Me voici donc à lire à nouveau du Neirynck, après une pause de plusieurs années, et je constate que ce n’était peut-être pas le bon moment. Moi qui suis entre deux boulots, stressé par le confinement et la rupture du tissu social, dans une sorte de vide sidéral où seul l’angoisse des rivages inconnus prend une quelconque consistance et où l’échec semble programmé – moi, rendu influençable par cette situation assez particulière, je vous le demande : Est-ce qu’il fallait tomber sur un type qui sait te transmettre sa misère comme d’autres le Covid19 ? Parce que du Neirynck, il suffit d’en respirer quelques atomes, et t’es foutu… Et je ne dis pas ça du tout pour le dénigrer ou le critiquer, bien au contraire ! Je dis ça pour rendre hommage à la force de ses expressions qui, dans le ton du badinage, inspirées par des situations banales au point d’être cliché et souvent même imprégnées d’une sorte de philosophie à deux balles, garde une force capable de te renverser.
Ça faisait donc assez longtemps que je n’avais pas lu du Neirynck. Parce qu’on s’est perdu des yeux, parce que son obsession avec Céline (qui, je le reconnais, est un des meilleurs écrivains d’expression française, mais son antisémitisme foncier et maladif me gâche jusqu’à ses meilleurs passages) me tapait sur les nerfs, parce qu’il était devenu moins visible ? Un peu de tout ça, sans doute, et puis, pour celui qui s’intéresse à la littérature, les découvertes, ce n’est pas ci qui manque, et il n’y a pas précisément pénurie d’auteurs. Mais quelle ne fut pas ma joie quand Éric m’a contacté sur Twitter, il y a à peine quelques jours, afin de me proposer un nouveau texte qui venait de paraître – J’ai un projet : devenir fou. J’ai aussitôt répondu par l’affirmatif, et comme Éric me rappelle une période particulièrement riche de mon existence, je me suis aussitôt penché sur ce nouveau texte.
Allez, je sens qu’il faut m’expliquer un peu avant de commencer pour de bon. Alors, Éric et moi, ce n’est pas une affaire récente. Il suffit de plonger le groin dans les bas-fonds de la Bauge pour s’en convaincre, le premier article datant d’il y a huit ans. À cette époque, on a tous les deux été impliqués dans l’aventure de l’édition numérique naissante, à travers notre engagement pour une même structure, Edicool[1]Si jamais cela vous intéressait, j’ai rassemblé les textes publiés dans le cadre de la collection Les Dix sous l’intitulé Les petits textes de chez Edicool.. Une maison – cette dénomination me paraît aujourd’hui bien grandiloquente, mais néanmoins, je persiste ! – pure player – le baragouinage de l’époque pour désigner une maison ayant opté pour la seule publication en numérique – où une poignée d’idéalistes essayait de faire bouger le bon vieux navire du monde éditorial en donnant la voix à de nouveaux auteurs très peu connus, mais avides de tenter leur chance. Avec en prime cette idée de mieux rémunérer les auteurs[2]Jusqu’à la hauteur de 25%, ce qui est quand même une grosse différence par rapport aux droits d’auteur versés par les maisons traditionnelles.. Aujourd’hui, Edicool n’existe plus, un sort partagé par tant d’autres, des structures dont vous trouverez un grand nombre dans les colonnes de la Bauge – Numériklivres, Artalys, House made of Dawn, Black Book, Walrus… – et qui ont eu le mérite, sans que cela ait porté ses fruits, de dénicher de bons textes dignes d’être découverts. Quant à la plupart de ces textes, ils ont sombré avec leurs éditeurs sans laisser de traces, sauf dans les blogs qui ont choisi d’en parler et dans les très rares bibliothèques de celles et de ceux assez fous pour se laisser tenter par l’aventure[3]Certains ont bien entendu survécu dans l’autoédition. Chaque fois que je l’ai pu, j’ai mis à jour les articles pour proposer les bonnes pistes aux lecteurs potentiels.. Même si, les prix de vente ayant été modiques, le risque n’était finalement pas très grand.
Mais bon, je suis ici pour vous parler du nouveau texte de mon vieux pote Éric – que je ne vois pas assez souvent, compte tenu surtout de ce qu’il se trouve à Bruxelles, capitale d’un pays que j’adore, à deux heures de route ou de train de chez moi, où les bières sont bonnes et les femmes, malgré tout le mal qu’Éric peut en dire, superbes.
Éric, le géant tendre, a donc eu quelques articles dans la Bauge littéraire avant de disparaître de mon radar, et je suis fier de vous le présenter après une si longue pause. Comme quoi la persistance, si elle n’assure pas toujours la reconnaissance littéraire, peut au moins servir à motiver la bête qui sommeille en moi. Cette persistance, vous allez le comprendre en lisant ce nouveau texte, c’est un des ressorts qui font avancer Éric, hanté par la littérature, poussé presque malgré lui à chercher à se faire publier. Vous allez me dire que ce n’est pas un phénomène singulier, et qu’il est devenu banal d’affirmer – avec une bonne dose de condescendance – qu’il y a aujourd’hui plus d’auteurs que de lecteurs, mais la différence entre Éric et n’importe quel manieur de plume, c’est l’effort du marathon, la volonté ferme de s’engager au long cours, de soumettre sa vie à cette pulsion de se voir publié. Une pulsion qui, je dois l’affirmer, m’a plus d’une fois fait penser à Iznogoud – personnage tragi-comique avec sa volonté jamais exaucée de devenir calife à la place du calife.

J’ai un projet : devenir fou se présente sous la forme d’un journal dont les entrées s’espacent entre le 12 septembre 2018 et le 23 mai 2019. Ce sont d’ailleurs les allusions à la présence de Mark SaFranko à Nancy[4]Aux entrées du 8 novembre et du 10 novembre., dans le cadre d’une résidence d’auteur ARIEL[5]« ARIEL, Auteur en Résidence Internationale En Lorraine, dont la 1ère édition 2018–19, parrainée par Philippe Claudel, accueille pour quatre mois en Lorraine (1er octobre 2018–31 … Continue reading, qui m’ont permis de dater avec précision le journal qui couvre donc une période relativement récente. On peut d’ailleurs pousser le vice jusqu’à s’amuser à retrouver les coordonnées exactes de la rencontre du 8 novembre 2018 entre Éric et Mark qui figurent dans la rubrique Programme du site de la résidence d’auteur. D’autres allusions sont moins faciles à déchiffrer, comme celle à un certain Jean Colman et à son texte Reviens demain dont je n’ai pu trouver la moindre trace, il faut donc faire confiance à l’auteur – qui, ici, se double d’un chroniqueur – quant à la véracité de ce qu’il relate. Mais comme il ne s’agit pas de faire du texte une source historique pour élucider l’Histoire contemporaine de Bruxelles, la valeur du texte ne dépend pas de la véracité de l’un ou l’autre détail, marqueurs purement extérieurs d’un parcours qui fascine parce que le texte en tant que réflexion cristallisée permet d’avoir un aperçu de l’intériorité de son auteur, de ses états d’âme et de sa relation avec le monde. Une relation fortement marquée, on l’a vu, par l’obsession de se faire publier. Mais cette obsession-là, bien concrète, n’est-ce pas plutôt l’aspiration d’entrer en contact avec le monde littéraire, d’en faire partie, d’en constituer le maillon le plus mythique et le plus indispensable ? Un monde qui lui permettrait de passer au-delà d’un quotidien perçu comme une galère insupportable :
Huit heures par jour à se faire chier pour pouvoir bouffer et payer mon loyer, c’est limite de l’esclavage.
Vous avez été prévenu, ce n’est pas très original, mais il est rare de voir quelqu’un à ce point obsédé par la littérature comme remède contre une vie gâchée. Et au lieu de donner lui-même une définition de la galère quotidienne qu’est pour lui le « travail alimentaire », il cède la parole aussitôt à « l’ami Bukowski ». Certains seraient tentés d’y voir de la fainéantise intellectuelle, moi, j’y verrais plutôt l’expression de la qualité salvatrice, presque rédemptrice, que pour Éric prend la littérature, cette occupation à traduire en paroles le monde tel qu’on le ressent, à créer des mondes peuplés par des figures dont on est, après tout, le créateur, s’assimilant par là à une sorte de démiurge.
Éric semble d’ailleurs en grande partie se définir par ce qui le relie au monde littéraire en général et à ses écrivains favoris en particulier, ce qui explique l’espace consacré aux relations entre lui et tout ce qui appartient à ce domaine-là comme par exemple cette ancienne « Muse » de Bukowski, Linda King, et le livre dédicacé qu’elle lui envoie[6]Et ce n’est même pas un livre signé par le grand Hank, mais une relation de leur relation torturée : Loving and Hating Bukowski.. On ne peut s’empêcher de penser ici à la signification et à l’importance des reliques indirectes dans le culte catholique, des objets matériels et souvent banaux investis d’un pouvoir magique par le seul contact ou la seule proximité d’un personnage sacré, des objets en communion avec l’au-delà. Si on peut être tenté d’y voir surtout un côté ridicule, il faut pourtant considérer le pouvoir bien réel qui s’en dégage sur la vie d’une personne. Cela permet de se faire une idée de ce que la littérature signifie vraiment pour un écrivain comme Éric Neirynck. C’est le retour au sacré, l’aspiration aux origines, et on imagine à quel point quelqu’un doit se sentir hors de sa place s’il est contraint de consacrer ne fût-ce qu’un instant à d’autres activités que celles qui lui permettent de communier avec ses racines.
Après tout cela, mes lecteurs pourraient être amenés à se demander pourquoi je leur cause de long en large d’un texte qui, à première vue, n’entre pas vraiment dans le domaine où j’ai l’habitude de conduire mes fidèles, à savoir les domaines enchantés de la littérature érotico-pornographique. C’est vrai, encore que je voudrais vous faire remarquer que je ne m’occupe pas que de ça ;-) Mais, pour répondre sur un registre plus sérieux, si Éric n’a jamais, à ce que je sache, pondu de textes nettement érotiques voire pornographiques, ce n’est pas à défaut de fantasmer. Qu’il suffise de mettre ici un passage tiré de son Projet :
Des jambes fuselées, des culs rebondis, des seins généreux et des chattes accueillantes, voilà ce qui sortait de ma plume. J’avais beau essayer d’orienter mes pensées vers un truc plus profond, j’en revenais toujours à ces corps nus et disponibles. La chose la plus profonde que j’ai réussi à pondre à ce moment est une description de la taille du rectum d’une fille se faisant défoncer par un gode surdimensionné… c’est dire.[7]Éric Neirynck, J’ai un projet : devenir fou, p. 10
Il y a d’autres passages dans le texte où Éric, fidèle à son quotidien – je suppose ! – relate des scènes de cul, des rendez-vous tarifés ou encore des retrouvailles d’une nuit avec une ancienne copine initiée par les soins de l’auteur (Éric, pas moi !) aux plaisirs du petit orifice. Et comment ne pas s’attendre à ce genre de passages chez quelqu’un qui n’arrête pas de parler de son admiration pour Bukowski ? Mais tout ça, si les scènes en question ajoutent une certaine crudité, ne fait pas du Projet un texte érotique. Et si c’était là le problème ? Parce que, malgré les qualités indéniables de son écriture, malgré tout l’acharnement étalé dans ce journal, malgré un certain nombre de textes qu’il a réussi à placer – le plus souvent de façon éphémère – Éric n’a jamais pu percer, étant resté un grand inconnu au-delà d’un cercle très restreint de quelques very happy few. Et s’il essayait d’ouvrir les écluses, s’il laissait s’emporter par le côté indécemment charnel de son imagination, s’il donnait corps aux fantasmes qui visiblement le travaillent, peut-être qu’il trouverait une voix qui se ferait enfin entendre ailleurs que dans son entourage ?
Avant de terminer, un mot à propos du titre J’ai un projet : devenir fou. Sur la page 31 on trouve le passage où Éric attribue l’origine à Dostoïevski :
Et puis cette citation tirée d’une lettre à son frère Mikhael lorsqu’il (i.e. l’écrivain) avait 17 ans : « J’ai un projet, devenir fou. Que les gens se démènent, qu’ils se saignent, qu’ils essaient de me rendre la raison ! » Citation que je pourrais facilement prendre à mon compte pour l’aventure dans laquelle je me suis lancé depuis quelques semaines… l’aventure littéraire !
Ensuite, à faire des recherches, si on trouve bien la confirmation de l’origine dostoïevskienne, on tombe surtout sur une citation identique attribuée à Bukowski lui-même. Le problème : Je n’ai pas réussi à trouver le texte d’où serait tiré cette phrase qui a pourtant fait une carrière tout à fait remarquable sur la toile où on la voit fleurir un peu partout. Mais personne (!) n’a pris le soin d’indiquer son origine exacte. La cible qui s’en rapproche le plus, c’est le recueil Contes de la folie ordinaire, mais comme il n’en existe pas de version électronique, j’ai dû essayer avec la version anglaise Tales of ordinary madness et sa deuxième partie The most beautiful woman in town. Que dire, mes recherches n’ont abouti à rien et je suis sorti bredouille de cette expérience. Du coup, si quelqu’un pourrait m’élucider, je suis preneur…
Je vous laisse avec sur les bras un petit trésor qui permet de découvrir intimement un auteur que j’apprécie depuis de longues années. Un texte qui, je l’espère, vous donnera envie de vous pencher sur ses autres écrits dont vous trouverez un échantillon dans les colonnes de votre serviteur. Parce qu’avec Éric, on s’envole, on prend son pied, on se sent porté par une aspiration qui, si elle n’a pas encore pu aboutir, ne manquera pas de vous mettre sous le charme de sa voix puissante.
Éric Neirynck
J’ai un projet : devenir fou
Éditions Lamiroy
ISBN : 978−2−87595−260−8

Références
↑1 | Si jamais cela vous intéressait, j’ai rassemblé les textes publiés dans le cadre de la collection Les Dix sous l’intitulé Les petits textes de chez Edicool. |
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↑2 | Jusqu’à la hauteur de 25%, ce qui est quand même une grosse différence par rapport aux droits d’auteur versés par les maisons traditionnelles. |
↑3 | Certains ont bien entendu survécu dans l’autoédition. Chaque fois que je l’ai pu, j’ai mis à jour les articles pour proposer les bonnes pistes aux lecteurs potentiels. |
↑4 | Aux entrées du 8 novembre et du 10 novembre. |
↑5 | « ARIEL, Auteur en Résidence Internationale En Lorraine, dont la 1ère édition 2018–19, parrainée par Philippe Claudel, accueille pour quatre mois en Lorraine (1er octobre 2018–31 janvier 2019) l’écrivain américain Mark SaFranko. » |
↑6 | Et ce n’est même pas un livre signé par le grand Hank, mais une relation de leur relation torturée : Loving and Hating Bukowski. |
↑7 | Éric Neirynck, J’ai un projet : devenir fou, p. 10 |