Radius – ou la misère du livre-web

Quand j’ai déci­dé, il y a trois ans et demi, de céder aux sirènes de chez Wal­rus et de m’a­bon­ner à l’Expé­rience Radius, j’ai évi­dem­ment reçu un cour­rier pour me sou­hai­ter la bien­ve­nue avec entre autre des ins­truc­tions pour me connec­ter. La pre­mière phrase de ce cour­riel res­sem­blait drô­le­ment à une mise en garde : « En vous ins­cri­vant à l’ex­pé­rience Radius, vous avez choi­si un che­min dan­ge­reux. » Cet inci­pit a bien sûr été choi­si pour mettre le lec­teur dans une cer­taine ambiance, pour res­ter en phase avec l’u­ni­vers de Radius qui, effec­ti­ve­ment, n’a pas été pen­sé pour les ama­teurs de cha­tons. Mais aujourd’­hui, la force des choses a fini par don­ner un drôle de spin à cette phrase, Radius ayant rejoint la mai­son-mère dans sa des­cente vers les Limbes de l’é­di­tion, met­tant une fin bru­tale à une expé­rience qui s’é­tait pour­tant pro­po­sé d’i­nau­gu­rer un nou­veau mode d’é­di­tion, le livre-web.

Radius Experience - un livre-web des Éditions Walrus
Radius Expe­rience – le livre-web des Édi­tions Walrus

Par­lons-en, du livre-web, des idées qui ont pu abou­tir à sa créa­tion, et des pro­blèmes poten­tiel­le­ment fatals liés à son sup­port. Tout d’a­bord, le livre-web (ou web-livre, on trouve les deux termes sous la plume d’un même auteur), c’est une sorte de chi­mère dans l’entre-deux des uni­vers de la Toile et du livre numé­rique. À pre­mière vue, l’i­dée a un cer­tain charme, et même une cer­taine logique, sur­tout quand on consi­dère que les ebooks et les sites construits sur inter­net se servent d’une même famille de lan­gages struc­tu­rés pour pré­sen­ter les conte­nus, tous les deux des déri­vés du Stan­dard Gene­ra­li­zed Mar­kup Lan­guage [1]SGML, « lan­gage de bali­sage géné­ra­li­sé nor­ma­li­sé » avec bien des élé­ments par­ta­gés, comme les DTD [2]docu­ment type defi­ni­tion, défi­ni­tion de type de docu­ment et les CSS [3]Cas­ca­ding Style Sheets, Feuilles de styles en cas­cade pour la pré­sen­ta­tion des docu­ments. Ce qui a conduit Neil Jomun­si à consta­ter qu”

un ebook n’est rien d’autre qu’un mini-site web encap­su­lé pour être consul­té en mode offline[4]Jomun­si, Neil, Le livre numé­rique est mort : vive le livre numé­rique !

Et puis, un côté bien plus per­ti­nent pour les moins tech­no­philes, tous les deux peuvent se consul­ter sur un même type de sup­port numé­rique – les liseuses (les Kindle et autres) étant capables d’af­fi­cher des pages-web, et les navi­ga­teurs (Chrome, Fire­fox, etc.) et autres logi­ciels pour ordi­na­teurs (ou tablettes ou smart­phones) pou­vant affi­cher des ebooks. Quoi de plus évident donc qu’à cher­cher à fusion­ner les deux univers ?

La grande dif­fé­rence entre les conte­nus qu’on trouve sur la Toile et ceux dis­po­nibles à tra­vers les ebooks, c’est que pour consul­ter les pre­miers, il faut impé­ra­ti­ve­ment être en ligne, et donc dis­po­ser d’une connexion inter­net. Ce qui peut se révé­ler com­pli­qué en cas de panne, de chan­ge­ment d’o­pé­ra­teur ou de démé­na­ge­ment. Ou si vous avez le mal­heur de vivre dans une région mal reliée au réseau des réseaux.

Et puis, il faut bien évi­dem­ment que les ser­vices répondent pré­sents de leur côté aus­si. Ce qui est loin d’être assu­ré, les grands opé­ra­teurs n’é­tant pas à l’a­bri des pannes ou des attaques infor­ma­tiques, comme OVH en novembre 2017, AWS, l’é­nor­mis­sime centre de don­nées vir­tuel d’A­ma­zon, en 2016, ou encore DynDNS, sorte d’an­nuaire de noms de domaine ayant subi une attaque de déni de ser­vice en 2016, ren­dant indis­po­nible un grand nombre de ser­vices web tel que PayPal.

Donc, si l’ac­ces­si­bi­li­té 24/24 n’est jamais garan­tie, cela n’est pas encore le pire qui puisse arri­ver à votre livre-web. La Bauge lit­té­raire est active depuis main­te­nant huit ans. Depuis ce temps, j’y ai publié quelques 600 articles qui contiennent presque tou­jours des liens vers d’autres sites afin d’é­tayer mes affir­ma­tions et d’of­frir aux lec­teurs des pistes de recherche sup­plé­men­taires. Depuis le temps, j’ai dû ins­tal­ler un outil pour dépis­ter les liens HS, pour évi­ter à mes lec­teurs la frus­tra­tion de se retrou­ver avec un code d’er­reur en lieu et place de l’in­for­ma­tion qu’ils croyaient pou­voir obte­nir. Par­fois, on peut trou­ver un autre site pour four­nir les mêmes infor­ma­tions et il suf­fit de rem­pla­cer le lien ori­gi­nal par un autre, par­fois on peut redi­ri­ger les inter­nautes vers une ver­sion archi­vée de la page (sur archive.org, dans la plu­part des cas), et par­fois rien n’y fait et il faut bel et bien s’a­vouer vain­cu : le ser­vice n’existe plus, et le conte­nu est tout bête­ment deve­nu indis­po­nible. Une telle dis­pa­ri­tion peut avoir des rai­sons mul­tiples, et dans le cas de blogs ou de sites pri­vés, on constate sou­vent que l’in­té­rêt du pro­prié­taire dimi­nue avec le temps, qu’une idée se révèle moins per­ti­nente que ce que l’on avait pu croire, ou que les charges sont tout sim­ple­ment trop éle­vées pour conser­ver une pré­sence sur le web qui ne rap­porte rien. Dans le cas d’un com­merce, la rai­son est bien plus sou­vent la ces­sion d’ac­ti­vi­té, que ce soit suite à une liqui­da­tion judi­ciaire ou à une déci­sion de mettre fin aux acti­vi­tés, comme dans le cas des Édi­tions Wal­rus.

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Le site prin­ci­pal de cet édi­teur, mais aus­si les acti­vi­tés annexes – Radius et le Wal­rus Ins­ti­tute – ont effec­ti­ve­ment ces­sé toute acti­vi­té peu après l’an­nonce de fer­me­ture du 13 juin 2018. Et dans le cas du livre-web – la Radius Expe­rience -, cela signi­fie qu’il ne peut plus être consul­té et que les biblio­thèques numé­riques se sont du coup appau­vries, peu importe l’op­tion d”  »accès à vie » conte­nu dans la for­mule Accès pre­mium.

Radius, Les formules d'accès
Radius, Les for­mules d’accès

C’est d’au­tant plus aga­çant quand on relit aujourd’­hui, à la lumière de cette dis­pa­ri­tion, la défi­ni­tion offerte par Neil Jomun­si du « web-livre » qui serait une sorte d’e­book, mais en mieux, l’ac­ces­si­bi­li­té y jouant un rôle-clé :

un web-livre, c’est un livre sur le web, débar­ras­sé des contraintes de for­mat et d’acces­si­bi­li­té, qui a voca­tion […] à l’accès sim­pli­fié. C’est à la fois le contraire d’un .epub et son des­cen­dant logique. Et c’est, à titre per­son­nel, l’un des futurs que j’ambitionne pour le livre. [5]Neil Jomun­si aka Julien Simon, Radius : le livre soluble dans le web. Mise en relief par moi

Le plus per­vers dans cette affaire est sans doute le détail que le concept du web-livre s’est presque impo­sé de lui-même suite aux pro­blèmes d’ac­ces­si­bi­li­tés sou­le­vés par la mul­ti­tude de for­mats pro­prié­taires pro­po­sés par les librai­ries numé­riques sou­cieuses de pro­té­ger le cha­land des chants de sirène de la concur­rence. Enten­dons encore une fois Neil Jomun­si qui a consa­cré un long article très per­ti­nent à la ques­tion : Le livre numé­rique est mort : vive le livre numé­rique ! Qu’il me soit per­mis d’en citer des extraits :

les pro­tec­tions […] ont refait sur­face et nos livres numé­riques se sont retrou­vés bar­dés de DRM, ces ver­rous qui empêchent la copie, le par­tage et qui, aces­soi­re­ment [sic], empêchent ceux qui les ont ache­tés de les lire par­fois. […] Les for­mats pro­prié­taires sont arri­vés là-des­sus et ont com­men­cé à enva­hir le mar­ché : lisibles uni­que­ment sur Kindle, lisible uni­que­ment sur iPad, lisibles uni­que­ment debout, assis, couché…

Je ne vous cache pas que j’ai été séduit, moi aus­si, par cette for­mule qui pro­met une plus grande liber­té face aux édi­teurs et aux mono­po­listes, par l’i­dée aus­si de m’a­bon­ner à une sorte de feuille­ton au moins en par­tie ins­pi­ré par l’exemple de quelques-uns des plus grands textes [6]Par­mi les auteurs ayant publié en feuille­ton, on trouve bien sûr Eugène Sue avec Les Mys­tères de Paris, mais aus­si Bal­zac et Les Trois Mous­que­taires de Dumas Père du XIXe siècle pro­po­sés aux lec­teurs des jour­naux par mor­ceaux, un peu comme aujourd’­hui les séries qu’on suit avec pas­sion et assi­dui­té sur Net­flix, un phé­no­mène qui, dans le meilleur des cas, peut géné­rer une sorte de dépen­dance. Il suf­fit de relire l’article enthou­siaste que j’ai consa­cré à Radius quelques semaines à peine après l’ou­ver­ture du site pour com­prendre à quel point j’ai ado­ré me connec­ter au site afin de décou­vrir les der­niers mor­ceaux des aven­tures de Gra­dy, d’An­toine, du Père Stan, de Kof­fi, de Richard et de Pek­ka. Et cela m’a lais­sé de sacrés souvenirs.

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À relire aujourd’­hui les réflexions de Jomun­si (qui n’est rien d’autre, rap­pe­lons-le, que l’alter ego de l’é­di­teur de Wal­rus), cela laisse, mal­gré ou peut-être jus­te­ment à cause de leur per­ti­nence, un goût très amer :

« il fau­dra éga­le­ment qu’éditeurs et construc­teurs fassent preuve de bonne volon­té en auto­ri­sant les lec­teurs à sau­ve­gar­der les conte­nus consul­tés en ligne, à les archi­ver, à en conser­ver des copies, c’est essen­tiel pour la sau­ve­garde du patri­moine et la trans­mis­sion. » [7]Jomun­si, Neil, Le livre numé­rique est mort : vive le livre numé­rique !

Wal­rus a effec­ti­ve­ment auto­ri­sé les abon­nés à faire des sau­ve­gardes, mais en oubliant qu’il faut dis­po­ser d’une cer­taine maî­trise du maté­riel infor­ma­tique pour sau­ve­gar­der un site web en gar­dant au moins une cer­taine lisi­bi­li­té. Ce qui n’est pas don­né à tout le monde. Sur­tout quand il s’a­git d’un ensemble de textes aus­si com­plexe que Radius, un pro­jet qui vit pré­ci­sé­ment à tra­vers sa non-linéa­ri­té, le lec­teur étant capable de consul­ter les textes dans un ordre chro­no­lo­gique ou plu­tôt par per­son­nage. Le moyen de recréer une copie offline d’un tel pro­jet ? Cela me dépasse (et j’ai une expé­rience de trente ans dans les tech­no­lo­gies du web) sauf qu’à recréer l’en­semble de l’in­fra­struc­ture, y com­pris l’ins­tal­la­tion du sys­tème de ges­tion de conte­nu.  Une tâche qui, à l’o­ri­gine, a été confiée à une agence spé­cia­li­sée dans la créa­tion de sites Word­Press. Quant à l’e­book pro­mis aux abon­nés une fois l’a­ven­ture ter­mi­née – parce qu’on ne peut pas repro­cher à Wal­rus d’a­voir négli­gé la pos­si­bi­li­té d’une dis­pa­ri­tion du site – il paraît qu’il n’y a pas eu d’ac­cord qui aurait per­mis de tenir cette promesse.

Le résul­tat – pré­vi­sible – c’est que le texte est mort et bien mort. Et ce ne sont pas les quinze euro que je regrette, mais bien le texte lui-même, l’a­ven­ture que j’ai pu vivre à côté des pro­ta­go­nistes, la pos­si­bi­li­té de m’é­va­der dans un uni­vers aus­si étrange qu’inquiétant.

Je ne sau­rais dire si la dis­pa­ri­tion de Radius sonne le glas du livre-web ou si le pro­jet était tout sim­ple­ment trop ambi­tieux, lan­cé bien avant l’heure, impli­quant bien trop de per­sonnes. Tou­jours est-il que l’é­quipe de Wal­rus et de ses auteurs a réus­si à mettre sur pied une très, très belle his­toire, même si la vision qui la por­tait a fini par faire pschitt en se dégonflant.

Si vous vou­lez avoir une idée ce ce qu’é­tait Radius, ren­dez-vous sur la Way­ba­ck­ma­chine. Mal­heu­reu­se­ment, vous n’y trou­ve­rez que la par­tie publique, mais ce sera suf­fi­sant pour vous faire regret­ter sa disparition.

Radius Experience - le début du parcours
Radius Expe­rience – le début du parcours

Réfé­rences

Réfé­rences
1 SGML, « lan­gage de bali­sage géné­ra­li­sé normalisé »
2 docu­ment type defi­ni­tion, défi­ni­tion de type de document
3 Cas­ca­ding Style Sheets, Feuilles de styles en cascade
4, 7 Jomun­si, Neil, Le livre numé­rique est mort : vive le livre numérique !
5 Neil Jomun­si aka Julien Simon, Radius : le livre soluble dans le web. Mise en relief par moi
6 Par­mi les auteurs ayant publié en feuille­ton, on trouve bien sûr Eugène Sue avec Les Mys­tères de Paris, mais aus­si Bal­zac et Les Trois Mous­que­taires de Dumas Père
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95