Un fantasme puissant

Le mois de mars 1988 a vu la publication, par la maison italienne Ediperiodici, du premier titre d’une nouvelle série érotico-pornographique consacrée au fantasme du sexe dans le train – Vagone Letto. La publication s’est poursuivie pendant deux ans avant de s’arrêter en janvier 1990 avec la parution du vingtième titre. En franchissant les Alpes à peine un mois après le premier coup de sifflet[1]Il faut mentionner ici que j’ai trouvé des indications divergentes quant à la date de la première publication en France d’Orient Sexpress. Tandis que la Bédéthèque indique le mois d’avril 1988 … Continue reading, le train de nuit a changé de nom et est devenue l’Orient Sexpress, les parutions des originaux italiens étant suivies de très près par leurs traductions françaises. Ce qui ne saurait étonner vu que l’histoire de la maison d’accueil hexagonale, Elvifrance, est liée de très près depuis ses origines à celle de la maison trans-alpine.
Au lieu de traduire le titre italien – qui se traduit tout bêtement par wagon-lit, un terme qui traduit pourtant de façon aussi simple que parfaite l’idée initiale de raconter des histoires vouées aux galipettes sur les rails – les éditeurs français ont donc opté pour un nom qui évoque d’un côté, dans une tradition orientalisante léguée par le XIXe siècle, les fastes d’un Orient imaginaire avec ses harems peuplés de femmes à la chair exubérante dont l’attrait est rendu plus puissant par les voiles diaphanes qui suggèrent plus qu’ils ne cachent et toujours prêtes à tous les excès, et de l’autre le voyage de luxe, privilège des membres d’une société raffinée qui évoque les fastes d’une époque révolue mais toujours chérie comme une sorte d’apogée de la domination européenne.
Une combinaison parfaite pour chauffer à blanc les têtes toujours prêtes à s’inventer des scénarios propices à la réalisation des pires fantasmes où les inconnues rencontrées à l’improviste se transforment en démonesses aussi insatiables que promptes à exacerber le désir des mâles en routes pour ensuite mieux succomber à leurs puissants charmes. Un fantasme qui continue d’ailleurs à hanter les esprits, même – ou peut-être surtout ? – à l’époque des TGV et de leurs arrangements utilitaires qui ne laissent que peu de place à la réalisation des pulsions et où l’ambiance tient plus des toilettes d’une grande surface que de celles d’un hôtel de luxe. Ce qui n’empêche ce fantasme particulier et apparemment bien enraciné d’inspirer des recueils comme Osez vingt histoires érotiques dans un train publié d’ailleurs dans la même galaxie éditoriale que la réédition d’une partie au moins des titres d’Orient Sexpress.
Les Éditions Dynamite, le label qui réunit les bandes dessinées érotico-pornographiques de chez la Musardine, se sont précisément proposé de remettre à l’honneur, dans la collection FumettiX lancée en juillet 2019 et dirigée par Nicolas Cartelet, la « BD de Gare »[2]en reprenant à mon compte le titre très bien choisi d’un long article signé Alain Dugrand, publié dans l’Écho des Savanes nouvelle série n°3 en janvier 1983 aux pages 78 à 82. aux origines italiennes en puisant dans le fond richissime légué par Elvifrance[3]Les juristes parmi vous trouveront peut-être les détails peu clairs, le Sanglier étant seulement de passage dans les arcanes des traités et des héritages entre personnes juridiques.. La Guérisseuse a été, en janvier 2021, le premier titre issu d’Orient Sexpress à entrer dans cette nouvelle collection, suivi de près, un mois plus tard, par un deuxième titre, Audacieuse Pub. Un autre titre de la même collection, Le train de la débauche, est d’ailleurs disponible dans la même maison depuis au moins le mois de janvier 2019. Il fait partie d’une autre collection, Vieux et jeune, ce qui fait mieux apprécier le fait que les fumetti ont toujours su trouver leur public, et ce depuis maintenant plus d’un demi siècle.
Un travail en atelier
Les auteurs n’ont joué qu’un rôle assez marginal dans la création – ou plutôt la réalisation – de ces fumetti érotiques, et Bernard Joubert, ancien éditeur des Éditions Dynamite et spécialiste de la censure et de la bande dessinée, les considère non pas comme des créateurs, mais plutôt comme des « exécutants ». C’est en comparant « la production des comic books à celle des fumetti per adulti » qu’il trouve cette formule qui en dit long sur la valeur des personnages par rapport aux artistes relégués à une sorte d’artisanat qui relève plutôt des conceptions médiévales de la création que de celles issues du Romantisme et de son culte du génie créateur :
Ce sont deux productions industrielles où les sociétés éditrices sont propriétaires des personnages et considèrent les auteurs comme des exécutants pouvant être changés à volonté.[4]Bernard Joubert, Lumière sur : Mario Jannì, auteur culte de fumetti érotiques

Certains de ces artistes ont quand même réussi à sortir de l’anonymat des ateliers comme Alberto del Mestre qui s’est taillé une réputation dans l’histoire de la BD érotique avec sa série L’Esclave qui, devenue une véritable marque à succès, réunit aujourd’hui 52 titres où sont racontées les aventures et les pérégrinations à travers le monde de Zeudia, une héroïne à la peau noire du temps de la guerre de sécession. Ce qui, vous en conviendrez, laisse entrapercevoir bien des histoires troublantes où l’auteur pourra fourrer sa belle…
Mais comme del Mestre ne s’est pas contenté de rester le père spirituel d’une seule créature, aussi sublime soit-elle de sa personne et aussi variées dans ses aventures, il su détourner quelques heures du travail de géant consacré à l’univers de L’Esclave pour s’occuper de quelques autres chantiers d’à côté. Et c’est ainsi qu’il se trouve, éparpillés sur sa route, des petits joyaux que des éditeurs soucieux de la bonne réputation de leur établissement littéraire ont eu le courage de publier ou de republier. Comme celui qui aujourd’hui nous intéresse, tout droit sorti des arcanes numériques des archives du Chemin-Vert – La Guérisseuse. Ce titre a été publié en France en juin 1990[5]Date du dépôt légal d’après sa page dans la Bédéthèque., quelques mois donc seulement après la publication originale en Italie, en septembre 1989, sous le titre La guaritrice.
Pour commencer par le début, un regard sur la couverture s’impose – surtout quand on veut parler d’une bande dessinée érotique. Et il convient d’ailleurs de signaler que la publication de 2021 arbore une couverture différente de l’original. Le lecteur attentif – après lecture, évidemment – pourra effectivement se poser des questions à propos de la scène représentée qui montre deux femmes dans une étreinte des plus sensuelles vu que dans l’intrigue il ne se trouve pas la moindre trace d’une telle rencontre saphique. Le mystère s’éclaircit quand on sait que la couverture finalement retenue pour la réédition de 2021 est celle du tome 5 de la série originale, Le voleur masqué, qui ne présente pas le moindre rapport avec celle de La Guaritrice d’il y a trente ans :

Tandis que la couverture originale, celle à gauche de la composition, correspond bien à l’intrigue et en reprend même un détail, on se demande quelles considérations peuvent avoir poussé l’éditeur à la remplacer par celle de droite. Des questions de droits d’auteur ? Un problème informatique ? C’est de la pure spéculation, mais peut-être le Sieur Cartelet daignera-t-il éclairer notre lanterne ? Et comme on est en train de passer en revue des questions de détail, en voici une autre : Le manque de fidélité aux détails qui laisse à désirer dès la parution du volume original. Tandis que la protagoniste, la Guérisseuse en question, arbore une belle toison couleur de jais – couleur qui correspond à ses prétendues origines gitanes – celle de la femme qui se moque si ouvertement de l’interdiction de jeter des objets par la fenêtre est d’un beau blond qui n’a rien à voir avec la chevelure de la protagoniste telle qu’elle se présente dans les dessins. Mais qui, me direz-vous – à part bien évidemment votre serviteur – se posera de telles questions quand la beauté de ses fesses bien en chair attire avec suffisamment d’efficacité les regards pour ne laisser que très peu de place aux réflexions concernant les cheveux de la belle…
On imagine que l’intrigue, dans ce genre de publications plutôt bas de gamme, ne tient qu’une place secondaire par rapport au dessin tout entier au service de la lubricité. Dans le cas de La Guérisseuse, il s’agit d’ailleurs d’une histoire de vengeance où la victime – un homme d’affaire assez niais pour se laisser d’abord plumer et ensuite molester par une belle peu scrupuleuse – apprend à ses dépens jusqu’à quel degré l’appât du gain peut corrompre les gens. La dimension porno est introduite par une – prétendue ? – gitane qui se réfugie dans le compartiment de notre héros itinérant en train de se rendre à Paris pour s’y laisser soigner par un docteur plus porté sur l’arnaque que sur la médecine. Et s’il est vrai que l’intrigue – avec ses personnages bien trop schématiques et ses péripéties invraisemblables – s’oublie assez vite après avoir tourné la dernière page, il faut concéder qu’il en va tout autrement de l’ambiance qui se dégage de l’ensemble et qui ne se dissipe pas aussi vite. Et on se surprend à s’imaginer dans un de ces bons vieux trains aux wagons-lits, sillonnant la nuit de nos rêveries où l’aventure attend le voyageur à deux pas, et pas plus loin que le compartiment d’à côté.

Mise à jour
Nicolas Cartelet, directeur de la collection FumettiX, vient de me contacter pour m’annoncer la programmation, pour le mois de mars 2021, d’un album papier dans lequel seront repris trois titres de la série Orient Sexpress :
- L’Amour en wagon-lit (Orient Sexpress n°1, histoire A)
- La Guérisseuse (Orient Sexpress n°15, histoire A)
- Audacieuse pub (Orient Sexpress n°15, histoire B)
Le recueil est précédé d’une excellente préface, « Désir de train », dans laquelle Maxime Spira, libraire à La Musardine, présente la série Orient Sexpress et explore le fantasme du sexe en voyage, et plus particulièrement en train. Comme le titre ne se trouve pas encore sur le site, il ne vous reste plus qu’à surveiller les parutions. Allez voir sur le site des BD-Adultes, vous ne le regretterez pas !
Alberto del Mestre
Orient Sexpress – La Guérisseuse
Dynamite
ISBN : 9782382090848
Références
↑1 | Il faut mentionner ici que j’ai trouvé des indications divergentes quant à la date de la première publication en France d’Orient Sexpress. Tandis que la Bédéthèque indique le mois d’avril 1988 comme date du dépôt légal, le site elvifrance.fr mentionne l’année 1989 sans d’autres précisions |
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↑2 | en reprenant à mon compte le titre très bien choisi d’un long article signé Alain Dugrand, publié dans l’Écho des Savanes nouvelle série n°3 en janvier 1983 aux pages 78 à 82. |
↑3 | Les juristes parmi vous trouveront peut-être les détails peu clairs, le Sanglier étant seulement de passage dans les arcanes des traités et des héritages entre personnes juridiques. |
↑4 | Bernard Joubert, Lumière sur : Mario Jannì, auteur culte de fumetti érotiques |
↑5 | Date du dépôt légal d’après sa page dans la Bédéthèque. |