Patri­cia Des­roses, La Fille en noir du Mississippi

Contrai­re­ment à beau­coup de per­sonnes de mon âge,
j’ai eu le pri­vi­lège de réa­li­ser tous mes cau­che­mars.
Patri­cia Des­roses, La Fille en Noir du Mississippi

Voi­ci un livre qui démarre tout dou­ce­ment, au rythme de la vie à Saint Louis, tou­jours empê­trée dans la boue puante lais­sée par les der­nières crues du Mis­sis­sip­pi. Un livre qui, ensuite, le long d’une des­cente vers les marais de l’es­tuaire du « Père des Eaux », prend des allures de road movie, dont les étapes sont mar­quées par d’é­tranges dis­pa­ri­tions et des assas­si­nats qui sou­lèvent un tas de ques­tions qui, tel un essaim de mous­tiques tout droit sor­ti des maré­cages du bayou, tournent autour d’une fille tout de noir vêtue qui tra­verse le pay­sage avec la len­teur des eaux du fleuve auquel elle tient compagnie.

Patricia Desroses, La Fille en Noir du Mississippi

Le voyage dans lequel Patri­cia Des­roses entraîne ses lec­teurs a de mul­tiples facettes. Tout d’a­bord, elle explore l’es­pace qui com­prend une bonne par­tie des anciens ter­ri­toires fran­çais, espace qui s’é­tend entre Saint Louis, la Nou­velle Orléans et les plaines per­dues quelque part au large de Hou­ma, ces lieux qui jalonnent le périple de Lucy John­son, autant d’é­cueils contre les­quels s’est bri­sée la vie de la mère de la pro­ta­go­niste. Ensuite, au gré des villes et des routes qui passent, on remonte le temps, à contre-cou­rant, jus­qu’à la nais­sance de la fille en noir, dont l’en­trée dans le monde fut mar­quée par la haine et le rejet. Mais le voyage le plus spec­ta­cu­laire, c’est celui dans les domaines du spi­ri­tuel, entre une reli­gion pour­rie dont les seuls exemples valides sont ceux qui chantent la ven­geance du Sei­gneur, un vau­dou de paco­tille qui pré­tend, en mul­ti­pliant les tisanes et les poules déca­pi­tées, com­man­der aux fan­tômes, et, enfin, les esprits des Anciens souf­flant éter­nel­le­ment au-des­sus de la Prai­rie, dans un déga­ge­ment total, ne s’intéressant

ni aux terres, ni aux trai­tés, ni aux cata­logues, ni aux guir­landes, ni aux jour­naux, ni aux enfants tristes… (Ch. 9, Au milieu de nulle part)

mais seule­ment « à la vie et aux âmes » (l.c.).

Le récit s’ouvre sur la ren­contre de la nar­ra­trice avec la vieille Marthe, et celle-ci, confron­tée à une fille por­tant son « éter­nel man­teau noir, [ses] bottes noires, [sa] tignasse noire, tout noir », pense avoir affaire à l’Ange de la Mort (ch. 1, Saint Louis). Une image qui, si elle laisse dubi­ta­tive quant à la qua­li­té angé­lique de l’in­té­res­sée, peut pour­tant aider à décryp­ter le livre qui se place dans la lignée des chefs d’œuvre de Quen­tin Taran­ti­no, et plus par­ti­cu­liè­re­ment de Pulp Fic­tion, cette saga des assas­sins déjantés.

À lire :
Christophe Semont, La Niña Blanca

Et effec­ti­ve­ment, le grand clas­sique de Taran­ti­no a lais­sé des traces dans ce roman, comme l’a­mour de la fille John­son pour les flingues et les battes, la vio­lence facile et omni­pré­sente, les meurtres qui jalonnent le par­cours des per­son­nages, et la pré­di­lec­tion pour les pro­phètes de l’An­cien Tes­ta­ment, ces obsé­dés du Sei­gneur. Mais, et c’est un détail qu’il ne faut pas négli­ger, tan­dis que Samuel Lee Jack­son (tout de noir vêtu) aime se ser­vir des paroles d’É­zé­chiel pour se don­ner l’al­lure de la foudre près de s’a­battre pour annon­cer l’as­sas­si­nat imminent :

J’a­bat­trai alors le bras d’une ter­rible colère, d’une ven­geance furieuse et effrayante sur les impies qui pour­chassent et anéan­tissent les bre­bis de Dieu (Ézé­chiel 25:17)

la fille en noir pré­fère un pas­sage d’I­saïe qui, s’il se place dans un même contexte de divine puni­tion, sou­ligne un autre aspect de la ven­geance, à savoir celui de la justice :

Il ne se décou­ra­ge­ra point et ne se relâ­che­ra point,
Jusqu’à ce qu’il ait éta­bli la jus­tice sur la terre. (Isaïe 42:4)

Les mots sont plus mesu­rés, plus calmes, la colère ne les fait pas pal­pi­ter, mais il ne faut pas se trom­per, la volon­té y est, la réso­lu­tion de ne pas se repo­ser avant d’a­voir atteint le but.

À la dif­fé­rence de Taran­ti­no, dont le spec­tacle se déroule prin­ci­pa­le­ment dans les dimen­sions de l’es­pace et les méandres d’une tem­po­ra­li­té culbu­tée, Patri­cia Des­roses y ajoute toute la pro­fon­deur et le poids des années, et elle fait des­cendre le lec­teur dans les abîmes d’un pas­sé souillé par le viol, la pros­ti­tu­tion, la délin­quance, la vio­lence et les rêves d’en­fance bri­sés. C’est en plon­geant bien avant dans les déchets de toutes ces vies pour­ries que le récit sort du domaine de la vio­lence gra­tuite, à mesure que se dévoilent les cal­vaires et les plaies, pour deve­nir le récit d’un banal règle­ment de compte. Et on se demande effec­ti­ve­ment où ce refus de l’Art pour l’Art, si magis­tra­le­ment incar­né par John Tra­vol­ta et Samuel L. Jack­son, place le livre par rap­port au film, et si le fait de don­ner une moti­va­tion est néces­sai­re­ment un atout. Parce que, quelle fin autre que la mort envi­sa­ger pour un tel per­son­nage ? Patri­cia Des­roses a choi­si pour le sien une sorte de mort sociale, l’i­so­le­ment au milieu de nulle part, où s’a­morce pour­tant le petit bon­heur de la vie en famille. Il faut bien le dire, le livre frôle, sur les der­nières pages, l’a­bîme du kitsch. Abîme évi­té de jus­tesse grâce au dis­cours désa­bu­sé et laco­nique de la pro­ta­go­niste et à l’ab­sur­di­té d’une conclu­sion qui allie la petite mai­son dans la prai­rie à un per­son­nage digne de Pulp Fic­tion. On serait ten­té d’im­pu­ter cela au seul carac­tère du per­son­nage qui s’im­pose mal­gré la volon­té affi­chée de l’au­teur, démon­trant par cela à quel point les créa­tures dépassent, par­fois, le créa­teur. Ce qui, fina­le­ment, est un bel hom­mage à la plume de Mme Patri­cia Desroses.

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Histoire d'un avortement annoncé ou - Gallikamp n'aura pas lieu. Réponse à M. Margantin

Avant de conclure, un petit mot à pro­pos de l’é­di­teur, Pure Fic­tion. À ce jour, et mal­gré la volon­té affi­chée sur la page Presse de leur site, qui annonce « quelques sur­prises » pour février 2012 ain­si qu’un deuxième roman de Mme Des­roses pour la ren­trée lit­té­raire, La Fille en Noir du Mis­sis­sip­pi est res­té le seul texte publié par cette mai­son. Ce que je regrette infi­ni­ment, compte tenu de la qua­li­té de celui-ci, non seule­ment d’un point de vue lit­té­raire, mais aus­si d’un point de vue arti­sa­nal. Espé­rons qu’il ne s’a­gisse pas là d’un one shot

Patri­cia Des­roses
La Fille en Noir du Mis­sis­sip­pi
2011, Pure Fic­tion
ISBN : 979−1−09067−303−8

La Sirène de Montpeller

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