Jean-Paul Bri­ghel­li, La socié­té pornographique

Que dire d’un livre qui, dès la deuxième page [1]« Au fond, ces entraves étaient plu­tôt une chance. La cen­sure rend les créa­teurs inven­tifs. » ou encore « La cen­sure nour­rit l’imagination. L’absence de cen­sure la sté­ri­lise. » Jean-Paul … Conti­nue rea­ding, fait l’é­loge de la cen­sure ? Est-ce qu’il faut s’é­ton­ner de tels pro­pos venant de la part d’un per­son­nage au par­cours et aux ami­tiés aus­si illustres que contra­dic­toires ? D’un polé­miste qui doit avoir l’ha­bi­tude de la contes­ta­tion ain­si que de l’art de la pro­vo­ca­tion ? Mais allons‑y doucement.

Gustave Courbet, Les Demoiselles des bords de la Seine
Gus­tave Cour­bet, por­no­graphe ? Le sujet des « Demoi­selles des bords de la Seine », long­temps consi­dé­rées, par cer­tains, comme des pros­ti­tuées, le ferait entrer dans cette catégorie.

Avant d’en­ta­mer la cri­tique du livre en ques­tion, il convient sans doute d’é­clair­cir quelque peu les lan­ternes de mes lec­teurs par une excur­sion dans les champs éty­mo­lo­giques. D’où vient donc le terme « por­no­gra­phie » ? En Grec, « πόρνη » (por­nè) signi­fie « pros­ti­tuée ». Un por­no­graphe est donc un auteur qui écrit des his­toires de pros­ti­tuées, et la por­no­gra­phie désigne le genre ras­sem­blant de tels écrits. Il va de soi que cette défi­ni­tion ne fait pas le poids du phé­no­mène à tra­vers les mil­lé­naires, mais on peut quand-même en rete­nir un élé­ment per­ti­nent : La por­no­gra­phie a des rap­ports (sic) avec l’argent, elle exprime une rela­tion mer­can­tile dans le sens le plus large du terme, rela­tion par contre absente de ce que l’on désigne par le terme « éro­tisme ». On ver­ra l’im­por­tance de la véna­li­té dans la réflexion de M. Brighelli.

Un article du blog de l’in­té­res­sé (Bon­net d’âne), daté du 27 juin 2011, nous apprend com­ment un ami de chez Fran­çois Bou­rin lui a fait la pro­po­si­tion d’é­crire un pam­phlet, et com­ment il a opté pour la por­no­gra­phie. Cet article com­prend déjà, en conden­sé, l’es­sen­tiel de la future « intro­duc­tion » du livre, et nous y revien­drons. Mais pour­quoi donc, après l’é­cole, la por­no­gra­phie ? On com­prend que l’au­teur, après une série entière consa­crée à l’é­du­ca­tion en géné­ral et à l’é­cole en par­ti­cu­lier, ait res­sen­ti l’en­vie de se consa­crer à autre chose. Et comme la contro­verse lui sied à mer­veille, il y a du logique dans le choix d’un sujet épi­cé. Et puis, il ne faut jamais oublier que le vieil adage des pros de la pub vaut tou­jours : « Sex sells ! ». Et où est l’au­teur qui se plain­drait de ses bonnes chiffres de ventes ? Où encore l’é­di­teur qui cra­che­rait sur la belle marge que lui assure la renom­mée plus que faite d’un éta­lon aus­si pré­sen­table entré dans son écurie.

Pour pla­cer le pro­pos de l’au­teur dans le bon contexte, il faut rap­pe­ler le titre du pam­phlet : La socié­té por­no­gra­phique. Il s’a­git donc d’un phé­no­mène socio­lo­gique, et ce petit rap­pel nous aide à com­prendre que Bri­ghel­li ne s’in­digne pas prin­ci­pa­le­ment contre la repré­sen­ta­tion de l’acte sexuel en soi [2]ce qui est la défi­ni­tion « clas­sique » de la por­no­gra­phie telle qu’on la trouve p. ex. sur Wiki­pe­dia, mais plu­tôt contre les méca­nismes qui se cachent der­rière la por­no­gra­phie et dont elle est l’ou­til et l’illus­tra­tion en même temps, à savoir la mer­can­ti­li­sa­tion de tous les rap­ports humains, jus­qu’à ceux engen­drés par la libido :

« La vraie muta­tion, c’est la por­no­gra­phie, c’est-à-dire la récu­pé­ra­tion affi­chée […], par des inté­rêts éco­no­miques, de la libi­do elle-même. » (p. 13)

D’a­près M. Bri­ghel­li la por­no­gra­phie est, dans une pers­pec­tive his­to­rique,  l’ou­til par­fait pour anéan­tir le tra­vail sécu­laire de la rai­son au ser­vice des indi­vi­dus [3]« Elle [la por­no­gra­phie] détruit l’individu, que l’on avait péni­ble­ment mis trois siècles à bâtir – depuis les Lumières. », p. 104, et par cela même l’ex­pres­sion la plus extrême de l’ul­tra-libé­ra­lisme qui réduit de la sorte l’in­di­vi­du à l’é­tat d’une sorte de bouillie qui cla­pote, mue par des dési­rs éter­nel­le­ment chauf­fés à blanc et jamais assou­vis, entre les rivages oppo­sés de la licence la plus totale et de la pudeur outrée [4]cf. p. 12 : « La new chas­ti­ty […] est juste l’autre face de la por­no­gra­phie […] miroirs névro­tiques du libé­ra­lisme avan­cé … », ou encore p. 18, deuxième para­graphe, le tout au sein d’une socié­té régie par la seule reli­gion du pro­fit [5]« j’en­tends par libé­ra­lisme cette doc­trine éco­no­mique qui a fait du pro­fit à tout prix son cre­do et son confi­teor », p. 12.

Ces thèses sont illus­trées, dans les deux par­ties qui suivent l’in­tro­duc­tion, par un nombre impres­sion­nant d’é­chan­tillons de ce que peut être un por­no (rien qu’à ima­gi­ner les heures de copu­la­tions que l’au­teur a dû ingur­gi­ter, col­lé à l’é­cran de son ordi­na­teur et occu­pé à défendre son indi­vi­dua­li­té contre les forces des mar­chés) et à quoi res­semble la vul­ga­ri­té tou­jours crois­sante d’une socié­té abru­tie par la répé­ti­tion outran­cière de films où « la femme et l’homme ne sont rien [ …]– de pures fonc­tions cor­po­relles » [6]p. 19. À ces aper­çus sont mêlés quelques scènes où figure un auteur, « quin­qua­gé­naire robuste » en train de tra­vailler sur la por­no­gra­phie [7]intro­duit sur la page 29, per­son­nage qui se retrouve dans un dia­logue avec A., couple auquel s’a­joute, dans la deuxième par­tie, « une jeune femme […] qui tra­vaille dans l’édition » [8]p. 89, auteure elle-même de textes éro­tiques et dési­gnée désor­mais par C. Dans une sorte de trio­lisme ver­bal [9]« Deux hommes et une femme dans une biblio­thèque ! Pou­vez-vous ima­gi­ner situa­tion plus tor­ride – poten­tiel­le­ment, au moins ? » (p. 89) , les trois per­son­nages res­sassent une bonne par­tie des argu­ments déjà échan­gés, n’y rajou­tant pas grand chose, si ce n’est des idées toutes faites à pro­pos des us et cou­tumes des peuples du vieux conti­nent qui serait divi­sé entre « une Europe de la bière et de la por­no­gra­phie, et une Europe du vin et de l’érotisme » (p. 93) [10]N’ou­blions pas que c’est un polé­miste qui parle, sinon on pour­rait être ten­té de qua­li­fier ces pro­pos de racistes.. Cette par­tie dia­lo­guée illustre quelque peu la nos­tal­gie du XVIIIe siècle que nour­rit l’au­teur et dont il fait réson­ner les grands noms dans la bouche de ses inter­lo­cu­teurs. Le tout se ter­mine sur un dia­logue chu­cho­té, une scène de séduc­tion raf­fi­née entre B. (l’al­ter ego de l’au­teur) et C. qui fait suite à l’an­nonce de l’ins­tau­ra­tion d’une civi­li­sa­tion nou­velle (rien moins que ça)

qui pren­dra le temps de faire l’amour en se regar­dant, en se buvant, aux bords des lèvres, l’âme, comme dit le poète, au lieu de contem­pler des trous, des p’tits trous, tou­jours des p’tits trous… (p. 128)

Que pen­ser de tout ça ? Dans un pre­mier temps, j’ai été assez réser­vé vis à vis de la condam­na­tion sans appel de la por­no­gra­phie, terme qui, pour moi, désigne sur­tout, dans l’ac­cep­tion tra­di­tion­nelle du mot, la repré­sen­ta­tion du coït et d’autres actes sexuels. Mais comme il s’a­git ici d’une ques­tion de défi­ni­tion et de voca­bu­laire, il n’est pas très dif­fi­cile de se mettre dans la peau de l’au­teur avec lequel on peut consta­ter que les phé­no­mènes décrits ont de quoi s’in­quié­ter. Est-il néces­saire, dans ces temps de crise et de la réduc­tion à leur seule valeur mar­chande de socié­tés entières par des agences de nota­tion, de rap­pe­ler les pro­blèmes liés à cette pers­pec­tive pure­ment éco­no­mique qui s’ins­talle un peu par­tout et qui s’empare même des acteurs du domaine cultu­rel dont cer­tains ne jurent plus que par ce que « rap­portent » leurs institutions ?

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Et pour­tant, mal­gré des obser­va­tions et des conclu­sions per­ti­nentes, il reste un malaise. Celui-ci s’ex­plique par une approche par­fois très som­maire des phé­no­mènes décrits, signe de ce que M. Bri­ghel­li pousse trop dans le sens d’une géné­ra­li­sa­tion outran­cière, pro­cé­dé qui peut avoir ses mérites quand il s’a­git de mon­trer l’es­sen­tiel, de cap­ter un phé­no­mène, mais dont abuse l’au­teur au point de faire oublier jus­qu’à l’exis­tence même des nuances qui, fina­le­ment, font une socié­té. Écou­tez-le quand il carac­té­rise « les jeunes » :

Regar­dez ces petits adultes, comme ils sont laids, bour­sou­flés et veules, entre ham­bur­gers et binge drin­king… […] Mais quelle image d’eux-mêmes peuvent bien avoir tous ces ado­les­cents échoués comme des méduses sur les marches des col­lèges et des lycées ! (p. 118)

Et que pen­ser d’un pas­séisme qui invoque les temps jadis où même le pire avait encore la capa­ci­té d’a­bou­tir au meilleur et de faire éclore les fleurs de la « Recherche », tan­dis qu’au­jourd’­hui, ah aujourd’­hui !  les jeunes mal nour­ris sont bons tout au plus à deve­nir des acteurs porno :

La por­no­gra­phie n’a plus rien à voir, mal­gré son éty­mo­lo­gie, avec ces visites que les ado­les­cents des siècles pré­cé­dents fai­saient aux bor­dels où des dames com­pa­tis­santes s’occupaient de leur cas et de leur cat­zo, et les auto­ri­saient à faire sur elles les brouillons des bai­sers qu’ils adres­se­raient, plus tard, à de vraies jeunes filles en fleur. (p. 121) [11]Il est vrai que ces pro­pos sont tenus par les inter­ve­nants mâles du dia­logue, une cer­taine cir­cons­pec­tion s’im­pose donc.

Ensuite, et même après avoir accep­té la défi­ni­tion de ce que sont res­pec­ti­ve­ment la por­no­gra­phie et l’é­ro­tisme, je me demande pour­quoi on devrait croire, avec Bri­ghel­li, « que l’érotisme est tou­jours vêtu » (p. 19) et pour­quoi il fal­lait renon­cer à la contem­pla­tion de ces petits trous que l’au­teur, dans sa dic­tion char­mante, a le culot de trai­ter d” « un vide avec des poils autour » (p. 104). Il me semble que cette vision de ce dont la lit­té­ra­ture a le droit de se ser­vir est bien réduc­trice. Trop réduc­trice même, comme l’est aus­si sa vision de ce qu’est « la » jeu­nesse, comme l’est son refus de la lit­té­ra­ture numé­rique (cf. mon article à ce sujet) et comme l’est encore son idée du pas­sé. Mais n’ou­blions pas qu’on a affaire à un polé­miste, et que ce n’est pas de son domaine de dres­ser un por­trait d’a­près nature de ce que peut bien être l’é­tat d’une socié­té. Il est dans sa nature d’a­ga­cer, et par là, d’in­ci­ter à la réflexion, et voi­ci un pari dont on peut dire que Bri­ghel­li l’a tenu.

À lire :
Quo vadis, Domine ? Quel avenir pour les Éditions Kirographaires ?

Jean-Paul Bri­ghel­li
La socié­té por­no­gra­phique
ISBN : 978–2849413128
Fran­çois Bou­rin Édi­teur 2012

Jean Paul Brighelli, La société pornographique

Réfé­rences

Réfé­rences
1 « Au fond, ces entraves étaient plu­tôt une chance. La cen­sure rend les créa­teurs inven­tifs. » ou encore « La cen­sure nour­rit l’imagination. L’absence de cen­sure la sté­ri­lise. » Jean-Paul Bri­ghel­li, La Socié­té por­no­gra­phique, Fran­çois Bou­rin Édi­teur, Paris, 2012, p. 10 et 46 respectivement
2 ce qui est la défi­ni­tion « clas­sique » de la por­no­gra­phie telle qu’on la trouve p. ex. sur Wiki­pe­dia
3 « Elle [la por­no­gra­phie] détruit l’individu, que l’on avait péni­ble­ment mis trois siècles à bâtir – depuis les Lumières. », p. 104
4 cf. p. 12 : « La new chas­ti­ty […] est juste l’autre face de la por­no­gra­phie […] miroirs névro­tiques du libé­ra­lisme avan­cé … », ou encore p. 18, deuxième paragraphe
5 « j’en­tends par libé­ra­lisme cette doc­trine éco­no­mique qui a fait du pro­fit à tout prix son cre­do et son confi­teor », p. 12
6 p. 19
7 intro­duit sur la page 29
8 p. 89
9 « Deux hommes et une femme dans une biblio­thèque ! Pou­vez-vous ima­gi­ner situa­tion plus tor­ride – poten­tiel­le­ment, au moins ? » (p. 89) 
10 N’ou­blions pas que c’est un polé­miste qui parle, sinon on pour­rait être ten­té de qua­li­fier ces pro­pos de racistes.
11 Il est vrai que ces pro­pos sont tenus par les inter­ve­nants mâles du dia­logue, une cer­taine cir­cons­pec­tion s’im­pose donc.
La Sirène de Montpeller

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