Que dire d’un livre qui, dès la deuxième page [1]« Au fond, ces entraves étaient plutôt une chance. La censure rend les créateurs inventifs. » ou encore « La censure nourrit l’imagination. L’absence de censure la stérilise. » Jean-Paul … Continue reading, fait l’éloge de la censure ? Est-ce qu’il faut s’étonner de tels propos venant de la part d’un personnage au parcours et aux amitiés aussi illustres que contradictoires ? D’un polémiste qui doit avoir l’habitude de la contestation ainsi que de l’art de la provocation ? Mais allons‑y doucement.

Avant d’entamer la critique du livre en question, il convient sans doute d’éclaircir quelque peu les lanternes de mes lecteurs par une excursion dans les champs étymologiques. D’où vient donc le terme « pornographie » ? En Grec, « πόρνη » (pornè) signifie « prostituée ». Un pornographe est donc un auteur qui écrit des histoires de prostituées, et la pornographie désigne le genre rassemblant de tels écrits. Il va de soi que cette définition ne fait pas le poids du phénomène à travers les millénaires, mais on peut quand-même en retenir un élément pertinent : La pornographie a des rapports (sic) avec l’argent, elle exprime une relation mercantile dans le sens le plus large du terme, relation par contre absente de ce que l’on désigne par le terme « érotisme ». On verra l’importance de la vénalité dans la réflexion de M. Brighelli.
Un article du blog de l’intéressé (Bonnet d’âne), daté du 27 juin 2011, nous apprend comment un ami de chez François Bourin lui a fait la proposition d’écrire un pamphlet, et comment il a opté pour la pornographie. Cet article comprend déjà, en condensé, l’essentiel de la future « introduction » du livre, et nous y reviendrons. Mais pourquoi donc, après l’école, la pornographie ? On comprend que l’auteur, après une série entière consacrée à l’éducation en général et à l’école en particulier, ait ressenti l’envie de se consacrer à autre chose. Et comme la controverse lui sied à merveille, il y a du logique dans le choix d’un sujet épicé. Et puis, il ne faut jamais oublier que le vieil adage des pros de la pub vaut toujours : « Sex sells ! ». Et où est l’auteur qui se plaindrait de ses bonnes chiffres de ventes ? Où encore l’éditeur qui cracherait sur la belle marge que lui assure la renommée plus que faite d’un étalon aussi présentable entré dans son écurie.
Pour placer le propos de l’auteur dans le bon contexte, il faut rappeler le titre du pamphlet : La société pornographique. Il s’agit donc d’un phénomène sociologique, et ce petit rappel nous aide à comprendre que Brighelli ne s’indigne pas principalement contre la représentation de l’acte sexuel en soi [2]ce qui est la définition « classique » de la pornographie telle qu’on la trouve p. ex. sur Wikipedia, mais plutôt contre les mécanismes qui se cachent derrière la pornographie et dont elle est l’outil et l’illustration en même temps, à savoir la mercantilisation de tous les rapports humains, jusqu’à ceux engendrés par la libido :
« La vraie mutation, c’est la pornographie, c’est-à-dire la récupération affichée […], par des intérêts économiques, de la libido elle-même. » (p. 13)
D’après M. Brighelli la pornographie est, dans une perspective historique, l’outil parfait pour anéantir le travail séculaire de la raison au service des individus [3]« Elle [la pornographie] détruit l’individu, que l’on avait péniblement mis trois siècles à bâtir – depuis les Lumières. », p. 104, et par cela même l’expression la plus extrême de l’ultra-libéralisme qui réduit de la sorte l’individu à l’état d’une sorte de bouillie qui clapote, mue par des désirs éternellement chauffés à blanc et jamais assouvis, entre les rivages opposés de la licence la plus totale et de la pudeur outrée [4]cf. p. 12 : « La new chastity […] est juste l’autre face de la pornographie […] miroirs névrotiques du libéralisme avancé … », ou encore p. 18, deuxième paragraphe, le tout au sein d’une société régie par la seule religion du profit [5]« j’entends par libéralisme cette doctrine économique qui a fait du profit à tout prix son credo et son confiteor », p. 12.
Ces thèses sont illustrées, dans les deux parties qui suivent l’introduction, par un nombre impressionnant d’échantillons de ce que peut être un porno (rien qu’à imaginer les heures de copulations que l’auteur a dû ingurgiter, collé à l’écran de son ordinateur et occupé à défendre son individualité contre les forces des marchés) et à quoi ressemble la vulgarité toujours croissante d’une société abrutie par la répétition outrancière de films où « la femme et l’homme ne sont rien [ …]– de pures fonctions corporelles » [6]p. 19. À ces aperçus sont mêlés quelques scènes où figure un auteur, « quinquagénaire robuste » en train de travailler sur la pornographie [7]introduit sur la page 29, personnage qui se retrouve dans un dialogue avec A., couple auquel s’ajoute, dans la deuxième partie, « une jeune femme […] qui travaille dans l’édition » [8]p. 89, auteure elle-même de textes érotiques et désignée désormais par C. Dans une sorte de triolisme verbal [9]« Deux hommes et une femme dans une bibliothèque ! Pouvez-vous imaginer situation plus torride – potentiellement, au moins ? » (p. 89) , les trois personnages ressassent une bonne partie des arguments déjà échangés, n’y rajoutant pas grand chose, si ce n’est des idées toutes faites à propos des us et coutumes des peuples du vieux continent qui serait divisé entre « une Europe de la bière et de la pornographie, et une Europe du vin et de l’érotisme » (p. 93) [10]N’oublions pas que c’est un polémiste qui parle, sinon on pourrait être tenté de qualifier ces propos de racistes.. Cette partie dialoguée illustre quelque peu la nostalgie du XVIIIe siècle que nourrit l’auteur et dont il fait résonner les grands noms dans la bouche de ses interlocuteurs. Le tout se termine sur un dialogue chuchoté, une scène de séduction raffinée entre B. (l’alter ego de l’auteur) et C. qui fait suite à l’annonce de l’instauration d’une civilisation nouvelle (rien moins que ça)
qui prendra le temps de faire l’amour en se regardant, en se buvant, aux bords des lèvres, l’âme, comme dit le poète, au lieu de contempler des trous, des p’tits trous, toujours des p’tits trous… (p. 128)
Que penser de tout ça ? Dans un premier temps, j’ai été assez réservé vis à vis de la condamnation sans appel de la pornographie, terme qui, pour moi, désigne surtout, dans l’acception traditionnelle du mot, la représentation du coït et d’autres actes sexuels. Mais comme il s’agit ici d’une question de définition et de vocabulaire, il n’est pas très difficile de se mettre dans la peau de l’auteur avec lequel on peut constater que les phénomènes décrits ont de quoi s’inquiéter. Est-il nécessaire, dans ces temps de crise et de la réduction à leur seule valeur marchande de sociétés entières par des agences de notation, de rappeler les problèmes liés à cette perspective purement économique qui s’installe un peu partout et qui s’empare même des acteurs du domaine culturel dont certains ne jurent plus que par ce que « rapportent » leurs institutions ?
Et pourtant, malgré des observations et des conclusions pertinentes, il reste un malaise. Celui-ci s’explique par une approche parfois très sommaire des phénomènes décrits, signe de ce que M. Brighelli pousse trop dans le sens d’une généralisation outrancière, procédé qui peut avoir ses mérites quand il s’agit de montrer l’essentiel, de capter un phénomène, mais dont abuse l’auteur au point de faire oublier jusqu’à l’existence même des nuances qui, finalement, font une société. Écoutez-le quand il caractérise « les jeunes » :
Regardez ces petits adultes, comme ils sont laids, boursouflés et veules, entre hamburgers et binge drinking… […] Mais quelle image d’eux-mêmes peuvent bien avoir tous ces adolescents échoués comme des méduses sur les marches des collèges et des lycées ! (p. 118)
Et que penser d’un passéisme qui invoque les temps jadis où même le pire avait encore la capacité d’aboutir au meilleur et de faire éclore les fleurs de la « Recherche », tandis qu’aujourd’hui, ah aujourd’hui ! les jeunes mal nourris sont bons tout au plus à devenir des acteurs porno :
La pornographie n’a plus rien à voir, malgré son étymologie, avec ces visites que les adolescents des siècles précédents faisaient aux bordels où des dames compatissantes s’occupaient de leur cas et de leur catzo, et les autorisaient à faire sur elles les brouillons des baisers qu’ils adresseraient, plus tard, à de vraies jeunes filles en fleur. (p. 121) [11]Il est vrai que ces propos sont tenus par les intervenants mâles du dialogue, une certaine circonspection s’impose donc.
Ensuite, et même après avoir accepté la définition de ce que sont respectivement la pornographie et l’érotisme, je me demande pourquoi on devrait croire, avec Brighelli, « que l’érotisme est toujours vêtu » (p. 19) et pourquoi il fallait renoncer à la contemplation de ces petits trous que l’auteur, dans sa diction charmante, a le culot de traiter d” « un vide avec des poils autour » (p. 104). Il me semble que cette vision de ce dont la littérature a le droit de se servir est bien réductrice. Trop réductrice même, comme l’est aussi sa vision de ce qu’est « la » jeunesse, comme l’est son refus de la littérature numérique (cf. mon article à ce sujet) et comme l’est encore son idée du passé. Mais n’oublions pas qu’on a affaire à un polémiste, et que ce n’est pas de son domaine de dresser un portrait d’après nature de ce que peut bien être l’état d’une société. Il est dans sa nature d’agacer, et par là, d’inciter à la réflexion, et voici un pari dont on peut dire que Brighelli l’a tenu.
Jean-Paul Brighelli
La société pornographique
ISBN : 978–2849413128
François Bourin Éditeur 2012
Références
↑1 | « Au fond, ces entraves étaient plutôt une chance. La censure rend les créateurs inventifs. » ou encore « La censure nourrit l’imagination. L’absence de censure la stérilise. » Jean-Paul Brighelli, La Société pornographique, François Bourin Éditeur, Paris, 2012, p. 10 et 46 respectivement |
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↑2 | ce qui est la définition « classique » de la pornographie telle qu’on la trouve p. ex. sur Wikipedia |
↑3 | « Elle [la pornographie] détruit l’individu, que l’on avait péniblement mis trois siècles à bâtir – depuis les Lumières. », p. 104 |
↑4 | cf. p. 12 : « La new chastity […] est juste l’autre face de la pornographie […] miroirs névrotiques du libéralisme avancé … », ou encore p. 18, deuxième paragraphe |
↑5 | « j’entends par libéralisme cette doctrine économique qui a fait du profit à tout prix son credo et son confiteor », p. 12 |
↑6 | p. 19 |
↑7 | introduit sur la page 29 |
↑8 | p. 89 |
↑9 | « Deux hommes et une femme dans une bibliothèque ! Pouvez-vous imaginer situation plus torride – potentiellement, au moins ? » (p. 89) |
↑10 | N’oublions pas que c’est un polémiste qui parle, sinon on pourrait être tenté de qualifier ces propos de racistes. |
↑11 | Il est vrai que ces propos sont tenus par les intervenants mâles du dialogue, une certaine circonspection s’impose donc. |
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