Je l’ai annoncé il y a quelques jours sur mon compte Facebook : Je vais supprimer celui-ci à la fin du mois, juste avant le début de mes vacances, et si je me concède quelques semaines de répit, ce n’est pas afin d’en profiter un max avant le départ définitif, ou pour me donner l’occasion de trouver l’argument qui me fasse abandonner ma résolution. Non, c’est uniquement pour joindre au moins une partie de mes nombreux contacts et leur donner l’occasion, s’ils le souhaitent, de me transmettre leurs coordonnées afin de pouvoir continuer à échanger, dans un espace moins (ou pas du tout) envahi par les algorithmes des réseaux et leur pouvoir manipulateur. La fin est donc imminente, et j’aimerais formuler ici quelques arguments m’ayant incité à franchir ce cap.
Tout d’abord, si je parle ici de Facebook, ce n’est pas parce que ce serait l’unique réseau visé [1]Non seulement Facebook n’est pas le seul acteur visé, mais le phénomène va bien au-delà des seuls réseaux sociaux. Google en fait partie aussi, ses algorithmes proposant des résultats qui … Continue reading, mais celui qui incarne le mieux l’idée de manipulation de masse. Et celui qui, très personnellement, m’a agacé le plus souvent, notamment par l’attitude détestable consistant à censurer le corps humain dès que celui-ci devient véhicule de sensualité [2]Essayez un peu de mettre sur votre profile un téton (féminin, il faut le préciser) qui dépasse, voire un sexe (peu importe le genre)., mais à rester de marbre face à des incitations à la violence ou à la haine raciste. Étant auteur de textes érotico-pornographiques, vous imaginez à quel point une telle politique m’insupporte.
Je vous donne un peu de contexte afin de vous permettre de mieux comprendre mon implication dans les services d’internet et ce qui m’incite aujourd’hui à en délaisser certains. Travaillant dans les technologies de l’information depuis ma maîtrise en 1994, j’ai toujours été fasciné par celles capables de mettre en relation les êtres humains. Être en ligne, c’est bien ; être capable de communiquer avec de vrais humains, à l’autre bout de la ligne, c’est mieux. C’est ce que j’ai ressenti dès que j’ai rejoint les premiers BBS [3]Bulletin board system où on pouvait non seulement découvrir les derniers logiciels libres, mais aussi échanger – parfois même en direct – avec d’autres utilisateurs. L’avènement d’Internet – avec un premier essor depuis le milieu des années 1990 – a fait exploser les moyens des utilisateurs connectés, et de véritables réseaux (parlez d’un phénomène bien nomme !) se sont construits à l’échelle mondiale. Quand on sait que j’ai fait des études de littérature française, on imagine à quel point cette innovation m’a mis sous le charme en m’offrant la possibilité de papoter (ou de tchatter) avec des francophones d’un peu partout, peu importe les distances ! C’est ainsi que j’ai rejoint Facebook en 2008, à un moment où les origines américaines du réseau se faisaient encore ressentir à tout bout de champ et où il fallait faire des efforts pour croiser des compatriotes européens, le réseau étant ouvert à tout le monde depuis septembre 2006 seulement !
Dans les premières années, je me suis vautré dans les possibilités offertes, et j’ai très vite agrandi le cercle de mes « amis », profitant de cet espace universel pour discuter, prendre des nouvelles, me renseigner. Pour moi, sur un niveau très personnel, je peux dire qu’Internet – et Facebook plus précisément – m’a ouvert le monde, à un moment de ma vie où j’ai gagné juste assez pour nourrir ma petite famille sans pouvoir me payer de gros voyages ou d’autres excentricités.
À l’origine, Facebook a été conçu à l’intention des étudiants de l’université de Harvard, une sorte de trombinoscope passé du papier sur le support dématérialisé du nouveau millénaire, un outil pour rester plus facilement en contact. On connaît la suite de l’histoire, et la croissance intempestive a surpris jusqu’aux fondateurs du réseau eux-mêmes, un réseau qui aujourd’hui est actif à l’échelle planétaire. Jusqu’ici, comme pour le cochon, « tout est bon » dans cette histoire. Et pourtant, les discussions par commentaires interposés – que ce soit sur Facebook ou ailleurs – m’ont très souvent laissé avec un certain malaise face aux débordements, fréquents au point d’être systématiques. Cela m’a d’autant mieux marqué que ce n’était pas la première fois que j’ai été confronté à de tels comportements, à un véritable déchaînement de haine – et parfois face à des questions tellement banales qu’on a pu s’interroger à propos de la santé mentale des personnes impliquées. La première fois que je me suis retrouvé dans un environnement apparemment propice à de telles déviations, c’était sur Usenet, un service rassemblant des groupes de discussion virtuels consacrés à un très grand nombre de domaines, avec – vu les origines d’internet – une forte propension pour les questions techniques, mais où on pouvait aussi trouver des groupes dédiés aux questions politiques et culturelles. Pratiquement chaque groupe avait son « troll », un personnage – bien réel avant l’époque des robots tchateurs – qu’on risquait de croiser tôt ou tard et dont le comportement visait – peu importe le sujet – à exacerber le débat, à dénigrer les intervenants, à créer un environnement où l’individu en question pouvait évoluer à l’aise grâce à ce qu’il faut qualifier un régime de terreur. À l’époque, la réponse standard face à de tels comportements était toujours la même : « Don’t feed the troll ! », ce qui pourrait se traduire par « Ignorez-le ! ». Un conseil sans doute bien intentionné, mais sans réel impact sur le phénomène. Et qui évitait de remettre en question les bases d’un système qui permettait – d’un système qui, vu l’importance et l’universalité du phénomène, semblait favoriser – de tels comportements disruptifs. Et qui, en plus, rendait les victimes de ces agressions responsables de ce qui leur arrivait, au lieu de proposer des mesures dirigées contre le coupable, à savoir le troll.
Depuis ces débuts modestes – et par bien des côtés pittoresques aussi – les réseaux sociaux ont atteint une dimension où le phénomène du troll s’est universalisé, et où ce n’est plus un seul individu – plus ou moins bien connu de tous, au moins à travers sa personnalité-internet, et qu’on pouvait assez facilement éviter – mais des bandes entières qui se déchaînent, au point de dominer les discussions et de faire fuir la raison et la convivialité. Qu’on ne pense qu’au Gamergate, ou aux nombreuses instances de harcèlement – très souvent dirigé contre des femmes, comme par exemple dans l’affaire du remake de Ghostbuster avec rien que des actrices [4]Et ce ne sont là que quelques exemples. Il suffit de lire les journaux pour se rendre compte de l’importance du phénomène de ces shitstorms.. Depuis que le principe des réseaux et du Web 2.0 s’est imposé un peu partout et que n’importe quel site, du plus petit blog au journal à portée internationale, offre au visiteur le moyen de s’exprimer, très souvent en gardant l’anonymat, on assiste à un déchaînement de la haine dès qu’un sujet dérange. L’argument ne vaut plus rien dans un tel contexte, et c’est la loi du plus fort (en gueule) qui a fini par s’imposer. Un tel environnement est devenu insupportable quand on tient un tant soit peu à sauvegarder son équilibre mental, et comment encore s’étonner du fait que les navigateurs proposent maintenant des extensions pour empêcher les commentaires de s’afficher [5]Parmi ceux proposés par Firefox se trouve cet outil bien nommé : « Shut up » ? Je ne peux que recommander l’usage de telles extensions, pour la même raison que les décharges publiques ne sont pas la cible de visites guidées. Et je me demande sérieusement si ces décharges ne seraient pas un environnement plus sain et plus fréquentable que certain forum sur Reddit ou certain fil sur Twitter.
Parlant d’équilibre mental, voici le côté plus inquiétant dans tout ça : Il est facile de déplorer le comportement des autres, mais on n’est pas vraiment non plus à l’abri du mécanisme à l’œuvre ici, et j’ai pu constater de première main, à l’occasion des élections présidentielles de 2016, comment on se laisse vite emporter par le maelstrom d’un tel phénomène qui incite à des comportements – du côté de mes « adversaires », mais aussi de mon côté à moi – qu’il vaudrait mieux abandonner, vu la violence des prises de position où les tons intermédiaires sont bien trop souvent absents et où une discussion n’est plus qu’un échange de positions immuables de plus en plus imbibé de vitriol, un peu comme les canonnades sur les champs de bataille de la Grande Guerre, très efficaces pour abattre par milliers des êtres humains et changer les terres fertiles en désert, mais incapables de faire avancer l’un ou l’autre camp. Vu que, normalement, je me prends pour quelqu’un de plutôt convivial, soucieux d’harmonie plutôt que de conflit, il faut se demander si ce changement de comportement ne serait à imputer – au moins en partie – au milieu où se jouent les confrontations – les réseaux sociaux. Et voici que, quelques mois plus tard, je tombe sur un texte qui propose des explications concernant ces problèmes que beaucoup d’internautes ont pu rencontrer. Il s’agit d’une centaine de pages rédigées par un des pionniers de la Silicone Valley, un protagoniste de l’essor d’Internet, Jaron Lanier, qui propose Dix raisons pour supprimer vos comptes sur les réseaux sociaux. Immédiatement. [6]Ten Arguments for Deleting Your Social Media Accounts Right Now. Le texte n’a pas encore été traduit en français..

C’est à travers ces dix raisons que j’ai compris que le phénomène n’avait rien de fortuit, mais était intimement lié à la forme qu’ont pris un grand nombre des services présents sur Internet. Comme par exemple la gratuité – combat qui apparaissait tellement évident et noble à l’époque ! – qui a conduit à la nécessité de faire des réseaux un outil surdimensionné de marketing et de manipulation de masse, avec l’omniprésence, sur les réseaux et les moteurs de recherches, d’algorithmes manipulateurs qui, par des biais administrés par doses homéopathiques – à peine sensibles, mais suffisantes pour conduire à des résultats statistiquement valables – favorisent l’émergence de ce que Lanier appelle la « assholeness » – la trou-du-culite ou trouducité, si vous voulez.
Je ne voudrais pas reproduire ici tous les arguments de Lanier, et je ne voudrais pas non plus proposer ma décision de quitter les réseaux comme exemplaire, je voudrais seulement vous faire comprendre pourquoi, au bout de dix ans, j’ai décidé de changer mes habitudes numériques en abandonnant Facebook, Google & Cie. Si vous êtes suffisamment intrigués par la question pour franchir la barrière linguistique, je vous promets une lecture enrichissante qui vous aidera à mieux comprendre certains des débats qui se tissent autour d’Internet et son rôle souvent disruptif dans le monde, et l’efficacité des armes mises à la disposition des pire-intentionnés par les algorithmes qui ont créé quelques-unes des plus grosses fortunes de la planète. C’est à partir du 1er septembre que je pourrai enfin dire : « Sans moi ! »
Jaron Lanier
Stop aux réseaux sociaux ! 10 bonnes raisons de s’en méfier et de s’en libérer
Random House Digital
ISBN : 9781473559172

Références
↑1 | Non seulement Facebook n’est pas le seul acteur visé, mais le phénomène va bien au-delà des seuls réseaux sociaux. Google en fait partie aussi, ses algorithmes proposant des résultats qui diffèrent en fonction de vos intérêts et de vos recherches antérieures. Aujourd’hui, les exigences de Google ont une influence directe, à travers le SEO (optimisation pour moteurs de recherche) sur les textes qui se publient sur internet. Comme quoi les algorithmes ont déjà acquis une certaine prééminence sur les humains. |
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↑2 | Essayez un peu de mettre sur votre profile un téton (féminin, il faut le préciser) qui dépasse, voire un sexe (peu importe le genre). |
↑3 | Bulletin board system |
↑4 | Et ce ne sont là que quelques exemples. Il suffit de lire les journaux pour se rendre compte de l’importance du phénomène de ces shitstorms. |
↑5 | Parmi ceux proposés par Firefox se trouve cet outil bien nommé : « Shut up » |
↑6 | Ten Arguments for Deleting Your Social Media Accounts Right Now. Le texte n’a pas encore été traduit en français. |