E.T. Raven, Can­dice Solère – Femmes fatales

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Atten­tion spoi­ler ! Chers lec­teurs, si vous n’a­vez pas encore lu Femmes fatales, et que vous tenez à décou­vrir les rebon­dis­se­ments de l’in­trigue par vous-même, la lec­ture de cet article pour­rait gâcher votre plai­sir. Dans ce cas, je vous invite à reve­nir plus tard.

Et voi­ci enfin, après une longue attente de plus d’un an, Femmes fatales, le cin­quième épi­sode des aven­tures d’I­ris, de Simon, de Char­lotte et de tout ce petit monde où les unes se frottent contre les autres, où les pas­sions se mêlent aux sen­ti­ments et où les corps s’é­pa­nouissent dans les transes des orgasmes ad infi­ni­tum. Même si, et il fau­dra en par­ler dans quelques ins­tants, les âmes ne sortent pas tou­jours indemnes de ces com­bats rapprochés.

La paru­tion annon­cée pour le 6 décembre est pré­sen­tée comme l” « avant-pre­mière numé­rique » du der­nier tome en date d’une saga publiée en « épi­sodes pri­mo­nu­mé­riques », terme qui, s’il laisse sans aucun doute entre­voir la créa­ti­vi­té de l’é­quipe mar­ke­ting de La Musar­dine, per­met en même temps de mettre l’ac­cent sur l’his­to­rique d’une série étroi­te­ment liée au numé­rique depuis la publi­ca­tion du pre­mier tome, Nue sous le masque, en auto-édi­tion il y a trois ans. Le plus impor­tant pour nous autres lec­trices et lec­teurs – trans­for­més pour l’oc­ca­sion en spec­ta­trices et spec­ta­teurs – étant bien sûr d’a­voir enfin sous les yeux les des­sins élé­gants de Tho­mas Raven, qui, une fois encore, se montre capable de cap­tu­rer avec une rare par­ci­mo­nie de moyens et une palette réduite à l’ex­trême l’es­sence d’une intrigue toute en sen­sua­li­té. Qui sait créer des pages qu’on aime­rait mieux ne pas tour­ner, le regard ren­du pri­son­nier des corps en extase et des visages sublimes où rayonne la pas­sion ani­male dans toute sa force ori­gi­nelle. Et que dire d’un talent qui sait pro­vo­quer et en même temps frei­ner l’im­pa­tience des lec­teurs, avides pour­tant de suivre de planche en planche les contor­sions des corps, de pas­ser d’ex­tases en orgasmes avec des pro­ta­go­nistes qui découvrent de nou­veaux plai­sirs en se lais­sant empor­ter par leurs pas­sions qui pour­tant, face aux sen­ti­ments, ne font pas tou­jours le poids ? Voi­ci d’ailleurs un des res­sorts qui confèrent une telle ten­sion à l’his­toire d’I­ris et de Simon, inven­tée par un trio de créa­teurs – tan­dis que les planches de l’un donnent envie de s’ar­rê­ter sur place et de patien­ter avant de tour­ner la page, l’i­ma­gi­na­tion des autres imprime un mou­ve­ment irré­sis­tible en avant, lais­sant les lec­teurs en proie à des pul­sions dia­mé­tra­le­ment oppo­sées. Une expé­rience déchi­rante, le reflet dans le monde extra-lit­té­raire de ce que peuvent vivre les personnages.

T.E. Raven, La Danseuse folle
La Dan­seuse folle, une des pro­ta­go­nistes de « Femmes fatales », inter­pré­tée par Tho­mas Raven

Pour ce cin­quième épi­sode, le duo d’au­teurs des Raven, avec Tho­mas dans le rôle du des­si­na­teur et Éloïse dans celui de scé­na­riste, a su s’as­su­rer la col­la­bo­ra­tion de Can­dice Solère qui rejoint Éloïse pour pimen­ter davan­tage encore un scé­na­rio qui pour­tant n’a jamais man­qué d’ins­pi­ra­tion sen­suelle. Une col­la­bo­ra­tion loin d’être sur­pre­nante quand on sait que la Dan­seuse folle, l’al­ter ego de Can­dice, a déjà fait une appa­ri­tion très remar­quée dans le volume pré­cé­dent. Cette fois-ci, la Dan­seuse Folle a car­ré­ment rejoint le rang des pro­ta­go­nistes indis­pen­sables à la pour­suite de l’in­trigue, et cette inclu­sion ren­force une des par­ti­cu­la­ri­tés mar­quantes de la saga, à savoir l’in­clu­sion dans l’u­ni­vers fic­tif d’I­ris et de Simon d’élé­ments du réel comme p.ex. Adam, le gode qui a fait son appa­ri­tion dans le tome 2, Dans la peau d’I­ris, ou alors des per­son­nages tels que les auteurs ont pu les croi­ser dans leur quo­ti­dien, repris pra­ti­que­ment tels quels dans la fic­tion qui, de par ce pro­cé­dé, se trouve soli­de­ment ancré dans un réel palpable.

Par­mi ces per­son­nages-là, on trouve des artistes comme Rita Renoir (briè­ve­ment men­tion­née dans le récit) ou Petite Bohème. Cette der­nière fait irrup­tion dans les planches en tant que par­ti­ci­pant à la soi­rée Ero­tic’Art orga­ni­sée par la Dan­seuse Folle, une soi­rée qui bat son plein au cha­pitre 5 où la des­si­na­trice a le bon­heur d’être pré­sen­tée à Iris [1]À par­tir de la page 75, tan­dis que le lec­teur peut contem­pler quelques des­sins signés Petite Bohème ras­sem­blés pour déco­rer les murs du salon en même temps que les pages de Femmes fatales. La pré­sence de la Dan­seuse Folle au cœur de l’in­trigue – avec à ses côtés la des­si­na­trice – ne fait certes pas d’Ama­bi­lia une rea­li­ty fic­tion, mais elle rap­pelle com­bien le pro­cé­dé des auteurs est ins­pi­ré par la contem­pla­tion – et l’ap­pro­pria­tion artis­tique – du monde qui les entoure.

S’il y a donc une uni­té pro­fonde reliant entre elles les dif­fé­rentes par­ties d’Ama­bi­lia, on constate que les Raven, loin de faire bête­ment confiance à une recette qui a assu­ré le suc­cès des volumes pré­cé­dents, se sont visi­ble­ment posé des ques­tions face à leurs per­son­nages et au des­tin qu’ils leur ont patiem­ment pré­pa­ré en tis­sant, pareils aux Parques mytho­lo­giques, les fils d’une intrigue tout en finesse. La pré­face de Femmes fatales – des réflexions ran­gées sous la ban­nière d’une inter­ro­ga­tion fon­da­men­tale pour des auteurs éro­tiques : « Hard ou soft ? » - révèle d’ailleurs que la remise en ques­tion fait par­tie du pro­cé­dé artis­tique d’É­loïse et de Tho­mas. Ils se servent de cette pré­face pour y racon­ter une petite anec­dote rela­tive à leur par­cours d’au­teurs éro­tiques sur­pris de décou­vrir, à la sor­tie du pre­mier volume, que celui-ci était clas­sé dans la caté­go­rie éro­tique soft. Ce qui peut évi­dem­ment sur­prendre quand on des­sine avec grande pas­sion des corps en cha­leur et des chattes en train d’être fouillées en pro­fon­deur par des bites aven­tu­rières et des langues avides, mais qu’on n’a pas l’ha­bi­tude de fré­quen­ter les pro­fes­sion­nels de textes et de des­sins éro­ti­co-por­no­gra­phiques. Trois ans plus tard, res­tés fidèles à leur volon­té de quit­ter les sen­tiers trop sou­vent emprun­tés et de pous­ser plus loin leurs recherches sty­lis­tiques, Éloïse et Tho­mas dévoilent une des bases de leur approche artistique :

À chaque nou­veau tome, nous nous posons la ques­tion du « et après ? » Où nos per­son­nages nous emmè­ne­ront-ils cette fois-ci ? Arpen­te­ront-ils des voies rai­son­nables et softs ou des che­mins plus tor­tueux, sombres et hards ? [2]E.T. Raven, Can­dice Solère, Femmes fatales, Pré­face

Et on a le plai­sir de décou­vrir, en feuille­tant les pages vir­tuelles de ce nou­vel opus, que la ques­tion du soft et du hard ne se borne pas à des consi­dé­ra­tions pré­li­mi­naires, mais qu’elle est deve­nue l’es­sen­tiel d’une recherche qui se pro­pose de pous­ser à bout les per­son­nages, de son­der leur for inté­rieur et de rap­pro­cher l’obs­cu­ri­té et le hard dans une même quête de pro­fon­deur (!). On peut aus­si se deman­der si c’est le sou­ci de don­ner un contre­poids à de par­fois trop lyriques envo­lées qui a pous­sé les auteurs à intro­duire dans l’his­toire d’I­ris et de Simon un côté plus tel­lu­rique, plus sombre aus­si, déjà entra­per­çu à la fin du tome pré­cé­dent qui s’est ter­mi­né sur l’i­mage d’une Char­lotte en détresse. C’est celle-ci d’ailleurs qui four­nit une sorte d’an­crage du récit, don­nant aux lec­teurs l’im­pres­sion de conti­nui­té face au saut en avant dans le temps qui pro­pulse Iris et Simon dans un ave­nir qui, s’il semble au pre­mier abord tenir les pro­messes d’une his­toire appe­lée à se pour­suivre dans un éter­nel hap­pi­ly ever after, se révèle très vite bien plus ordi­naire que ce que les anté­cé­dents ont pu faire imaginer.

Mais voi­ci venu, après tant de pré­li­mi­naires, le temps d’at­ta­quer le plat de résis­tance et de pré­sen­ter à mes lec­teurs le cor­pus volup­ta­tis, Femmes fatales, un épi­sode dans la vie d’I­ris et de Simon où le couple devra faire face à des défis autre­ment plus durs que ceux de l’at­trac­tion phy­sique, de la pas­sion char­nelle et de l’a­mour conqué­rant. Voi­ci donc les nou­velles déboires d’un couple qui, mine de rien, a mis quatre épi­sodes à se trou­ver – après avoir mis à peine quelques heures à se lan­cer dans une par­tie de jambes en l’air – et qui main­te­nant, après le sprint ini­tial d’un com­mun désir, va connaître les vicis­si­tudes des tra­ver­sées au long cours.

Une der­nière remarque avant de sérieu­se­ment abor­der Femmes fatales : L’un ou l’autre se sou­vient sans doute de l’in­tro­duc­tion des phy­lac­tères en gris voire en cou­leur dans le tome pré­cé­dent. J’ai trou­vé cette nou­veau­té plu­tôt mal venue, un obs­tacle pour les regards qui tré­buchent sur cet élé­ment étran­ger dans le clair-obs­cur des com­po­si­tions en noir et blanc rehaus­sées par quelques dis­crètes touches de cou­leurs. Mal­heu­reu­se­ment, les Raven ont géné­ra­li­sé l’u­sage des phy­lac­tères en cou­leur, et j’ai effec­ti­ve­ment pu consta­ter que le plai­sir de la lec­ture en pâtit. Certes il y a des situa­tions où cela faci­lite la com­pré­hen­sion, notam­ment quand il faut rendre les pen­sées de deux per­sonnes en même temps et que la cou­leur per­met une meilleure attri­bu­tion des paroles, mais il me semble que ce petit plus est bien chè­re­ment acquis.

Je l’ai déjà lais­sé entra­per­ce­voir en par­lant du désar­roi de Char­lotte : L’in­trigue de Femmes fatales com­mence « des années […] depuis qu’Iris et Simon se sont ren­con­trés » [3]Pré­sen­ta­tion sur le site bd-adultes.com, même si ce genre de « grand saut en avant » reste habi­le­ment caché aux lec­teurs pen­dant les pre­mières pages. On se sou­vient : À la fin du tome 4, Les lèvres rouges de la Muse, tan­dis que la rela­tion d’I­ris et de Simon s’est sta­bi­li­sée avec à l’ho­ri­zon la pers­pec­tive d’un hap­py end des plus conven­tion­nels, Char­lotte, l’a­mie les­bienne de Simon, a dû subir les sup­plices d’une pas­sion non par­ta­gée. Iris, quant à elle, a croi­sé le per­son­nage énig­ma­tique de la Dan­seuse Folle, ani­ma­trice de soi­rées éro­tiques avec une très nette pré­fé­rence pour les femmes – et la belle Iris lui aura lais­sé des impres­sions indé­lé­biles. Assez de pistes donc pour réser­ver plein de sur­prises aux pro­ta­go­nistes et aux lec­teurs qui, télé­por­tés quelques années en avant, dans un futur indé­ter­mi­né mais assez loin­tain pour avoir per­mis à Iris d’a­voir don­né nais­sance à deux filles, pour­ront décou­vrir les suites de cet enche­vê­tre­ment sen­ti­men­tal et pas­sion­nel au fil d’un jeu d’ombre et de lumière éta­lé sur une bonne cen­taine de pages. Dans les­quelles, après les délires des décou­vertes mutuelles, le rideau se lève sur les périls du quo­ti­dien et des habi­tudes, encore que les pre­mières planches – d’une sen­sua­li­té aus­si arro­gante que pro­vo­ca­trice – ne laissent pas devi­ner tout de suite l’im­mi­nence de cette des­cente dans les mornes plaines de l’existence.

À lire :
Fotsix, Juste le temps de trois épisodes…
E.T. Raven, Femmes fatales, Valentine (p. 7)
Dans le rôle clas­sique de tout por­no qui se res­pecte, Valen­tine, la sta­giaire qui séduit son patron – et inci­dem­ment tombe amou­reuse de celui-ci.

C’est donc sur les cha­peaux de roues – éro­ti­que­ment par­lant – que démarre l’in­trigue de Femmes fatales, les pro­jec­teurs bra­qués sur la belle Valen­tine, une très jeune femme de vingt ans occu­pée à séduire un homme qui reste caché, une ombre ou une sil­houette impos­sible à iden­ti­fier, le tout dans un envi­ron­ne­ment qui fait furieu­se­ment pen­ser – avec ses ran­gées de clas­seurs et son bureau – à des locaux d’ha­bi­tude réser­vés à des usages moins jouis­sifs. On est donc tous conviés à une scène de gali­pettes qui se pré­pare pour cou­ron­ner une jour­née au bureau, une de celles qu’on trouve décli­nées à l’in­fi­ni sur les sites de cul, un fan­tasme sans doute par­ta­gé par la qua­si-tota­li­té de la gent tra­vailleuse. Le tout se déroule en silence jus­qu’à ce que la belle, inca­pable de résis­ter plus long­temps aux coups vigou­reux de son amant, cède à son pre­mier orgasme. Cette ouver­ture est un mélange raf­fi­né de sen­sua­li­té débri­dée et de sus­pense, et le lec­teur, qui peut déjà avoir sa petite idée quant à l’i­den­ti­té du pro­prié­taire de la bite dont Valen­tine sait s’oc­cu­per avec toute l’en­thou­siasme de la jeu­nesse, se pose des ques­tions quant à ce qui a pu se pas­ser depuis la fin du tome précédent.

Valen­tine est loin d’être une pro­ta­go­niste, étant plu­tôt appe­lée à jouer un rôle de cata­ly­seur dans le déve­lop­pe­ment ulté­rieur de la rela­tion d’I­ris et de Simon. Mais comme on parle ici des Raven, ils ne laissent pas pas­ser une aus­si belle occa­sion d’illus­trer une de ces créa­tures irré­sis­tibles que le sort aime pla­cer avec une mau­vaise fois cer­taine sur la route des hommes autour de la qua­ran­taine. Dotée de l’en­thou­siasme et des charmes de sa jeu­nesse, on la voit se ser­vir de ces mêmes charmes avec une sen­sua­li­té conqué­rante afin de faire tom­ber le beau mâle dans les toiles d’une sirène qui ne demande pas mieux que de dévo­rer la chair qu’on lui tend. Jugez de sa capa­ci­té de séduc­tion en la voyant dans tous ses états cap­tée par le sty­lo d’un artiste visi­ble­ment sous le charme de sa créature :

Valentine dans tous ses états
Valen­tine dans tous ses états

La ten­dresse, la gour­man­dise, la pro­vo­ca­tion, l’ap­pli­ca­tion, le don de soi, l’im­mi­nence du plai­sir – tout y est, et cette façon de se sai­sir d’un per­son­nage secon­daire, de le prendre tota­le­ment au sérieux, lui et les sen­ti­ments qu’il peut connaître – le doter d’une per­son­na­li­té – est sans aucun doute un des points les plus forts de l’art d’É­loïse et de Thomas.

Mais pour reve­nir au niveau de l’in­trigue, l’é­pi­sode de Valen­tine per­met de consta­ter que l’his­toire d’I­ris et de Simon n’est pas aus­si par­faite que ce que l’is­sue des quatre volumes pré­cé­dents aurait pu faire croire, obli­geant le lec­teur – fidèle com­pa­gnon de route depuis cette pre­mière soi­rée dans la chambre d’hô­tel qu’on va revi­si­ter en com­pa­gnie du couple dans les pages de Femmes fatales – à remettre les comp­teurs à zéro. Après cet inci­pit plein à cra­quer d’une sen­sua­li­té débor­dante, c’est l’é­tat du couple que le lec­teur découvre, à tra­vers les inter­ro­ga­tions d’I­ris et de Simon qui sont pré­sen­tés cha­cun de leur côté, sépa­ré­ment, éloi­gnés l’un de l’autre, cha­cun tout à ses contem­pla­tions, avec au milieu l’ob­ses­sion de l’a­mour per­du – ou tout au moins mis en pause, sus­pen­du, en dan­ger. Et tan­dis que l’un se lance dans une his­toire d’au­tant plus impos­sible qu’elle est ordi­naire, l’autre cherche un moyen pour reve­nir en arrière. Et, fait nou­veau pour les habi­tués de l’u­ni­vers des Raven, Simon ne s’y pré­sente pas sous le meilleur jour. Après l’a­voir ren­due cocue, celui-ci conti­nue sa des­cente aux Enfers en rui­nant avec un plai­sir aus­si dou­lou­reux que per­vers la soi­rée intime orga­ni­sée par sa com­pagne pen­dant des mois avec une atten­tion amou­reuse au moindre détail. À part mettre en évi­dence les failles au sein du couple – qui n’en est presque plus un – ce pro­cé­dé illustre avec effi­ca­ci­té l’im­pos­si­bi­li­té de rebrous­ser che­min et de retour­ner en arrière.

Voi­ci donc posés les pré­li­mi­naires pour l’é­vé­ne­ment prin­ci­pal de Femmes fatales, celui qui demande des bases aus­si solides que la dis­so­lu­tion immi­nente du couple, une irrup­tion assez forte pour pous­ser Iris entre les bras de la Dan­seuse dont on savait depuis le tome pré­cé­dent que la belle Ita­lienne ne la lais­sait pas indif­fé­rente. Et cette fois-ci, Iris ébran­lée par le choc de savoir Simon infi­dèle, l’heure de la conquête est fina­le­ment arri­vée, après toutes ces années. Je tiens à vous lais­ser décou­vrir les détails d’une ren­contre ful­gu­rante où l’i­ni­tia­tive n’est pas tou­jours du côté que l’on pour­rait ima­gi­ner, et où l’art des Raven atteint des som­mets tant du côté du des­sin – d’une sen­sua­li­té sau­vage – que de celui du scé­na­rio où la phrase d’I­ris « Je ne suis pas venu pour ça » – répé­tée comme un talis­man der­rière lequel elle essaie de mettre à l’a­bri ses forces vacillantes, sorte de leit­mo­tiv sous lequel se place la soi­rée – résonne aux oreilles des lec­teurs comme le glas qui sonne la fin d’un amour qu’on aurait aimé ima­gi­ner éternel.

Après un début aus­si ful­gu­rant que dés­illu­sion­nant, l’in­trigue suit la pente natu­relle vers un conflit aus­si violent qu’i­nexo­rable, et le lec­teur réa­lise – ou plu­tôt : il le craint d’a­bord et le réa­lise ensuite au fur et à mesure de la des­cente du couple aux enfers – qu’il ne reste plus grand chose entre les deux pro­ta­go­nistes du grand amour qui leur a fait tra­ver­ser tant d’obs­tacles. C’est presque comme si on assis­tait au scé­na­rio d’un film trop cli­ché pour valoir la peine d’être tour­né : on se met ensemble, il y a des bam­bins, la rou­tine s’ins­talle, l’une s’oc­cupe des enfants tan­dis que l’autre soigne sa car­rière, et sans le réa­li­ser ou le vou­loir, on se trouve sur des tra­jets qui vous emmènent loin, très loin de l’autre, jus­qu’au jour où il n’y a plus que les sou­ve­nirs qui – para­dis per­du – font mal rien qu’à y penser.

Ça, c’est le côté effec­ti­ve­ment un peu cli­ché de la BD. Mais der­rière cette façade, il y a bien plus de pro­fon­deur, et on se rend bien­tôt compte que cette intrigue n’est que la sur­face der­rière laquelle se cachent des inten­tions bien plus ambi­tieuses. Parce qu’il s’a­git, dans cette cin­quième livrai­son d’une série appe­lée à faire date, de mon­trer la face cachée des pro­ta­go­nistes, les abîmes que recouvre la beau­té de leurs figures et de leurs corps par­faits, et c’est face aux attentes déçues et à l’âge qui dou­ce­ment s’ins­talle – sans qu’on se rende tou­jours bien compte des effets ni des unes ni de l’autre – que se dévoilent des pas­sions et des pul­sions bien autre­ment plus pas­sion­nantes que la légè­re­té d’un amour béat tel qu’on a pu l’en­tre­voir à la fin du tome précédent.

Simon dans une rixe (p. 97)
La face cachée de Simon – la vio­lence et la colère.

Tout d’a­bord, Simon. Celui qui a tou­jours eu le beau rôle, l’a­mant d’une nuit tom­bé fol­le­ment amou­reux de sa belle incon­nue, au point de dres­ser son por­trait à n’im­porte quelle occa­sion, un por­trait d’une telle force qu’il finit par séduire la Dan­seuse Folle. Simon en déses­poir de cause quand sa dul­ci­née ne donne plus signe de vie et qui, quand fina­le­ment les amants arrivent à se retrou­ver, la fait mon­ter sur son beau che­val blanc. Et qui, plus tard, pen­dant l’ab­sence de ses lec­teurs, la rend mère de deux enfants. Mais ça, on ne l’ap­prend qu’a­près avoir vu Simon céder aux charmes de la belle – et si jeune ! – Valen­tine. Oubliés – ou plu­tôt refou­lés – l’a­mour et la pas­sion de ces ins­tants magiques pas­sés avec Iris. Obnu­bi­lé par sa nou­velle flamme et l’illu­sion d’une jeu­nesse retrou­vée, il ne pense plus qu’à son amante et à se pré­sence vir­tuelle à tra­vers les conver­sa­tions ins­tan­ta­nées, au point de rui­ner – sans le vou­loir et sans y son­ger – la sur­prise qu’I­ris lui a pré­pa­rée pour l’an­ni­ver­saire de leur ren­contre avec la pas­sion de la femme qui aime – et qui, per­ver­se­ment, se sent cou­pable de ne pas être assez pré­sente. Ensuite, pris en fla­grant délit, au lieu de se remettre en cause, c’est à Iris qu’il s’en prend allant même jus­qu’à l’in­sul­ter. Ce che­min de croix trouve son point culmi­nant quand Simon, impli­qué dans un acci­dent, se lance dans une rixe, l’oc­ca­sion pour les auteurs de mon­trer l’autre visage de leur pro­ta­go­niste, pri­vé de la beau­té qui a si for­te­ment contri­bué à tour­ner une par­tie de jambes en l’air en his­toire d’a­mour. L’ef­fet de cette déca­dence est sou­li­gné par une com­po­si­tion remar­quable, jux­ta­po­si­tion de deux scènes qui se jouent en paral­lèle, deux com­bats rap­pro­chés, l’un entre les deux hommes impli­qués dans l’ac­ci­dent, l’autre entre Iris et la Dan­seuse Folle en train de bai­ser avec une vio­lence qui rap­pelle celle du com­bat, la vio­lence étant dans les deux cas l’ex­pres­sion d’un désar­roi et d’un déses­poir plus fort que les meilleures volon­tés. Et même Iris, qui a dû entendre sa jeune rivale lui expli­quer com­ment Simon vient de pas­ser entre ses cuisses, se laisse aller – ou conduire – à des extré­mi­tés qu’elle a su évi­ter pen­dant des années. Sans vrai­ment consi­dé­rer les effets de ses actes sur celle qui – visi­ble­ment – est pas­sion­né­ment amou­reuse d’elle.

À lire :
Thilde Barboni et Guillem March, Monika

Tan­dis que les liens entre les pro­ta­go­nistes se brisent, Char­lotte a, elle aus­si, son rôle à jouer : Sor­tie pro­fon­dé­ment bles­sée d’une his­toire où elle ne fut qu’un jouet, elle en est réduite à étouf­fer ses souf­frances grâce aux aven­tures sans len­de­main où elle consomme des femmes, sup­pri­mant jus­qu’à la notion qu’elle puisse avoir affaire à des êtres humains. Réduite à néant, elle ne sait com­ment s’en sor­tir sauf à faire subir le même sort à toutes celles qui ont le mal­heur de croi­ser son che­min. L’im­por­tance que les auteurs accordent à ce per­son­nage d’a­bord secon­daire jus­ti­fie d’ailleurs bien une petite paren­thèse pour mieux pré­sen­ter celle qui, à mon avis, est deve­nue une sorte de pro­ta­go­niste secrète.

Char­lotte

Au départ il n’y a eu qu’I­ris et Simon dans une intrigue qui rap­pe­lait par bien des côtés une pièce intime, l’at­ten­tion entiè­re­ment foca­li­sée sur ce qui se pas­sait entre les pro­ta­go­nistes. Ensuite, d’autres per­son­nages sont venus les rejoindre, afin de jus­ti­fier les déve­lop­pe­ments de l’in­trigue, afin d’y ajou­ter de la pro­fon­deur, afin de créer d’autres théâtres des opé­ra­tions où on conduit les lec­teurs pour leur per­mettre un peu de détente avant de les ren­voyer dans l’a­rène où se joue le sort du couple en train de se cher­cher. Un de ces per­son­nages, c’est Char­lotte, l’a­mie et assis­tante de Simon, les­bienne farouche tou­jours à l’af­fût des conquêtes. Sa vie telle qu’elle fut pré­sen­tée dans les pre­miers tomes d’Ama­bi­lia rap­pelle le vol d’un papillon, tout en légè­re­té, occu­pé à vole­ter de fleur en fleur sans s’at­tar­der, aus­si jolies que fussent celles-ci.

Femme fatale par excel­lence et à ce titre une des héroïnes épo­nymes du tome actuel, elle a fait son entrée dans l’u­ni­vers d’Ama­bi­lia dans le tome 3, Ladies et Gent­le­man, dans une scène brillante de séduc­tion : Res­tée seule avec le modèle qu’elle a eu la charge d’ac­cueillir pen­dant l’ab­sence de Simon – qui est, rap­pe­lons-le, peintre – elle pro­fite de ce qu’elle doit pré­pa­rer celle-ci pour la séance à suivre. Sauf qu’elle a ses propres idées à pro­pos de la direc­tion à don­ner à cette séance. C’est un rôle qui lui per­met de faire jouer ses atouts – dans tous les sens – et de déployer un charme mor­tel, mais en fin de compte, ce n’est que ça, un rôle, rien de plus, et cette Char­lotte-là se borne à l’i­dée d’une créa­ture des­ti­née à un seul usage, sans âme, sans grand inté­rêt sauf celui – bien pas­sa­ger – de faire mouiller.

Charlotte
Char­lotte. La coquine (t. 3), le déses­poir (t. 4) et la rage (t. 5).

Mais elle n’en reste pas là, et sa per­son­na­li­té s’ap­pro­fon­dit à tra­vers ses appa­ri­tions jus­qu’à acqué­rir – à tra­vers une pré­sence de plus en plus indis­pen­sable à l’in­trigue et sur­tout à tra­vers la souf­france que les auteurs lui ont fait connaître dans Les lèvres rouges de la Muse – une exis­tence à part entière. Tom­bée amou­reuse d’une femme – Eva, le modèle qu’on l’a vu séduire dans le tome 3, Ladies & Gent­le­man, elle se laisse convaincre par celle-ci de par­ti­ci­per aux jeux à trois avec son mari. Tiraillée entre l’at­trac­tion pour Eva et le sen­ti­ment de n’être qu’un pion, une sorte de sex-toy sophis­ti­qué sur pattes, Char­lotte réus­sit à ras­sem­bler assez de forces pour quit­ter la femme dont elle est tom­bée amou­reuse presque sans se rendre compte. Mais cette reprise en main a un prix, et quand le lec­teur retrouve Char­lotte au tome 5, la légè­re­té s’est éva­po­rée dans le bra­sier de la dou­leur et il ne reste plus de la femme char­mante qu’une pré­da­trice cynique qui ne daigne plus consi­dé­rer les autres que dans la mesure où elles peuvent lui appor­ter une dose de plai­sir assez forte pour oublier les sou­ve­nirs pénibles – le temps d’une par­tie de baise sauvage.

C’est un fait bien connu que votre ser­vi­teur – auteur d’un texte qui met à l’hon­neur les femmes qui aiment les femmes – n’a­dore rien autant qu’une belle scène de séduc­tion ou d’i­ni­tia­tion au fémi­nin. Quoi donc de plus natu­rel que de tom­ber amou­reux de la belle Char­lotte et de récla­mer une plus grande pré­sence pour cette femme exquise ? Ce que j’ai fait il y a un an en deman­dant aux auteurs de consi­dé­rer l’i­dée d” « un spin-off consa­cré à Char­lotte » [4]Tho­mas Gal­ley, E.T. Raven, Ama­bi­lia – Les lèvres rouges de la Muse. Visi­ble­ment, je n’ai pas (encore) été exau­cé, mais le rôle ren­for­cé de Char­lotte dans ce der­nier volume en date a de quoi satis­faire l’a­ma­teur de per­son­nages complexes.

Le déve­lop­pe­ment du style

Voir Char­lotte évo­luer au gré des volumes, c’est aus­si par­ler du style des Raven et de son déve­lop­pe­ment, un style qui, tout en res­tant fidèle à ses ori­gines sobres et contri­buant très for­te­ment à confé­rer aux per­son­nages la dose d’in­di­vi­dua­li­té qui les fait sor­tir du cadre de leurs planches, a pour­tant for­te­ment évo­lué entre les tomes 3 et 4. On le constate faci­le­ment en ne jetant qu’un bref regard sur la suite des por­traits de Char­lotte four­nie quelques lignes plus haut.

Quand Éloïse et Tho­mas ont publié, en 2015, Nue sous le masque, ils étaient sans doute loin de savoir où cette aven­ture allait les conduire. Forts de leur propre petit réseau et de la volon­té de faire vivre leurs héros, ils se sont lan­cés dans l’au­to-édi­tion, pro­pul­sés par quelques petites struc­tures indé­pen­dantes des grands noms de l’é­di­tion. Quel che­min par­cou­ru entre ces débuts plu­tôt obs­curs et l’ac­cueil dans le cata­logue d’une des mai­sons-phares de l’é­ro­tisme lit­té­raire en France ! Mais quel déve­lop­pe­ment sty­lis­tique aus­si entre les ombres des débuts – des sil­houettes tout en finesse et en sen­sua­li­té, mais éthé­rées aus­si, sans relief jus­qu’à être plats, près de se dis­soudre sous des regards trop appuyés… Et puis, sur­girent les per­son­nages d’au­jourd’­hui, aux corps pétris dans la matière même de la vie et aux âmes qui savent jouir, dési­rer, tom­ber malade, souf­frir, prendre des élans – mais aus­si s’a­bî­mer et se noir­cir. J’ai lon­gue­ment par­lé de l’in­trigue et des vies si extra­or­di­nai­re­ment ordi­naires qui se prennent dans les fils ten­dus par les sen­ti­ments et les dési­rs, et qui tombent dans les pièges creu­sés par leurs propres efforts mal maî­tri­sés. Mais il convient aus­si, quand on croise des artistes tel­le­ment liés à l’i­mage, de consi­dé­rer le chan­ge­ment qui s’o­père à ce niveau-là. Pour l’illus­trer, j’ai pui­sé dans une des matières pre­mières de cette œuvre si riche, à savoir les sexes d’I­ris illus­trés avec pas­sion dans la moite splen­deur de ses chairs rouge sang épa­nouies. Voi­ci donc un mosaïque com­po­sé des chattes d’I­ris, allé­gre­ment gla­nées dans les pages des cinq volumes d’Ama­bi­lia. Avec quelque part dans le dédale de ces sen­tiers intimes une intruse. Sau­rez-vous la retrouver ?

Les chattes d'Iris
À tra­vers les années – les chattes d’Iris

E.T. Raven, Can­dice Solère
Femmes fatales – Ama­bi­lia, t. 5
Dyna­mite
ISBN : 978−2−36234−796−2

Réfé­rences

Réfé­rences
1 À par­tir de la page 75
2 E.T. Raven, Can­dice Solère, Femmes fatales, Préface
3 Pré­sen­ta­tion sur le site bd-adultes.com
4 Tho­mas Gal­ley, E.T. Raven, Ama­bi­lia – Les lèvres rouges de la Muse
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95