son­nages que nous croi­sons sont dès le départ dévê­tus de leur indi­vi­dua­li­té, et de ce fait d’au­tant mieux dis­po­sés à se perdre dans les terres qu’ils sont appe­lés à tra­ver­ser et dont ils sont cen­sés dévoi­ler les secrets. Au fur et à mesure qu’ils pénètrent dans l’in­con­nu, ils s’en­foncent dans une ambiance mal­saine qui semble mon­ter de la déso­la­tion de la terre, éma­ner des reliques d’an­ciennes habi­ta­tions aban­don­nées depuis très long­temps. Bizar­re­ment, ce sont les sta­tues, conçues au sein de la terre et pous­sées vers la lumière dans un pro­ces­sus qui ne rap­pelle rien autant qu’une nais­sance lente et dou­lou­reuse, vio­lées par des géné­ra­tions d’homme alié­nés de la terre matri­cielle, dont les bles­sures et l’a­ban­don pro­voquent la tris­tesse et la pitié, tan­dis que le sort des humains laisse presque indif­fé­rent. Celui des autoch­tones, dis­pa­rus déjà, tout comme celui des membres de l’expédition.

À lire :
Marco Koskas, Bande de Français - I. L'affaire

Le petit groupe se rétré­cit comme peau de cha­grin en per­dant, peu à peu, ses membres – où fau­drait-il dire que ce sont ses membres qui se perdent peu à peu ? -, et c’est le nar­ra­teur qui, logi­que­ment, écrit la der­nière page qui, pour­tant, ne clôt pas l’a­ven­ture, car « la quête est sans fin » (p. 87), comme il le dit lui-même dans sa der­nière conver­sa­tion avec le des­si­na­teur. C’est en s’a­vouant à lui-même cette impos­si­bi­li­té du retour qu’il réus­sit à se libé­rer de ses illu­sions. Et puis, est-ce qu’il y a encore quelque part où ren­trer ? Une direc­tion vers laquelle rebrous­ser che­min ? La terre elle-même nie cette pos­si­bi­li­té, en brouillant la piste, en tour­nant sur elle-même, et c’est elle qui semble choi­sir la des­ti­na­tion de celui qui vou­drait bouger :

J’i­ma­gi­nais que mes pieds posaient sur la sur­face d’une très grande île […] qui flot­tait […] sur une nappe de mag­ma brû­lant […] d’une vis­co­si­té si souple que la dérive de cette grande plaque rigide se pro­dui­sait sans séisme, lais­sant sur­git tan­tôt sur un bord, tan­tôt sur l’autre, des mers tou­jours nou­velles sous des cieux nou­veaux.[2]Les Mers per­dues, p. 70

C’est encore la terre qui four­nit la clé d’une deuxième énigme. On pour­rait s’é­ton­ner de l’ab­sence de fémi­ni­té dans ce roman. De la fémi­ni­té en tant que com­plé­ment du mas­cu­lin, celle qui nour­rit l’hu­ma­ni­té dans ses entrailles, celle qui donne nais­sance. Il y évi­dem­ment une femme dans le petit groupe, la géo­logue, et il y a des rap­ports sexuels avec au moins un des hommes, peut-être même deux. Mais tout ça ne pré­sente pas le moindre attrait, et ce sont des ren­contres neutres ou, pour tout dire, sté­riles. À cela cor­res­pond, sur les planches de Schui­ten, la repré­sen­ta­tion tout à fait a‑sexuée de la femme, dont on devine à peine qu’elle pos­sède un chro­mo­some X dédou­blé (cf. la grande planche sur les pages 35 – 36). Mais cette absence est en véri­té une sup­pres­sion, ou mieux : une sub­sti­tu­tion, de la femme par la terre. Par la terre qui, elle, a su pro­créer, mais à laquelle une race mau­dite – dis­pa­rue – a arra­chée cette capa­ci­té. Et la femme qui est venue s’a­ven­tu­rer dans ses terres arides par­tage le sort de la terre. Une fois qu’on a réa­li­sé la signi­fi­ca­tion de ces rap­ports, on com­prend mieux le sort réser­vé au gardien.

À lire :
Thomas Galley, Le regard assassin

Dans ces terres, tout se passe en silence, et même les cris sont silen­cieux voire impos­sible [3]En l’oc­cur­rence, celui d’une sta­tue encore : « une face rava­gée par sa propre rage au point de perdre toute forme et de ne mon­trer plus […] que l’é­bauche d’un groin tave­lé où béait une bouche … Conti­nue rea­ding. Tout se perd, absor­bé, devant l’ho­ri­zon vaste du désert qui borde les Mers per­dues. Même le récit se perd, les lettres par­tagent le sort du jour­nal, et ne s’é­crivent plus. Le nar­ra­teur perd sa langue, et avec elle, tout contact avec ses ori­gines. Et pour­tant, il y a de l’es­poir, parce que, tout comme la quête n’a pas de fin, le récit de l’ex­pé­di­tion se pro­longe à l’in­fi­ni dans les têtes des lec­teurs qui, au bout de mille ans, n’au­ront pas le der­nier mot de l’é­nigme que posent Schui­ten et Abeille. Et c’est pré­ci­sé­ment face au vide fait de silence que la véri­table aven­ture s’im­pose de plus en plus clai­re­ment. C’est celle de la parole de Jacques Abeille, l’é­cri­vain, qui, avec la clar­té de sa construc­tion, crée un monde entier, et c’est celle encore de la contem­pla­tion des planches de Fran­çois Schui­ten, l’illus­tra­teur. On pour­rait donc ima­gi­ner Les Mers per­dues comme une para­bole de l’ar­tiste qui s’ef­face devant son art qui, lui, res­te­ra. Même dans un monde qui sombre dans le silence.

Fran­çois Schui­ten / Jacques Abeille
Les Mers per­dus
Le Tri­pode
ISBN : 978−2−91708−421−2

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Schui­ten, Fran­çois ; Abeille, Jacques, Les Mers per­dues, p. 5
2 Les Mers per­dues, p. 70
3 En l’oc­cur­rence, celui d’une sta­tue encore : « une face rava­gée par sa propre rage au point de perdre toute forme et de ne mon­trer plus […] que l’é­bauche d’un groin tave­lé où béait une bouche pétri­fiée autour de son impos­sible cri » (Les Mers per­dues, p. 70) 
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

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