En-tête de la Bauge littéraire

Alber­to del Mestre, Orient Sex­press – La Guérisseuse

Un fan­tasme puissant

Le premier titre de la série originale Vagone Letto parue chez EDP (EdiPeriodici) à la fin des années 80.
Le pre­mier titre de la série ori­gi­nale Vagone Let­to parue chez EDP (Edi­Pe­rio­di­ci) à la fin des années 80.

Le mois de mars 1988 a vu la publi­ca­tion, par la mai­son ita­lienne Edi­pe­rio­di­ci, du pre­mier titre d’une nou­velle série éro­ti­co-por­no­gra­phique consa­crée au fan­tasme du sexe dans le train – Vagone Let­to. La publi­ca­tion s’est pour­sui­vie pen­dant deux ans avant de s’ar­rê­ter en jan­vier 1990 avec la paru­tion du ving­tième titre. En fran­chis­sant les Alpes à peine un mois après le pre­mier coup de sif­flet[1]Il faut men­tion­ner ici que j’ai trou­vé des indi­ca­tions diver­gentes quant à la date de la pre­mière publi­ca­tion en France d’O­rient Sex­press. Tan­dis que la Bédé­thèque indique le mois d’a­vril 1988 … Conti­nue rea­ding, le train de nuit a chan­gé de nom et est deve­nue l’Orient Sex­press, les paru­tions des ori­gi­naux ita­liens étant sui­vies de très près par leurs tra­duc­tions fran­çaises. Ce qui ne sau­rait éton­ner vu que l’his­toire de la mai­son d’ac­cueil hexa­go­nale, Elvi­france, est liée de très près depuis ses ori­gines à celle de la mai­son trans-alpine.

Au lieu de tra­duire le titre ita­lien – qui se tra­duit tout bête­ment par wagon-lit, un terme qui tra­duit pour­tant de façon aus­si simple que par­faite l’i­dée ini­tiale de racon­ter des his­toires vouées aux gali­pettes sur les rails – les édi­teurs fran­çais ont donc opté pour un nom qui évoque d’un côté, dans une tra­di­tion orien­ta­li­sante léguée par le XIXe siècle, les fastes d’un Orient ima­gi­naire avec ses harems peu­plés de femmes à la chair exu­bé­rante dont l’at­trait est ren­du plus puis­sant par les voiles dia­phanes qui sug­gèrent plus qu’ils ne cachent et tou­jours prêtes à tous les excès, et de l’autre le voyage de luxe, pri­vi­lège des membres d’une socié­té raf­fi­née qui évoque les fastes d’une époque révo­lue mais tou­jours ché­rie comme une sorte d’a­po­gée de la domi­na­tion européenne.

Une com­bi­nai­son par­faite pour chauf­fer à blanc les têtes tou­jours prêtes à s’in­ven­ter des scé­na­rios pro­pices à la réa­li­sa­tion des pires fan­tasmes où les incon­nues ren­con­trées à l’im­pro­viste se trans­forment en démo­nesses aus­si insa­tiables que promptes à exa­cer­ber le désir des mâles en routes pour ensuite mieux suc­com­ber à leurs puis­sants charmes. Un fan­tasme qui conti­nue d’ailleurs à han­ter les esprits, même – ou peut-être sur­tout ? – à l’é­poque des TGV et de leurs arran­ge­ments uti­li­taires qui ne laissent que peu de place à la réa­li­sa­tion des pul­sions et où l’am­biance tient plus des toi­lettes d’une grande sur­face que de celles d’un hôtel de luxe. Ce qui n’empêche ce fan­tasme par­ti­cu­lier et appa­rem­ment bien enra­ci­né d’ins­pi­rer des recueils comme Osez vingt his­toires éro­tiques dans un train publié d’ailleurs dans la même galaxie édi­to­riale que la réédi­tion d’une par­tie au moins des titres d’Orient Sex­press.

Les Édi­tions Dyna­mite, le label qui réunit les bandes des­si­nées éro­ti­co-por­no­gra­phiques de chez la Musar­dine, se sont pré­ci­sé­ment pro­po­sé de remettre à l’hon­neur, dans la col­lec­tion Fumet­tiX lan­cée en juillet 2019 et diri­gée par Nico­las Car­te­let, la « BD de Gare »[2]en repre­nant à mon compte le titre très bien choi­si d’un long article signé Alain Dugrand, publié dans l’Écho des Savanes nou­velle série n°3 en jan­vier 1983 aux pages 78 à 82. aux ori­gines ita­liennes en pui­sant dans le fond richis­sime légué par Elvi­france[3]Les juristes par­mi vous trou­ve­ront peut-être les détails peu clairs, le San­glier étant seule­ment de pas­sage dans les arcanes des trai­tés et des héri­tages entre per­sonnes juri­diques.. La Gué­ris­seuse a été, en jan­vier 2021, le pre­mier titre issu d’Orient Sex­press à entrer dans cette nou­velle col­lec­tion, sui­vi de près, un mois plus tard, par un deuxième titre, Auda­cieuse Pub. Un autre titre de la même col­lec­tion, Le train de la débauche, est d’ailleurs dis­po­nible dans la même mai­son depuis au moins le mois de jan­vier 2019. Il fait par­tie d’une autre col­lec­tion, Vieux et jeune, ce qui fait mieux appré­cier le fait que les fumet­ti ont tou­jours su trou­ver leur public, et ce depuis main­te­nant plus d’un demi siècle.

À lire :
Agathe Legrand, Exhib, chantage et sexe

Un tra­vail en atelier

Les auteurs n’ont joué qu’un rôle assez mar­gi­nal dans la créa­tion – ou plu­tôt la réa­li­sa­tion – de ces fumet­ti éro­tiques, et Ber­nard Jou­bert, ancien édi­teur des Édi­tions Dyna­mite et spé­cia­liste de la cen­sure et de la bande des­si­née, les consi­dère non pas comme des créa­teurs, mais plu­tôt comme des « exé­cu­tants ». C’est en com­pa­rant « la pro­duc­tion des comic books à celle des fumet­ti per adul­ti » qu’il trouve cette for­mule qui en dit long sur la valeur des per­son­nages par rap­port aux artistes relé­gués à une sorte d’ar­ti­sa­nat qui relève plu­tôt des concep­tions médié­vales de la créa­tion que de celles issues du Roman­tisme et de son culte du génie créateur :

Ce sont deux pro­duc­tions indus­trielles où les socié­tés édi­trices sont pro­prié­taires des per­son­nages et consi­dèrent les auteurs comme des exé­cu­tants pou­vant être chan­gés à volon­té.[4]Ber­nard Jou­bert, Lumière sur : Mario Jannì, auteur culte de fumet­ti éro­tiques

Alberto del Mestre, La Schiava (L'Esclave)
Alber­to del Mestre, La Schia­va (L’Es­clave). Fron­tis­pice du pre­mier volume, Racines noires.

Cer­tains de ces artistes ont quand même réus­si à sor­tir de l’a­no­ny­mat des ate­liers comme Alber­to del Mestre qui s’est taillé une répu­ta­tion dans l’his­toire de la BD éro­tique avec sa série L’Es­clave qui, deve­nue une véri­table marque à suc­cès, réunit aujourd’­hui 52 titres où sont racon­tées les aven­tures et les péré­gri­na­tions à tra­vers le monde de Zeu­dia, une héroïne à la peau noire du temps de la guerre de séces­sion. Ce qui, vous en convien­drez, laisse entra­per­ce­voir bien des his­toires trou­blantes où l’au­teur pour­ra four­rer sa belle…

Mais comme del Mestre ne s’est pas conten­té de res­ter le père spi­ri­tuel d’une seule créa­ture, aus­si sublime soit-elle de sa per­sonne et aus­si variées dans ses aven­tures, il su détour­ner quelques heures du tra­vail de géant consa­cré à l’u­ni­vers de L’Es­clave pour s’oc­cu­per de quelques autres chan­tiers d’à côté. Et c’est ain­si qu’il se trouve, épar­pillés sur sa route, des petits joyaux que des édi­teurs sou­cieux de la bonne répu­ta­tion de leur éta­blis­se­ment lit­té­raire ont eu le cou­rage de publier ou de repu­blier. Comme celui qui aujourd’­hui nous inté­resse, tout droit sor­ti des arcanes numé­riques des archives du Che­min-Vert – La Gué­ris­seuse. Ce titre a été publié en France en juin 1990[5]Date du dépôt légal d’a­près sa page dans la Bédé­thèque., quelques mois donc seule­ment après la publi­ca­tion ori­gi­nale en Ita­lie, en sep­tembre 1989, sous le titre La gua­ri­trice.

Pour com­men­cer par le début, un regard sur la cou­ver­ture s’im­pose – sur­tout quand on veut par­ler d’une bande des­si­née éro­tique. Et il convient d’ailleurs de signa­ler que la publi­ca­tion de 2021 arbore une cou­ver­ture dif­fé­rente de l’o­ri­gi­nal. Le lec­teur atten­tif – après lec­ture, évi­dem­ment – pour­ra effec­ti­ve­ment se poser des ques­tions à pro­pos de la scène repré­sen­tée qui montre deux femmes dans une étreinte des plus sen­suelles vu que dans l’in­trigue il ne se trouve pas la moindre trace d’une telle ren­contre saphique. Le mys­tère s’é­clair­cit quand on sait que la cou­ver­ture fina­le­ment rete­nue pour la réédi­tion de 2021 est celle du tome 5 de la série ori­gi­nale, Le voleur mas­qué, qui ne pré­sente pas le moindre rap­port avec celle de La Gua­ri­trice d’il y a trente ans :

Tan­dis que la cou­ver­ture ori­gi­nale, celle à gauche de la com­po­si­tion, cor­res­pond bien à l’in­trigue et en reprend même un détail, on se demande quelles consi­dé­ra­tions peuvent avoir pous­sé l’é­di­teur à la rem­pla­cer par celle de droite. Des ques­tions de droits d’au­teur ? Un pro­blème infor­ma­tique ? C’est de la pure spé­cu­la­tion, mais peut-être le Sieur Car­te­let dai­gne­ra-t-il éclai­rer notre lan­terne ? Et comme on est en train de pas­ser en revue des ques­tions de détail, en voi­ci une autre : Le manque de fidé­li­té aux détails qui laisse à dési­rer dès la paru­tion du volume ori­gi­nal. Tan­dis que la pro­ta­go­niste, la Gué­ris­seuse en ques­tion, arbore une belle toi­son cou­leur de jais – cou­leur qui cor­res­pond à ses pré­ten­dues ori­gines gitanes – celle de la femme qui se moque si ouver­te­ment de l’in­ter­dic­tion de jeter des objets par la fenêtre est d’un beau blond qui n’a rien à voir avec la che­ve­lure de la pro­ta­go­niste telle qu’elle se pré­sente dans les des­sins. Mais qui, me direz-vous – à part bien évi­dem­ment votre ser­vi­teur – se pose­ra de telles ques­tions quand la beau­té de ses fesses bien en chair attire avec suf­fi­sam­ment d’ef­fi­ca­ci­té les regards pour ne lais­ser que très peu de place aux réflexions concer­nant les che­veux de la belle…

À lire :
June Summer, Aventures libertines, le Cap !

On ima­gine que l’in­trigue, dans ce genre de publi­ca­tions plu­tôt bas de gamme, ne tient qu’une place secon­daire par rap­port au des­sin tout entier au ser­vice de la lubri­ci­té. Dans le cas de La Gué­ris­seuse, il s’a­git d’ailleurs d’une his­toire de ven­geance où la vic­time – un homme d’af­faire assez niais pour se lais­ser d’a­bord plu­mer et ensuite moles­ter par une belle peu scru­pu­leuse – apprend à ses dépens jus­qu’à quel degré l’ap­pât du gain peut cor­rompre les gens. La dimen­sion por­no est intro­duite par une – pré­ten­due ? – gitane qui se réfu­gie dans le com­par­ti­ment de notre héros iti­né­rant en train de se rendre à Paris pour s’y lais­ser soi­gner par un doc­teur plus por­té sur l’ar­naque que sur la méde­cine. Et s’il est vrai que l’in­trigue – avec ses per­son­nages bien trop sché­ma­tiques et ses péri­pé­ties invrai­sem­blables – s’ou­blie assez vite après avoir tour­né la der­nière page, il faut concé­der qu’il en va tout autre­ment de l’am­biance qui se dégage de l’en­semble et qui ne se dis­sipe pas aus­si vite. Et on se sur­prend à s’i­ma­gi­ner dans un de ces bons vieux trains aux wagons-lits, sillon­nant la nuit de nos rêve­ries où l’a­ven­ture attend le voya­geur à deux pas, et pas plus loin que le com­par­ti­ment d’à côté.

Mise à jour

Nico­las Car­te­let, direc­teur de la col­lec­tion Fumet­tiX, vient de me contac­ter pour m’an­non­cer la pro­gram­ma­tion, pour le mois de mars 2021, d’un album papier dans lequel seront repris trois titres de la série Orient Sex­press :

  • L’Amour en wagon-lit (Orient Sex­press n°1, his­toire A)
  • La Gué­ris­seuse (Orient Sex­press n°15, his­toire A)
  • Auda­cieuse pub (Orient Sex­press n°15, his­toire B)

Le recueil est pré­cé­dé d’une excel­lente pré­face, « Désir de train », dans laquelle Maxime Spi­ra, libraire à La Musar­dine, pré­sente la série Orient Sex­press et explore le fan­tasme du sexe en voyage, et plus par­ti­cu­liè­re­ment en train. Comme le titre ne se trouve pas encore sur le site, il ne vous reste plus qu’à sur­veiller les paru­tions. Allez voir sur le site des BD-Adultes, vous ne le regret­te­rez pas !

Alber­to del Mestre
Orient Sex­press – La Gué­ris­seuse
Dyna­mite
ISBN : 9782382090848

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Il faut men­tion­ner ici que j’ai trou­vé des indi­ca­tions diver­gentes quant à la date de la pre­mière publi­ca­tion en France d’Orient Sex­press. Tan­dis que la Bédé­thèque indique le mois d’a­vril 1988 comme date du dépôt légal, le site elvifrance.fr men­tionne l’an­née 1989 sans d’autres précisions
2 en repre­nant à mon compte le titre très bien choi­si d’un long article signé Alain Dugrand, publié dans l’Écho des Savanes nou­velle série n°3 en jan­vier 1983 aux pages 78 à 82.
3 Les juristes par­mi vous trou­ve­ront peut-être les détails peu clairs, le San­glier étant seule­ment de pas­sage dans les arcanes des trai­tés et des héri­tages entre per­sonnes juridiques.
4 Ber­nard Jou­bert, Lumière sur : Mario Jannì, auteur culte de fumet­ti érotiques
5 Date du dépôt légal d’a­près sa page dans la Bédé­thèque.