Ania Oz, Femmes secrètes. L’Em­pire sou­ter­rain au féminin.

Qui si convien las­ciare ogne sos­pet­to ;
ogne vil­tà convien che qui sia mor­ta.
Divi­na Com­me­dia, Can­to III

« Sou­ter­rain », c’est bien le cas de le dire quand on veut par­ler de « Femmes secrètes », roman d’A­nia Oz récem­ment paru aux Édi­tions Blanche. On accède à cet empire-là en péné­trant d’a­bord au fond d’une bou­tique de lin­ge­rie (qui donne son nom au roman), et en s’en­ga­geant ensuite dans un esca­lier en coli­ma­çon qui, en des­cen­dant plu­sieurs étages, amène le voya­geur impru­dent au seuil d’un espace consa­cré tout entier à – la fémi­ni­té. En pas­sant par ces étapes, on renonce, de force ou de gré, à toute indi­vi­dua­li­té, dont les ves­tiges sont sup­pri­més au fur et à mesure du séjour avec les vête­ments qu’on enlève et les poils qu’on rase, et on se retrouve, nu et glabre, dans une cage en verre qui, avec ses allures d’a­qua­rium, ne rap­pelle rien autant qu’une cou­veuse. Il est inté­res­sant d’ailleurs de consta­ter que les femmes n’é­chappent pas non plus à cette ano­ny­mi­sa­tion : elles portent toutes un masque qui, s’il sou­ligne encore les attri­buts des corps, laisse pla­ner le doute quant à l’i­den­ti­té de la per­sonne qui s’y abrite, voire la lui enlève pour qu’elle puisse rejoindre l’es­saim qui évo­lue dans cette ruche démesurée.

Dionée
Cré­dit pho­to­gra­phique : Noah Elhardt

Le pro­ta­go­niste mas­cu­lin, écri­vain en train de com­po­ser un dic­tion­naire du sexe, frai­che­ment ins­tal­lé à Nan­cy, est fas­ci­né par la bou­tique « de charme » qui se trouve juste en face de son bureau. Peu à peu, il se découvre des qua­li­tés insoup­çon­nées de voyeur, pen­chant d’au­tant plus facile à assu­mer que sa femme, Cyprie, passe la semaine à Paris où elle tra­vaille dans un labo­ra­toire à com­po­ser des par­fums. Un bon jour, il devient le témoin d’une dis­pa­ri­tion : Une cliente entre dans la bou­tique, mais n’en sort plus. Intri­gué, il com­mence des recherches qui fini­ront par lui ouvrir la voie du gyné­cée sou­ter­rain dont la bou­tique n’est que la façade allé­chante, sorte de dio­née des­ti­née à atti­rer et enchaî­ner la proie.

À lire :
Mélanie G., Je suis une ogresse du sexe

Une fois pris au piège, les hommes sont sou­mis à un pro­cé­dé qui non seule­ment les rend plus ou moins iden­tiques, mais qui encore les fait régres­ser à l’é­tat pré-pubère : une nou­velle nais­sance se pré­pare. Tels des bébés nés pré­ma­tu­ré­ment ils entrent dans leurs cages d’où ils sortent pour être sou­mis à toutes sortes d’é­preuves ini­tia­tiques. Notre écri­vain aus­si passe par ce stade-là pour décou­vrir ensuite les affres de celui qui est livré tout entier, tel un sex-toy, aux dési­rs d’un(e) autre, sans moyen (et bien­tôt sans la volon­té) de s’y sous­traire. Mais comme per­sonne ne tra­verse seul l’Infer­no, lui aus­si peut comp­ter sur le secours de forces bien­veillantes, et ce sont la beau­té (Cyprie, dont l’é­ty­mo­lo­gie médi­ter­ra­néenne rap­pelle l’île où est née la déesse de l’a­mour) et la sagesse (Sophie) qui non seule­ment s’oc­cupent de lui mais qui, comme il ne tar­de­ra pas de l’ap­prendre, sont à l’o­ri­gine de cette des­cente très par­ti­cu­lière aux enfers. À l’ins­tar de son illustre pré­dé­ces­seur, notre écri­vain ano­nyme fini­ra lui-aus­si par sor­tir de l’en­fer pour accé­der au para­dis d’une sexua­li­té plei­ne­ment épanouie.

Je passe sur les détails du par­cours dont je laisse le plai­sir de la décou­verte aux nom­breux lec­teurs et lec­trices que ce livre mérite. Ce qu’il importe par contre de rele­ver, c’est la finesse dont dis­pose Ania Oz pour recréer l’é­tat d’es­prit de quel­qu’un qui se voit réduit à l’é­tat d’ob­jet et dont les fan­tasmes les plus troubles viennent de se réa­li­ser. Ce livre pour­rait lui-aus­si por­ter fiè­re­ment le titre qu’a choi­si Lau­ra Cald­well pour le sien : « Méfiez-vous de vos vœux, ils pour­raient se réa­li­ser ». Je ne sais de quelle façon une femme peut réagir à ce récit, et sur­tout aux pre­miers cha­pitres qui sou­mettent le pro­ta­go­niste aux raf­fi­ne­ments d’une machi­ne­rie à bri­ser les volon­tés. Un lec­teur mas­cu­lin tou­te­fois, et je peux vous l’af­fir­mer avec cer­ti­tude, risque de suc­com­ber au désar­roi de celui qui perd ses amarres. « Femmes Secrètes » l’embarque, à la suite de l’é­cri­vain ano­nyme de la rue Girar­det, dans un voyage vers les sphères troubles de la condi­tion humaine, illu­mi­nées par une ima­gi­na­tion très fer­tile et capable de mettre en scène les formes que peut prendre une sexua­li­té très peu banale. Un livre à recom­man­der donc, même si les per­son­nages dis­pa­raissent der­rière les rôles qu’ils doivent assu­mer dans une allé­go­rie où ils ne sont que des incar­na­tions. Mais comme on est dans un monde trem­pé d’é­ro­tisme, on ne va pas trop se plaindre d’y voir même les idées revê­tir une chair dont elles font ensuite un si savant usage.

À lire :
Évohé, la turista !

Ania Oz
Femmes Secrètes
ISBN : 978–2846283038
Édi­tions Blanche

Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95