Un de ces jours, privé de lecture estivale après le retentissant échec de Sexe à la plage, je me suis promené, en manque, du côté d’une de mes librairies préférées dont la spécialité est de proposer au chaland des fantasmes illustrés. Je parle bien évidemment de BD-Adultes, librairie virtuelle animée par le sieur Cartelet, jeune talent polyvalent en train de se tailler une réputation d’enfer dans le monde de l’érotisme francophone. Une fois entré dans cet univers de fantasmes artistiquement délirants, je suis presque aussitôt tombé sur la série Ombre et Lumière signée Parris Quinn, auteur et dessinateur américain, publiée en France depuis 2009 par Dynamite, « le label BD porno de la Musardine »[1]D’après la description fournie par l’éditeur sur son site..

Comme j’ai l’habitude de foncer droit au but, surtout quand il s’agit de récits porno, je vous présente ci-dessus Claire et Madelynn, deux des protagonistes de La Plage, épisode d’Ombre & Lumière où Quinn emmène ses lecteurs dans un voyage au bout des fantasmes. Et rien qu’à contempler ce brévissime aperçu, je parie que vous comprendrez comment j’ai été séduit aussi rapidement. L’illustration permet non seulement de se faire une idée à propos de la finesse du trait de crayon de Quinn, mais de constater en même temps l’importance du texte dans ses travaux, une importance qui en fait plutôt des romans graphiques que des bandes dessinées, même s’il y a ensuite des passages où c’est l’élément visuel qui occupe les devants de la scène.
Les volumes de la série fonctionnent un peu comme des recueils, et certains des épisodes proposés sont répartis sur plusieurs volumes, comme par exemple celui qui nous intéresse aujourd’hui : La Plage. J’en ai compté trois parties réparties entre les tomes 1, 2 et 3 de la série, au moins dans l’original anglais[2]Dans la version française, la deuxième partie se trouve, curieusement, dans le tome 5 d’Ombre & Lumière. À mon plus grand bonheur, j’ai retrouvé les deux premières parties réunies dans un seul volume, The Beach, proposé à un prix très abordable par Amazon pour sa liseuse (et bibliothèque) Kindle, tandis qu’il m’a fallu acheter le troisième épisode sur un site américain, le Independent Publishers Group, et je me suis retrouvé avec un fichier verrouillé lisible uniquement sur le logiciel Adobe Digital Editions… Si vous vous dites que c’est un peu le grand n’importe quoi voire le grand bordel, je suis tout à fait d’accord, mais bon, l’important étant de pouvoir vous proposer une nouvelle lecture estivale bien adaptée aux besoins de l’estivant en chaleur, on ne va pas chicaner sur des questions de format.
Des récits basés sur le réel ?
Le moins qu’on puisse dire, c’est que les informations à propos de Quinn n’abondent pas sur la toile. Parmi le peu qu’on trouve figure la notice que Quinn serait un « artist author, a respected nude and landscape painter » qui aurait récolté les confidences de ses amis pour les transformer en art : « All confided to the artist author, »[3]Selon la description qui, sur le site d’Amerotica, accompagne la maquette du tome 2 de Shadows & Light
Sur le site de la librairie numérique 7switch on trouve, sur la page du volume 6 d’Ombre & Lumière, la citation suivante qui explique la méthode avec plus de détail :
Je crée mes personnages et mes décors de façon à ce qu’ils soient réalistes et crédibles. Ils vous semblent familiers car ils représentent l’Amérique midde-class d’aujourd’hui – ces gens pourraient être vos voisins ou les héros d’une série télé populaire. C’est ce qui leur donne, je pense, leur puissance d’évocation, au moins autant que ce qui leur arrive. À de très rares exceptions près, mes modèles sont d’ailleurs des amis, et mes histoires sont un mélange subtil entre la vie réelle et des fantasmes tirés de mon imagination. En tant qu’artiste, les deux m’inspirent.[4]Page de présentation d’Ombre & Lumière 6 sur 7switch.
Des propos corroborés par un article paru sur NBM Eurotica, le blog érotique des Éditions NBM et de leurs auteurs. Intitulé Quinn the confessor, Robert Edison Sandiford, auteur de BD érotiques lui-même, y indique à propos des protagonistes de son confrère que :
Their stories, declares the author, are true ; only the names have been changed “to protect the not-so-innocent-at-all.” These women claim, in a get-this/surprised-myself moment of clarity, that their behaviour is out of character for them.[5]« Leurs histoires, déclare l’auteur, sont véridiques ; il n’y a que les noms qui ont été changés « pour protéger les pas-si-innocentes-que-ça. » Toutes ces femmes prétendent, dans un … Continue reading
Un beau détail cadrant parfaitement avec cette idée d’authenticité est la présence, placé en guise d’incipit au début de chaque épisode contenu dans la série, de quelques données statistiques à propos des personnages, comme ceux par exemple qui précèdent la deuxième partie de La Plage :

Des récits basés sur le réel – une telle affirmation est tout à fait légitime venant de la part d’un auteur soucieux de pimenter ses textes en leur conférant une dose de vécu, un ingrédient dont on comprend la puissance dans un contexte érotique. Parce que, comment ne pas se poser des questions à propos de la voisine après avoir lu de telles confessions placées dans la bouche de « vraies personnes » ? N’aimerait-on pas l’imaginer en train de s’adonner à toutes sortes de pratiques dont la seule idée alimente efficacement d’innombrables séances de plaisir solitaire ? Et qui n’aurait pas flirté avec cette idée de pouvoir vivre des aventures à deux pas de chez lui, grâce à une rencontre fortuite, inattendue, de s’embarquer avec une inconnue surgie de nulle part dans un univers où les fantasmes enfin peuvent se réaliser.
On comprend facilement pourquoi Quinn a choisi une telle approche. De là à savoir ce qu’il en est réellement, c’est une autre affaire. Mais pourquoi vouloir détruire l’illusion, pourquoi s’acharner à savoir s’il y a vraiment, quelque part de l’autre côté de l’océan, une femme ayant consenti à monter sur la moto d’un inconnu pour se faire embarquer au fond de ses fantasmes ? Et puis, l’art de Quinn est ailleurs. Parce que ses récits se racontent sur plusieurs niveaux, changeant de narrateur et de perspective, créant un flou miroitant entre les personnages comme un mirage où se perdent les regards. Si, dans la première partie, l’aventure de Claire et de Nick est racontée par un narrateur omniscient, à la troisième personne, la perspective change dès la deuxième partie quand Claire, revenue de son week-end à la mer, livre à son mari, images et vidéos à l’appui, le récit de ses frasques. Un procédé qui permet de jouer avec les perspectives, un défi aux lecteurs de s’y retrouver. Défi qui s’accompagne, dans le cas de Quinn, d’illustrations qui, tirées de plans différents, se côtoient dans la mise en page, ce qui crée une confusion qui oblige à prendre du recul afin de – réfléchir. C’est ce qui se passe au début de la troisième partie où Claire livre à son mari la suite de l’initiation, par ses soins, de sa meilleure amie et où on peut s’étonner de voir Philip en train de brouter sa femme tandis qu’au-dessus celle-ci se fait bouffer la chatte par Madelynn.

L’enchaînement logique des événements est suspendu au profit d’une narration qui a lieu sur plusieurs niveaux temporels à la fois, le récit devenant à son tour sujet d’un récit.
La Plage – invisible point de départ
Après toutes ces considérations plutôt littéraires et théoriques, parlons quand même un peu du récit. Vous aurez compris que c’est en premier lieu le titre qui a eu le mérite d’attirer votre serviteur – La Plage. Parce qu’il ne faut pas oublier qu’il s’agit ici d’une Lecture estivale. Et bizarrement, si la plage est effectivement un peu le point de départ de tout ce qui, par la suite, arrive à la protagoniste, elle est étrangement absente du récit. Indiquée plutôt que visible, elle n’a qu’une drôle de présence lointaine, à travers quelques palmiers qui rythment l’horizon, ou quand elle sert d’excuse pour permettre aux personnages de ne porter rien que des maillots de bain ce qui, à son tour, permet de montrer des corps en grande partie dénudés. Ce qui, dans un récit érotique, ne peut que faciliter les affaires.

Quant aux aventures que s’apprête à vivre la protagoniste quand elle décide de monter sur la moto d’un inconnu, elles n’ont rien d’extraordinaire dans le monde de la littérature érotico-pornographique et n’importe quel scénariste de X en a déjà réalisé l’une ou l’autre variante. Il y a d’abord le sexe avec le motard, dans un garage, un décor rempli d’un grand nombre d’outils qui non seulement permettent de jouer sur le contraste entre la peau soyeuse et la dureté de l’acier, mais qui donnent un grand nombre d’idées aux partenaires. Ensuite, si le décor reste le même, le scénario évolue vers le gang-bang avec l’arrivée de quelques copains. Et comme il y a une femme dans le tas, l’élément lesbien, passage obligé de n’importe quel film / texte de cul, peut être abordé avec la plus grande évidence.
Les choses évoluent à partir de la deuxième partie, surtout au niveau de la narration qui se complique avec l’introduction de plusieurs niveaux, comme je l’ai brièvement évoqué quelques paragraphes plus haut. Quant à l’intrigue, l’élément lesbien passe au premier plan avec la rencontre entre Claire et son amie de lycée, Madelynn. Une amitié qui, elle aussi, passera à la vitesse supérieure quand Chris l’épice par une initiation des plus bandantes. Quinn réussit à merveille de rendre les sentiments des deux femmes, en captant le mélange de timidité et de défi qui se peint sur le visage de Madelynn ou encore la fascination de Chris pour le corps épanoui de la quadra dont elle manipule les seins avec une délicieuse insistance.
La troisième partie nous réserve le retour au garage où Chris a donné rendez-vous à la bande de copains de l’autre jour. Encore une fois, c’est le sexe entre les femmes qui domine la rencontre, Chris ayant résolu de prendre sa revanche sur Suzie qui, la veille, a profité de l’impuissance de la femme enchaînée pour lui infliger une séance de facesitting et d’exercer ainsi sa domination sur une femme de plusieurs décennies son aînée. À elle maintenant les joies de la soumission, et je vous recommande tout particulièrement la page 25 du tome 3[6]Selon la numérotation dans la version originale américaine où on voit la jeune femme, poussée par un désir grandissant, passer de l’acceptation de l’inévitable à une avidité qui accueille avec un plaisir manifeste tout ce que Chris a décidé de lui envoyer :
I got them ready, sat up on a table, pulled her face into my cunt and started ripping through the comes, forcing her to eat me, the boys continuing to pump away on those beautiful cocks.[7]« Je les mis en position, m’installai sur la table, enfonçai son visage dans ma chatte et entamai une série d’orgasmes en l’obligeant de me bouffer tandis que les garçons continuèrent à branler … Continue reading
Bref historique d’édition

Vous aurez compris que je considère Shadow and Light – ou Ombre & Lumière dans sa traduction française – comme un chef d’œuvre de l’érotisme littéraire international. On s’étonne d’autant plus de devoir constater, à vouloir rassembler les informations disponibles sur la Toile, que la tâche est bien plus ardue que ce que l’on aurait pu imaginer. Les informations sont éparses et parfois même contradictoires, l’historique des éditions successives étant loin d’être établi. Voici ce que j’ai trouvé :
Tout commence avec une première édition de Shadow and Light, en 1998, sous le label Amerotica, une collection de romans graphiques de chez l’éditeur américain NBM.
Ensuite, l’aventure continue, de façon intermittente, dans la revue érotique Sizzle, lancée par la même maison en 1999. Le premier numéro annonce, sur la couverture : « a new SHADOW AND LIGHT story ! ». Selon le résumé fourni par le site Comic Vine il s’agit de « Shadow & Light : The Arrangement, Part Two. Toujours selon le même site, des contributions de Parris Quinn se trouvent ensuite dans les numéros 12 (numéro paru le 1 janvier 2001 avec sur la couverture la mention : « Shadow & Light is back ! »), 13 (« Shadow & Light : glory hole ») et 21 (paru le 1 janvier 2004, annonçant sur la couverture : « A New Shadow & Light, contenant, selon le résumé, l’épisode Shadow & Light : The Beach, part 2 »). Selon une couverture disponible sur le site des éditions NBM consacré à la revue, Quinn y figure une nouvelle fois dans le numéro 65 (« Shadow & Light is back »), même si, bizarrement, la couverture présente sur Comic Vine, en tous points pareille, ne l’indique pas.
À côté des publications intermittentes dans Sizzle, la publication en volume se poursuit, et le 1er février 1999, NBM lance Shadow and Light volume 2, suivi par les volumes 3 et 4 en 2000 et 2002 respectivement.
En 2009, Dynamite acquiert les droits pour l’édition francophone et entame la publication des volumes 1 à 5, projet qui se termine en 2014. C’est à cette occasion que Dynamite, soucieux de prolonger l’aventure, propose à NBM de cofinancer un volume supplémentaire, volume qui paraîtra simultanément, deux ans plus tard, aux États-Unis et en France. Ombre & Lumière, c’est donc à proprement parler un voyage au long cours qui s’étend sur dix-huit ans et sur deux continents.[8]Merci à Nicolas Cartelet, des éditions La Musardine, de m’avoir fourni ces renseignements.
L’édition érotique d’outre-mer- fin de parcours ?
En guise de conclusion, permettez-moi quelques mots à propos d’un phénomène qui semble se généraliser de l’autre côté de l’Atlantique. Mais est-ce qu’on est à l’abri de tels phénomènes dans notre vieux monde ? Vous avez pu, en lisant cet article et en suivant les liens proposés, constater la qualité du travail fourni par Quinn, un artiste que j’ai découvert très récemment à travers mes expéditions littéraires – une lacune de plus de vingt ans mine de rien… On ne saurait assez louer le travail des éditeurs qui offrent aux artistes – que ceux-ci soient auteurs, illustrateurs, dessinateurs ou scénaristes – la possibilité de poursuive leurs parcours. Dont certains les mènent autour de la planète, vers de lointaines contrées. Imaginez donc mon désarroi quand j’ai appris que NBM, l’éditeur qui a lancé Quinn sur son parcours d’érotographe, a arrêté l’édition érotique en 2018 :

Je n’en aurais sans doute pas parlé ici si je ne me souvenais pas de l’interview accordée par Rebecca à Dynamite où celle-ci affirme à propos de son propre éditeur, Fantagraphics, que « l’équipe de Fantagraphics a changé son orientation éditoriale — et ses intérêts pour l’érotisme. »[9]Interview : Rebecca, créatrice des Desperate Housewives, Propos recueillis par Christian Marmonnier en mai 2015. Savoir d’initiée ? Pressentiment ? Quoi qu’il en soit, Fantagraphics a décidé, quelques mois à peine après la publication de l’interview de Rebecca, de mettre fin à sa collection érotique Eros Comix, en 2016, vingt-cinq ans après l’avoir lancée.
Que penser d’un pays où quelques-uns des plus grands pornographes ont pu trouver des éditeurs et où le porno est passé à l’état de légende dans les studios de la Californie ? Et où, ensuite, a pu se produire un Nipplegate ? Franchement, une femme montre un bout de téton devant les caméras – que ce soit une provocation calculée ou un accident – et une nation entière commence à hyper-ventiler ? N’est-ce pas là comme un memento qui indique le début de cette pente où, depuis, la liberté glisse vers l’abîme où la censure l’attend en fin de parcours pour la dépecer ?
Quoi qu’il en soit, cet article consacré à Quinn et à son excellente série Ombre & Lumière n’est pas l’endroit pour pousser plus loin des interrogations à propos d’un phénomène inquiétant, surtout en ce qui concerne l’implication des grands distributeurs à l’échelle mondiale tels que Google et Amazon, mais je ne pouvais décemment passer à côté d’une tendance qui menace d’appauvrir la littérature en desséchant la créativité à sa source.
Mais je ne voudrais quand même pas terminer cet article inspiré par un artiste aussi remarquable que Parris Quinn sur une note aussi négative. D’un côté. Mais comme, de l’autre, je ne sais pas si je peux vous annoncer la nouvelle, je me contente de vous inciter à venir hanter un peu plus souvent que d’habitude le repaire des éditions Dynamite, disons vers la fin octobre, début novembre. Vous risquerez d’y tomber sur une nouvelle initiative, après celle qui, en 2016, a abouti à la publication du tome 6 d’Ombre & Lumière quinze ans après les premiers volumes, une initiative donc de cet éditeur prestigieux pour donner un nouvel élan à l’œuvre de Quinn en rendant ses albums accessibles aux lecteurs avides de découvrir un univers tiraillé entre la retenue des crayons et la transgression des protagonistes.
Vous trouverez La Plage répartie sur plusieurs volumes d’Ombre & Lumière :
Traduction française :
La Plage (Deuxième partie)
In : Ombre et Lumière, tome 5
Dynamite
ISBN : 9782362340666
The Beach (Part three)
In : Shadow & Light, Volume 3
NBM Publishing
ISBN : 9781681120409
Version originale :
Shadow & Light, The Beach parts 1 and 2
NBM Publishing
ASIN : B015M9SRGM
Références
↑1 | D’après la description fournie par l’éditeur sur son site. |
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↑2 | Dans la version française, la deuxième partie se trouve, curieusement, dans le tome 5 d’Ombre & Lumière. |
↑3 | Selon la description qui, sur le site d’Amerotica, accompagne la maquette du tome 2 de Shadows & Light |
↑4 | Page de présentation d’Ombre & Lumière 6 sur 7switch. |
↑5 | « Leurs histoires, déclare l’auteur, sont véridiques ; il n’y a que les noms qui ont été changés « pour protéger les pas-si-innocentes-que-ça. » Toutes ces femmes prétendent, dans un instant d’auto-surprise, de « va savoir ! », de clarté, qu’un tel comportement ne leur ressemble pas du tout. », Robert Edison Sandiford, Quinn the confessor, paru le 30 mai 2014 sur NBM Eurotica. |
↑6 | Selon la numérotation dans la version originale américaine |
↑7 | « Je les mis en position, m’installai sur la table, enfonçai son visage dans ma chatte et entamai une série d’orgasmes en l’obligeant de me bouffer tandis que les garçons continuèrent à branler leurs superbes bites. », Parris Quinn, The Beach, part three, p. 25 |
↑8 | Merci à Nicolas Cartelet, des éditions La Musardine, de m’avoir fourni ces renseignements. |
↑9 | Interview : Rebecca, créatrice des Desperate Housewives, Propos recueillis par Christian Marmonnier en mai 2015. |