
Voici un livre qui laissera des traces. Et je ne parle pas de celles que laisse derrière lui le voyageur inconnu qui pénètre dans les jardins statuaires, le pays des jardiniers, dont il sillonne les routes de long en large, et qui finit par intégrer les légendes d’une civilisation pour le moins insolite. Non, je pense bien plutôt à celles, indélébiles, que laisse dans la mémoire du lecteur la tournure tout à fait classique d’un style qu’on s’attendrait à trouver dans les meilleurs ouvrages des grands siècles, mais dont on a perdu l’habitude depuis. Mais, et Jacques Abeille est là pour l’attester, il y a de ces auteurs qui ont su adhérer aux meilleures traditions du Français et qui font comprendre pourquoi, pendant toute une époque, cette langue a pu passer pour l’idiome de l’Europe civilisée.
Les jardins statuaires, c’est le récit d’un voyageur qui pénètre dans un pays où, derrière les murs des vastes domaines, on cultive des statues. Le narrateur s’amuse, sur des dizaines de pages, à expliquer en quoi consiste cette culture, et comment la terre interagit avec les hommes appelés à veiller sur les statues en graine. La civilisation qu’on découvre à travers les récits et les réflexions du voyageur est extrêmement fermée, repliée sur elle-même. Les domaines sont entourés de murs qui ont l’allure de remparts, une seule porte permet de communiquer avec le monde extérieur, les hommes et les femmes vivent dans des communautés ségrégées dont les usages déchirent jusqu’aux liens familiaux, et les (rares) visiteurs sont gardés dans des chambres réservées à leur seul usage. Une société plus figée que la pierre qu’elle travaille, et qui ne laisse entrer l’extérieur qu’à des doses homéopathiques.
À force de pénétrer plus loin dans les domaines et les usages, le voyageur découvre les côtés obscurs de la société des jardiniers, comme le sort de certaines femmes qu’on voue à une sorte de prostitution héréditaire, et dont se nourrissent les parasites que sont les hôteliers – euphémisme transparent derrière lequel se cachent les proxénètes. Mais si ceux-ci font toujours partie de la société, aux franges de laquelle ils constituent une sorte de contre-poids à trop de rigueur, il y a d’autres forces à l’œuvre qui menacent l’univers entiers des jardins : Derrière certains murs, le déclin lent mais inexorable menace l’équilibre fragile entre les hommes et la pierre, et le chaos et la putréfaction finissent par y avoir raison de l’ordre, tandis que, dans le désert qui s’étend au-delà des domaines, un exilé des jardins statuaires est en train de brasser une force nouvelle qui s’apprête, tel un nouveau déluge, à submerger le pays et à remplacer l’ordre par pire que le chaos – par le néant.
Le voyageur, lui, arrivé au seuil du néant, sait résister à l’appel du vide qui se manifeste dans la proposition du prince des nomades à le suivre dans ses conquêtes en tant que chroniqueur. Les jardiniers aussi l’entendent, cet appel venu du dehors, mais tandis que le pays figé ne saura bouger pour y répondre, il incite un nombre grandissant de jeunes à fuir le monde hermétique des ancêtres. En même temps, les porteurs du vide enfourchent leurs chevaux et se mettent en route pour abolir les domaines, leurs usages, et la culture entière de la pierre.
Un monde régi par de tels contrastes est appelé à disparaître, et le choc finira par emporter jusqu’aux pages que le narrateur s’était promis de vouer au récit de la vie du jour au jour. Et ce qui est peut-être le plus troublant, c’est que la société des jardiniers contient les germes de son propre anéantissement. Au cœur du dédale de statues où le voyageur doit pénétrer pour en extirper sa compagne [1]Et quelle « mine » de réminiscences est ouverte par cette expédition dans les entrailles du monde statuaire ! Le premier réflexe étant bien-sûr de voir en Vanina une sorte de … Continue reading guette la putréfaction qui, dans ce monde-ci, s’attaque à la matière minérale aussi, et qui s’y répand comme un cancer. Et celui qui pétrit la pâte humaine des nomades est un ancien jardinier qui, s’il a bien voulu rompre avec le monde qui l’a vu naître, en profite pour mieux exercer sa vocation première qui est – d’organiser.
Les jardins statuaires ne constitue que le premier volet du Cycle des contrées, et on aimerait entrer par cette porte grande ouverte – à l’opposé de celles des domaines – dans l’univers qu’a su créer le génie de Jacques Abeille. Malheureusement, certains de ses livres sont épuisés et il faut aller les chercher sur les sites des bouquinistes virtuels, dont les prix montent parfois jusqu’au triple de ce que demandait l’éditeur. Espérons que les Éditions Gallimard auront le courage de faire entrer les volumes suivants dans leur prestigieuse collection Folio où M. Abeille pourra finalement trouver le lectorat qu’il mérite. Il y a énormément de choses à dire à propos du monde des jardiniers, et je suis convaincu que ce premier volume, qui a vu le jour il y a trente ans déjà, attirera des lecteurs avides de la beauté et de l’énorme richesse culturelle que leur offre cet auteur d’exception.
Mise à jour (24 / 08 / 2012)
M. Frédéric Martin, des Éditions Attila, me signale que « l’essentiel de l’œuvre de J. Abeille est désormais disponible aux éditions Attila et Ginkgo ». Après vérification dans les catalogues respectifs, j’ai dressé, à l’intention des internautes qui se sentiraient l’envie de pousser plus loin leurs expéditions dans l’univers de M. Abeille, une petite liste des livres disponibles (au moins pour les romans appartenant au Cycle des Contrées).
J’avais déjà trouvé cette information auparavant, mais ce qui m’a fait hésiter, c’est la notice d’Amazon : « Temporairement en rupture de stock » qui s’affiche en rouge quand on se rend sur la page du tome II du cycle, à savoir Le veilleur du jour (vu le 23 et le 24 août 2012). Y aurait-il un problème de logistique ?
Quoi qu’il en soit, je tiens à dire un grand merci à ces deux maisons pour les beaux livres qu’ils ont décidé de publier. À quand une édition numérique du Cycle des contrées ?
Mise à jour de la MàJ (17 / 02 / 2018)
Je ne sais pas trop ce qui se passe, mais mon logiciel de surveillance des liens vient de m’alerter à propos de ceux pointant vers les Éditions Ginkgo. Effectivement, chaque fois qu’on essaie de consulter une de leurs pages, il y a une belle erreur 404 (page non trouvée), tandis que le site principal lance à la figure du visiteur un bête – et peu poli – « Forbidden ». Des recherches supplémentaires m’ayant indiqué que les textes du Cycle des contrées sont désormais disponibles chez Le Tripode, je viens de remettre les liens à jour. On peut dire que les textes de M. Abeille sont assez mobiles…
- Les jardins statuaires (Le Tripode)
- Le veilleur du jour (Le Tripode)
- Les Voyages du Fils (Le Tripode)
- Les Chroniques scandaleuses de Terrèbre (Le Tripode, sous le pseudonyme de Léo Barthe)
- Les Barbares (Le Tripode)
Crédit photographique : David Ortmann
Jacques Abeille
Les jardins statuaires
Collection Folio
ISBN : 978−2−07044−449−6
Références
↑1 | Et quelle « mine » de réminiscences est ouverte par cette expédition dans les entrailles du monde statuaire ! Le premier réflexe étant bien-sûr de voir en Vanina une sorte de Belle-au-bois-dormant. Mais est-ce qu’on peut s’empêcher de songer au silence putride des grottes de Maeterlinck et au vide qui s’étend sous le château d’Allemonde ? |
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