En-tête de la Bauge littéraire

Jim, Une nuit à Rome

Je vous pré­sente ici une jeune femme qui, ces der­nières semaines, a fait lon­gue­ment jaser à pro­pos d’une fina­le­ment assez bête « affaire ». Affaire où on parle de cen­sure et de mora­li­sa­teurs à deux balles, déclen­chée à l’oc­ca­sion d’un évé­ne­ment pour­tant cen­sé consa­crer, comme tou­jours quand on met à l’hon­neur la lit­té­ra­ture sous toutes ses formes, les liber­tés : Le Fes­ti­val BD de Dieppe, dont l’é­di­tion 2023 aura fina­le­ment fait beau­coup de remous avant même son ouver­ture. Parce que la mai­rie de Dieppe – visi­ble­ment décon­nec­tée des habi­tudes ves­ti­men­taires d’une très grande par­tie de la popu­la­tion de ce XXIe siècle – a impo­sé à l’in­vi­té d’hon­neur – le des­si­na­teur et scé­na­riste Jim, auteur en même temps de l’af­fiche tom­bée en dis­grâce auprès de la mai­rie com­mu­niste de la cité nor­mande – le rem­pla­ce­ment de la ver­sion ori­gi­nale par une ver­sion édul­co­rée cachant le décol­le­té – tel­le­ment sage pour­tant – de la jeune femme en ques­tion der­rière une pile de – livres.

Jim, Deux versions de l'affiche pour l'édition 2023 du Festival BD de Dieppe
Deux ver­sions de l’af­fiche pour l’é­di­tion 2023 du Fes­ti­val BD de Dieppe. À gauche, l’o­ri­gi­nal, à droite la ver­sion « épu­rée » récla­mée par la mai­rie à Jim, auteur de BD invi­té d’hon­neur du festival.

Et dire que la femme pla­cée ain­si au bon milieu d’une affaire de laquelle le monde lit­té­raire se serait volon­tiers pas­sé n’est pas n’im­porte qui, mais l’héroïne la plus célèbre de l’au­teur, Marie, la pro­ta­go­niste de sa tétra­lo­gie Une nuit à Rome. Une femme qui incarne une sen­sua­li­té qui se décline au déses­poir et sur une cer­taine idée de l’a­mour-pas­sion qui tout sim­ple­ment ne fait pas de pri­son­niers, un amour qui ne connaît pas de com­pro­mis, irré­sis­tible au pas­sage du temps pour­tant cen­sé apai­ser jus­qu’aux sou­ve­nirs les plus dou­lou­reux et les plus poi­gnants. Mais pas pour Marie…

Cet article ser­vi­ra donc – je l’es­père – à prou­ver qu’à quelque chose mal­heur est bon (à moins de vou­loir sub­sti­tuer « mal­heur » par « conne­rie », évi­dem­ment) et de pré­sen­ter à mes lec­trices et lec­teurs cette Nuit à Rome, pre­mier album de Jim que celui-ci a publié en tant que des­si­na­teur et scé­na­riste. Album qui, d’a­près les quelques détails que j’ai pu consul­ter grâce à des recherches rapides, me semble tout à fait digne d’at­ti­rer les atten­tions du San­glier. Et dans lequel nous aurons l’oc­ca­sion de croi­ser Marie sous toutes ses cou­tures, une Marie qui n’hé­si­te­ra pas à se dévoi­ler devant nos yeux éba­his et qui nous fera connaître, dans la mesure où il est pos­sible de connaître quel­qu’un, ne fût-ce qu’un per­son­nage de bande des­si­née, l’in­ti­mi­té de ses pen­sées, de ses sen­ti­ments, de sa personne.

Jim, Marie sous toutes les coutures
Jim, Marie sous toutes les coutures

Au lieu de remâ­cher tout ce qui a déjà été dit à pro­pos de cette mal­heu­reuse petite his­toire1, je par­le­rai donc de Marie et de la mer­veilleuse – et si élé­gam­ment triste – BD que Jim a su créer il y a de cela plus de dix ans déjà. Une BD dont, à l’é­poque, j’ai raté la paru­tion et dont j’i­gno­rais l’exis­tence jus­qu’à ce que le maire de Dieppe – bien mal­gré lui, je pense – me la fasse décou­vrir à tra­vers le brou­ha­ha déclen­ché par sa bévue. C’est donc à ce mal­adroit M. Lan­glois que je dois quelques heures d’une lec­ture sur les cha­peaux de roues, d’une lec­ture qui m’au­ra fait plon­ger dans les fonds des abîmes d’un sen­ti­ment com­mu­né­ment nom­mé amour, mais qu’il fau­drait sans doute qua­li­fier de pas­sion dans le sens pre­mier et ori­gi­nel du terme : souf­france. Une souf­france qui sème à tout vent et qui répand autour d’elle le déses­poir par une de ces conta­mi­na­tions qu’on a du mal à com­prendre. Et que – pour­tant – on aime­rait vivre ! Tellement…

À lire :
Charles Lion, Sextos Plage
Jim, Une nuit à Rome, tome 1, p. 41. Raphael et Marie en train de se filmer.
Jim, Une nuit à Rome, tome 1, p. 41. Raphaël et Marie en train de se fil­mer, il y a de cela 20 ans.

Avez-vous, chère lec­trice, cher lec­teur, déjà été confron­té à un objet tout droit envoyé par le pas­sé ? Un objet conte­nant un conden­sé de tout ce que la vie pou­vait, à cette époque loin­taine de votre jeu­nesse, pro­mettre ? De tout ce que, du haut de ses vingt ans, on pou­vait res­sen­tir ? Cet espoir jeune encore et si viru­lent, de voir ses rêves se réa­li­ser comme si c’é­tait votre bon droit ? Pour Raphaël, un des pro­ta­go­nistes de la BD, cet objet est une cas­sette VHS qui, à l’a­vant-veille de ses 40 ans, lui tombe des­sus comme un reve­nant d’un pas­sé qu’il pou­vait croire, et avec la meilleure conscience, mort et enter­ré. Sauf que, par­fois, les morts res­sus­ci­te­raient donc pour de vrai, nous ten­dant la main et nous emme­nant sur des routes dont on igno­rait jus­qu’à l’exis­tence ? Et que feriez-vous, chère lec­trice, cher lec­teur, si un tel fan­tôme allait ensuite jus­qu’à vous adres­ser la parole ? Et si, enfin, celui-ci vous rame­nait au temps d’un amour vécu avec toute la pas­sion de la pre­mière jeu­nesse, au point de pou­voir l’i­ma­gi­ner – avec toute la force de votre chair et toute la naï­ve­té de votre jeu­nesse – comme l’a­mour de votre vie ? Et de fina­le­ment décou­vrir que, même si cet amour-là sem­blait loin, si loin – au point même de le refou­ler dans les eaux stag­nantes des tré­fonds de votre mémoire – il n’a jamais arrê­té de vous ron­ger les entrailles et de sou­le­ver cette hor­rible ques­tion : « Et si ? »… Qu’est-ce que vous feriez ? Lais­se­riez-vous vous empor­ter par ces sou­ve­nirs incar­nés à tra­vers un écran TV afin de vous jeter dans les bras d’une jeu­nesse per­due et ardem­ment recher­chée ? C’est sans doute la ques­tion que Jim s’est posée, ques­tion à la base d’une intrigue qui empor­te­ra les vies de celles et de ceux qui s’y trou­ve­ront impli­qués dans un tour­billon qui les amè­ne­ra à tout remettre en ques­tion – l’a­mour, leurs par­cours, et jus­qu’à la vie elle-même.

Quand cela arrive à Raphaël, il tar­de­ra sans doute à le com­prendre, mais son auto­no­mie est sérieu­se­ment enta­mée dès qu’il aura com­pris d’où lui vient ce « sou­ve­nir, [cette] bou­teille à la mer« 2, et toutes ses ter­gi­ver­sa­tions ne sont plus qu’une comé­die pour pro­vi­soi­re­ment échap­per à la réa­li­sa­tion de ce qu’il aura pour­tant déjà com­pris au niveau de ses entrailles : Il fau­dra rele­ver le défi du pas­sé, défi qu’il s’est lan­cé à lui-même par-delà un gouffre dont, à vingt ans, il ne mesu­rait ni la pro­fon­deur ni l’étendue.

Si Une nuit à Rome n’é­tait que cela, le récit d’un homme aux prises avec les démons du pas­sé, d’une rela­tion qui lui aura fait voir de toutes les cou­leurs, d’un homme qui fina­le­ment suc­combe à la ten­ta­tion d’un amour fou qui ne dure – comme il convient aux fan­tômes – que l’es­pace d’une seule nuit, le récit enfin des souf­frances que cette déci­sion inflige à son entou­rage, jus­qu’à com­pro­mettre une his­toire patiem­ment construite – et bien, je vous la recom­man­de­rais avec tout le sérieux du San­glier face à une belle his­toire ayant failli – et je n’ai pas honte de l’ad­mettre – lui faire ver­ser quelques larmes. Mais il y a bien plus que cela… Il y a, tout d’a­bord, les belles illus­tra­tions d’une Ita­lie vue à tra­vers une grande nos­tal­gie, comme si ces images-là pou­vaient incar­ner la peine des jours per­dus. Il y a Marie avec sa moue dont Jim a le secret et qui arrive, à tra­vers des expres­sions qui par­fois frôlent le comique invo­lon­taire, arrive à se gra­ver dans la mémoire des lec­teurs avec sa sexua­li­té farouche et pri­maire. Marie dont on n’ar­rive pas à com­prendre les res­sorts et dont cer­tains actes laissent les lec­teurs per­plexes, en proie à l’in­com­pré­hen­sion et à une envie irré­pres­sible de la ser­rer dans les bras, de pas­ser eux aus­si une nuit indé­lé­bile avec elle et de par­tir ensuite vers le néant. Et il y a les his­toires des autres – celle de Sophie, la com­pagne, celle d’Ar­naud et de ses démons, celle de Damien, l’a­mant de Marie, celle de Sara et Alexandre, le couple fran­co-ita­lien, les images de leur fille Mile­na inébran­lable devant la mort annon­cée de sa grand-mère, celle enfin de la vieille Ama­lia qui se laisse mou­rir – des his­toires dont on n’en­tre­voit à peine plus que des facettes, quelques pauvres images, dirait-on, mais que Jim a su glis­ser, grâce à son art et à son énorme sen­si­bi­li­té dans nos méninges. Au point qu’on les ima­gi­ne­rait comme de vieilles connais­sances… À moins que ce soit plu­tôt des embryons d’his­toires à peine entre­vues, mais dont on aime­rait tel­le­ment connaître la suite. Et puis, il y a la chute – une chute qui m’a pris au dépour­vu et qui fait miroi­ter devant le lec­teur éba­hi comme une faible lueur à l’ho­ri­zon – l’es­poir d’une lumière plu­tôt – qui ne res­semble à rien autant qu’aux loin­tains reflets d’un orage qu’on contemple avec la nos­tal­gie du souvenir.

À lire :
Sophia Winter, Vacances taboues

Le fes­ti­val BD de Dieppe ouvri­ra ses portes demain, le 22 juillet, et je suis fier de vous pré­sen­ter mes pen­sées à pro­pos de ce chef d’œuvre décou­vert avec un si grand retard et grâce au plus impro­bable des hasards. À vous, mes lec­trices et lec­teurs, de me dire si j’ai tenu le pari de vous don­ner l’en­vie de décou­vrir par vous-mêmes l’his­toire de Marie et de Raphaël. Une his­toire que je n’ou­blie­rai pas de sitôt et qui fera date dans les Lec­tures esti­vales du San­glier. En atten­dant, je sou­haite à tous les par­ti­ci­pants – artistes, ani­ma­teurs, spec­ta­teurs, tou­ristes et badauds – un très bon fes­ti­val. Pro­fi­tez-en pour frô­ler Jim et ses créa­tures et essayez de devi­ner où se cachent les res­sorts qui le poussent à ima­gi­ner une telle histoire…

Jim
Une nuit à Rome, inté­grale tomes 1 et 2
Bam­boo
ISBN : 9782818910214

  1. Si vous vou­lez vous ren­sei­gner là-des­sus, je vous invite à consul­ter l’ar­ticle signé Alexis Seny et publié par le site Bran­chés Culture. Vous y trou­ve­rez maints détails à pro­pos de l” « affaire » en même temps qu’une grande quan­ti­té d’i­mages tirées de l’œuvre de Jim. ↩︎
  2. Jim, Une Nuit à Rome, tome 1, p. 41 ↩︎