Attention spoiler ! Chers lecteurs, si vous n’avez pas encore lu Femmes fatales, et que vous tenez à découvrir les rebondissements de l’intrigue par vous-même, la lecture de cet article pourrait gâcher votre plaisir. Dans ce cas, je vous invite à revenir plus tard.
Et voici enfin, après une longue attente de plus d’un an, Femmes fatales, le cinquième épisode des aventures d’Iris, de Simon, de Charlotte et de tout ce petit monde où les unes se frottent contre les autres, où les passions se mêlent aux sentiments et où les corps s’épanouissent dans les transes des orgasmes ad infinitum. Même si, et il faudra en parler dans quelques instants, les âmes ne sortent pas toujours indemnes de ces combats rapprochés.
La parution annoncée pour le 6 décembre est présentée comme l” « avant-première numérique » du dernier tome en date d’une saga publiée en « épisodes primonumériques », terme qui, s’il laisse sans aucun doute entrevoir la créativité de l’équipe marketing de La Musardine, permet en même temps de mettre l’accent sur l’historique d’une série étroitement liée au numérique depuis la publication du premier tome, Nue sous le masque, en auto-édition il y a trois ans. Le plus important pour nous autres lectrices et lecteurs – transformés pour l’occasion en spectatrices et spectateurs – étant bien sûr d’avoir enfin sous les yeux les dessins élégants de Thomas Raven, qui, une fois encore, se montre capable de capturer avec une rare parcimonie de moyens et une palette réduite à l’extrême l’essence d’une intrigue toute en sensualité. Qui sait créer des pages qu’on aimerait mieux ne pas tourner, le regard rendu prisonnier des corps en extase et des visages sublimes où rayonne la passion animale dans toute sa force originelle. Et que dire d’un talent qui sait provoquer et en même temps freiner l’impatience des lecteurs, avides pourtant de suivre de planche en planche les contorsions des corps, de passer d’extases en orgasmes avec des protagonistes qui découvrent de nouveaux plaisirs en se laissant emporter par leurs passions qui pourtant, face aux sentiments, ne font pas toujours le poids ? Voici d’ailleurs un des ressorts qui confèrent une telle tension à l’histoire d’Iris et de Simon, inventée par un trio de créateurs – tandis que les planches de l’un donnent envie de s’arrêter sur place et de patienter avant de tourner la page, l’imagination des autres imprime un mouvement irrésistible en avant, laissant les lecteurs en proie à des pulsions diamétralement opposées. Une expérience déchirante, le reflet dans le monde extra-littéraire de ce que peuvent vivre les personnages.

Pour ce cinquième épisode, le duo d’auteurs des Raven, avec Thomas dans le rôle du dessinateur et Éloïse dans celui de scénariste, a su s’assurer la collaboration de Candice Solère qui rejoint Éloïse pour pimenter davantage encore un scénario qui pourtant n’a jamais manqué d’inspiration sensuelle. Une collaboration loin d’être surprenante quand on sait que la Danseuse folle, l’alter ego de Candice, a déjà fait une apparition très remarquée dans le volume précédent. Cette fois-ci, la Danseuse Folle a carrément rejoint le rang des protagonistes indispensables à la poursuite de l’intrigue, et cette inclusion renforce une des particularités marquantes de la saga, à savoir l’inclusion dans l’univers fictif d’Iris et de Simon d’éléments du réel comme p.ex. Adam, le gode qui a fait son apparition dans le tome 2, Dans la peau d’Iris, ou alors des personnages tels que les auteurs ont pu les croiser dans leur quotidien, repris pratiquement tels quels dans la fiction qui, de par ce procédé, se trouve solidement ancré dans un réel palpable.
Parmi ces personnages-là, on trouve des artistes comme Rita Renoir (brièvement mentionnée dans le récit) ou Petite Bohème. Cette dernière fait irruption dans les planches en tant que participant à la soirée Erotic’Art organisée par la Danseuse Folle, une soirée qui bat son plein au chapitre 5 où la dessinatrice a le bonheur d’être présentée à Iris [1]À partir de la page 75, tandis que le lecteur peut contempler quelques dessins signés Petite Bohème rassemblés pour décorer les murs du salon en même temps que les pages de Femmes fatales. La présence de la Danseuse Folle au cœur de l’intrigue – avec à ses côtés la dessinatrice – ne fait certes pas d’Amabilia une reality fiction, mais elle rappelle combien le procédé des auteurs est inspiré par la contemplation – et l’appropriation artistique – du monde qui les entoure.
S’il y a donc une unité profonde reliant entre elles les différentes parties d’Amabilia, on constate que les Raven, loin de faire bêtement confiance à une recette qui a assuré le succès des volumes précédents, se sont visiblement posé des questions face à leurs personnages et au destin qu’ils leur ont patiemment préparé en tissant, pareils aux Parques mythologiques, les fils d’une intrigue tout en finesse. La préface de Femmes fatales – des réflexions rangées sous la bannière d’une interrogation fondamentale pour des auteurs érotiques : « Hard ou soft ? » - révèle d’ailleurs que la remise en question fait partie du procédé artistique d’Éloïse et de Thomas. Ils se servent de cette préface pour y raconter une petite anecdote relative à leur parcours d’auteurs érotiques surpris de découvrir, à la sortie du premier volume, que celui-ci était classé dans la catégorie érotique soft. Ce qui peut évidemment surprendre quand on dessine avec grande passion des corps en chaleur et des chattes en train d’être fouillées en profondeur par des bites aventurières et des langues avides, mais qu’on n’a pas l’habitude de fréquenter les professionnels de textes et de dessins érotico-pornographiques. Trois ans plus tard, restés fidèles à leur volonté de quitter les sentiers trop souvent empruntés et de pousser plus loin leurs recherches stylistiques, Éloïse et Thomas dévoilent une des bases de leur approche artistique :
À chaque nouveau tome, nous nous posons la question du « et après ? » Où nos personnages nous emmèneront-ils cette fois-ci ? Arpenteront-ils des voies raisonnables et softs ou des chemins plus tortueux, sombres et hards ? [2]E.T. Raven, Candice Solère, Femmes fatales, Préface
Et on a le plaisir de découvrir, en feuilletant les pages virtuelles de ce nouvel opus, que la question du soft et du hard ne se borne pas à des considérations préliminaires, mais qu’elle est devenue l’essentiel d’une recherche qui se propose de pousser à bout les personnages, de sonder leur for intérieur et de rapprocher l’obscurité et le hard dans une même quête de profondeur (!). On peut aussi se demander si c’est le souci de donner un contrepoids à de parfois trop lyriques envolées qui a poussé les auteurs à introduire dans l’histoire d’Iris et de Simon un côté plus tellurique, plus sombre aussi, déjà entraperçu à la fin du tome précédent qui s’est terminé sur l’image d’une Charlotte en détresse. C’est celle-ci d’ailleurs qui fournit une sorte d’ancrage du récit, donnant aux lecteurs l’impression de continuité face au saut en avant dans le temps qui propulse Iris et Simon dans un avenir qui, s’il semble au premier abord tenir les promesses d’une histoire appelée à se poursuivre dans un éternel happily ever after, se révèle très vite bien plus ordinaire que ce que les antécédents ont pu faire imaginer.
Mais voici venu, après tant de préliminaires, le temps d’attaquer le plat de résistance et de présenter à mes lecteurs le corpus voluptatis, Femmes fatales, un épisode dans la vie d’Iris et de Simon où le couple devra faire face à des défis autrement plus durs que ceux de l’attraction physique, de la passion charnelle et de l’amour conquérant. Voici donc les nouvelles déboires d’un couple qui, mine de rien, a mis quatre épisodes à se trouver – après avoir mis à peine quelques heures à se lancer dans une partie de jambes en l’air – et qui maintenant, après le sprint initial d’un commun désir, va connaître les vicissitudes des traversées au long cours.
Une dernière remarque avant de sérieusement aborder Femmes fatales : L’un ou l’autre se souvient sans doute de l’introduction des phylactères en gris voire en couleur dans le tome précédent. J’ai trouvé cette nouveauté plutôt mal venue, un obstacle pour les regards qui trébuchent sur cet élément étranger dans le clair-obscur des compositions en noir et blanc rehaussées par quelques discrètes touches de couleurs. Malheureusement, les Raven ont généralisé l’usage des phylactères en couleur, et j’ai effectivement pu constater que le plaisir de la lecture en pâtit. Certes il y a des situations où cela facilite la compréhension, notamment quand il faut rendre les pensées de deux personnes en même temps et que la couleur permet une meilleure attribution des paroles, mais il me semble que ce petit plus est bien chèrement acquis.
Je l’ai déjà laissé entrapercevoir en parlant du désarroi de Charlotte : L’intrigue de Femmes fatales commence « des années […] depuis qu’Iris et Simon se sont rencontrés » [3]Présentation sur le site bd-adultes.com, même si ce genre de « grand saut en avant » reste habilement caché aux lecteurs pendant les premières pages. On se souvient : À la fin du tome 4, Les lèvres rouges de la Muse, tandis que la relation d’Iris et de Simon s’est stabilisée avec à l’horizon la perspective d’un happy end des plus conventionnels, Charlotte, l’amie lesbienne de Simon, a dû subir les supplices d’une passion non partagée. Iris, quant à elle, a croisé le personnage énigmatique de la Danseuse Folle, animatrice de soirées érotiques avec une très nette préférence pour les femmes – et la belle Iris lui aura laissé des impressions indélébiles. Assez de pistes donc pour réserver plein de surprises aux protagonistes et aux lecteurs qui, téléportés quelques années en avant, dans un futur indéterminé mais assez lointain pour avoir permis à Iris d’avoir donné naissance à deux filles, pourront découvrir les suites de cet enchevêtrement sentimental et passionnel au fil d’un jeu d’ombre et de lumière étalé sur une bonne centaine de pages. Dans lesquelles, après les délires des découvertes mutuelles, le rideau se lève sur les périls du quotidien et des habitudes, encore que les premières planches – d’une sensualité aussi arrogante que provocatrice – ne laissent pas deviner tout de suite l’imminence de cette descente dans les mornes plaines de l’existence.

C’est donc sur les chapeaux de roues – érotiquement parlant – que démarre l’intrigue de Femmes fatales, les projecteurs braqués sur la belle Valentine, une très jeune femme de vingt ans occupée à séduire un homme qui reste caché, une ombre ou une silhouette impossible à identifier, le tout dans un environnement qui fait furieusement penser – avec ses rangées de classeurs et son bureau – à des locaux d’habitude réservés à des usages moins jouissifs. On est donc tous conviés à une scène de galipettes qui se prépare pour couronner une journée au bureau, une de celles qu’on trouve déclinées à l’infini sur les sites de cul, un fantasme sans doute partagé par la quasi-totalité de la gent travailleuse. Le tout se déroule en silence jusqu’à ce que la belle, incapable de résister plus longtemps aux coups vigoureux de son amant, cède à son premier orgasme. Cette ouverture est un mélange raffiné de sensualité débridée et de suspense, et le lecteur, qui peut déjà avoir sa petite idée quant à l’identité du propriétaire de la bite dont Valentine sait s’occuper avec toute l’enthousiasme de la jeunesse, se pose des questions quant à ce qui a pu se passer depuis la fin du tome précédent.
Valentine est loin d’être une protagoniste, étant plutôt appelée à jouer un rôle de catalyseur dans le développement ultérieur de la relation d’Iris et de Simon. Mais comme on parle ici des Raven, ils ne laissent pas passer une aussi belle occasion d’illustrer une de ces créatures irrésistibles que le sort aime placer avec une mauvaise fois certaine sur la route des hommes autour de la quarantaine. Dotée de l’enthousiasme et des charmes de sa jeunesse, on la voit se servir de ces mêmes charmes avec une sensualité conquérante afin de faire tomber le beau mâle dans les toiles d’une sirène qui ne demande pas mieux que de dévorer la chair qu’on lui tend. Jugez de sa capacité de séduction en la voyant dans tous ses états captée par le stylo d’un artiste visiblement sous le charme de sa créature :

La tendresse, la gourmandise, la provocation, l’application, le don de soi, l’imminence du plaisir – tout y est, et cette façon de se saisir d’un personnage secondaire, de le prendre totalement au sérieux, lui et les sentiments qu’il peut connaître – le doter d’une personnalité – est sans aucun doute un des points les plus forts de l’art d’Éloïse et de Thomas.
Mais pour revenir au niveau de l’intrigue, l’épisode de Valentine permet de constater que l’histoire d’Iris et de Simon n’est pas aussi parfaite que ce que l’issue des quatre volumes précédents aurait pu faire croire, obligeant le lecteur – fidèle compagnon de route depuis cette première soirée dans la chambre d’hôtel qu’on va revisiter en compagnie du couple dans les pages de Femmes fatales – à remettre les compteurs à zéro. Après cet incipit plein à craquer d’une sensualité débordante, c’est l’état du couple que le lecteur découvre, à travers les interrogations d’Iris et de Simon qui sont présentés chacun de leur côté, séparément, éloignés l’un de l’autre, chacun tout à ses contemplations, avec au milieu l’obsession de l’amour perdu – ou tout au moins mis en pause, suspendu, en danger. Et tandis que l’un se lance dans une histoire d’autant plus impossible qu’elle est ordinaire, l’autre cherche un moyen pour revenir en arrière. Et, fait nouveau pour les habitués de l’univers des Raven, Simon ne s’y présente pas sous le meilleur jour. Après l’avoir rendue cocue, celui-ci continue sa descente aux Enfers en ruinant avec un plaisir aussi douloureux que pervers la soirée intime organisée par sa compagne pendant des mois avec une attention amoureuse au moindre détail. À part mettre en évidence les failles au sein du couple – qui n’en est presque plus un – ce procédé illustre avec efficacité l’impossibilité de rebrousser chemin et de retourner en arrière.
Voici donc posés les préliminaires pour l’événement principal de Femmes fatales, celui qui demande des bases aussi solides que la dissolution imminente du couple, une irruption assez forte pour pousser Iris entre les bras de la Danseuse dont on savait depuis le tome précédent que la belle Italienne ne la laissait pas indifférente. Et cette fois-ci, Iris ébranlée par le choc de savoir Simon infidèle, l’heure de la conquête est finalement arrivée, après toutes ces années. Je tiens à vous laisser découvrir les détails d’une rencontre fulgurante où l’initiative n’est pas toujours du côté que l’on pourrait imaginer, et où l’art des Raven atteint des sommets tant du côté du dessin – d’une sensualité sauvage – que de celui du scénario où la phrase d’Iris « Je ne suis pas venu pour ça » – répétée comme un talisman derrière lequel elle essaie de mettre à l’abri ses forces vacillantes, sorte de leitmotiv sous lequel se place la soirée – résonne aux oreilles des lecteurs comme le glas qui sonne la fin d’un amour qu’on aurait aimé imaginer éternel.
Après un début aussi fulgurant que désillusionnant, l’intrigue suit la pente naturelle vers un conflit aussi violent qu’inexorable, et le lecteur réalise – ou plutôt : il le craint d’abord et le réalise ensuite au fur et à mesure de la descente du couple aux enfers – qu’il ne reste plus grand chose entre les deux protagonistes du grand amour qui leur a fait traverser tant d’obstacles. C’est presque comme si on assistait au scénario d’un film trop cliché pour valoir la peine d’être tourné : on se met ensemble, il y a des bambins, la routine s’installe, l’une s’occupe des enfants tandis que l’autre soigne sa carrière, et sans le réaliser ou le vouloir, on se trouve sur des trajets qui vous emmènent loin, très loin de l’autre, jusqu’au jour où il n’y a plus que les souvenirs qui – paradis perdu – font mal rien qu’à y penser.
Ça, c’est le côté effectivement un peu cliché de la BD. Mais derrière cette façade, il y a bien plus de profondeur, et on se rend bientôt compte que cette intrigue n’est que la surface derrière laquelle se cachent des intentions bien plus ambitieuses. Parce qu’il s’agit, dans cette cinquième livraison d’une série appelée à faire date, de montrer la face cachée des protagonistes, les abîmes que recouvre la beauté de leurs figures et de leurs corps parfaits, et c’est face aux attentes déçues et à l’âge qui doucement s’installe – sans qu’on se rende toujours bien compte des effets ni des unes ni de l’autre – que se dévoilent des passions et des pulsions bien autrement plus passionnantes que la légèreté d’un amour béat tel qu’on a pu l’entrevoir à la fin du tome précédent.

Tout d’abord, Simon. Celui qui a toujours eu le beau rôle, l’amant d’une nuit tombé follement amoureux de sa belle inconnue, au point de dresser son portrait à n’importe quelle occasion, un portrait d’une telle force qu’il finit par séduire la Danseuse Folle. Simon en désespoir de cause quand sa dulcinée ne donne plus signe de vie et qui, quand finalement les amants arrivent à se retrouver, la fait monter sur son beau cheval blanc. Et qui, plus tard, pendant l’absence de ses lecteurs, la rend mère de deux enfants. Mais ça, on ne l’apprend qu’après avoir vu Simon céder aux charmes de la belle – et si jeune ! – Valentine. Oubliés – ou plutôt refoulés – l’amour et la passion de ces instants magiques passés avec Iris. Obnubilé par sa nouvelle flamme et l’illusion d’une jeunesse retrouvée, il ne pense plus qu’à son amante et à se présence virtuelle à travers les conversations instantanées, au point de ruiner – sans le vouloir et sans y songer – la surprise qu’Iris lui a préparée pour l’anniversaire de leur rencontre avec la passion de la femme qui aime – et qui, perversement, se sent coupable de ne pas être assez présente. Ensuite, pris en flagrant délit, au lieu de se remettre en cause, c’est à Iris qu’il s’en prend allant même jusqu’à l’insulter. Ce chemin de croix trouve son point culminant quand Simon, impliqué dans un accident, se lance dans une rixe, l’occasion pour les auteurs de montrer l’autre visage de leur protagoniste, privé de la beauté qui a si fortement contribué à tourner une partie de jambes en l’air en histoire d’amour. L’effet de cette décadence est souligné par une composition remarquable, juxtaposition de deux scènes qui se jouent en parallèle, deux combats rapprochés, l’un entre les deux hommes impliqués dans l’accident, l’autre entre Iris et la Danseuse Folle en train de baiser avec une violence qui rappelle celle du combat, la violence étant dans les deux cas l’expression d’un désarroi et d’un désespoir plus fort que les meilleures volontés. Et même Iris, qui a dû entendre sa jeune rivale lui expliquer comment Simon vient de passer entre ses cuisses, se laisse aller – ou conduire – à des extrémités qu’elle a su éviter pendant des années. Sans vraiment considérer les effets de ses actes sur celle qui – visiblement – est passionnément amoureuse d’elle.
Tandis que les liens entre les protagonistes se brisent, Charlotte a, elle aussi, son rôle à jouer : Sortie profondément blessée d’une histoire où elle ne fut qu’un jouet, elle en est réduite à étouffer ses souffrances grâce aux aventures sans lendemain où elle consomme des femmes, supprimant jusqu’à la notion qu’elle puisse avoir affaire à des êtres humains. Réduite à néant, elle ne sait comment s’en sortir sauf à faire subir le même sort à toutes celles qui ont le malheur de croiser son chemin. L’importance que les auteurs accordent à ce personnage d’abord secondaire justifie d’ailleurs bien une petite parenthèse pour mieux présenter celle qui, à mon avis, est devenue une sorte de protagoniste secrète.
Charlotte
Au départ il n’y a eu qu’Iris et Simon dans une intrigue qui rappelait par bien des côtés une pièce intime, l’attention entièrement focalisée sur ce qui se passait entre les protagonistes. Ensuite, d’autres personnages sont venus les rejoindre, afin de justifier les développements de l’intrigue, afin d’y ajouter de la profondeur, afin de créer d’autres théâtres des opérations où on conduit les lecteurs pour leur permettre un peu de détente avant de les renvoyer dans l’arène où se joue le sort du couple en train de se chercher. Un de ces personnages, c’est Charlotte, l’amie et assistante de Simon, lesbienne farouche toujours à l’affût des conquêtes. Sa vie telle qu’elle fut présentée dans les premiers tomes d’Amabilia rappelle le vol d’un papillon, tout en légèreté, occupé à voleter de fleur en fleur sans s’attarder, aussi jolies que fussent celles-ci.
Femme fatale par excellence et à ce titre une des héroïnes éponymes du tome actuel, elle a fait son entrée dans l’univers d’Amabilia dans le tome 3, Ladies et Gentleman, dans une scène brillante de séduction : Restée seule avec le modèle qu’elle a eu la charge d’accueillir pendant l’absence de Simon – qui est, rappelons-le, peintre – elle profite de ce qu’elle doit préparer celle-ci pour la séance à suivre. Sauf qu’elle a ses propres idées à propos de la direction à donner à cette séance. C’est un rôle qui lui permet de faire jouer ses atouts – dans tous les sens – et de déployer un charme mortel, mais en fin de compte, ce n’est que ça, un rôle, rien de plus, et cette Charlotte-là se borne à l’idée d’une créature destinée à un seul usage, sans âme, sans grand intérêt sauf celui – bien passager – de faire mouiller.

Mais elle n’en reste pas là, et sa personnalité s’approfondit à travers ses apparitions jusqu’à acquérir – à travers une présence de plus en plus indispensable à l’intrigue et surtout à travers la souffrance que les auteurs lui ont fait connaître dans Les lèvres rouges de la Muse – une existence à part entière. Tombée amoureuse d’une femme – Eva, le modèle qu’on l’a vu séduire dans le tome 3, Ladies & Gentleman, elle se laisse convaincre par celle-ci de participer aux jeux à trois avec son mari. Tiraillée entre l’attraction pour Eva et le sentiment de n’être qu’un pion, une sorte de sex-toy sophistiqué sur pattes, Charlotte réussit à rassembler assez de forces pour quitter la femme dont elle est tombée amoureuse presque sans se rendre compte. Mais cette reprise en main a un prix, et quand le lecteur retrouve Charlotte au tome 5, la légèreté s’est évaporée dans le brasier de la douleur et il ne reste plus de la femme charmante qu’une prédatrice cynique qui ne daigne plus considérer les autres que dans la mesure où elles peuvent lui apporter une dose de plaisir assez forte pour oublier les souvenirs pénibles – le temps d’une partie de baise sauvage.
C’est un fait bien connu que votre serviteur – auteur d’un texte qui met à l’honneur les femmes qui aiment les femmes – n’adore rien autant qu’une belle scène de séduction ou d’initiation au féminin. Quoi donc de plus naturel que de tomber amoureux de la belle Charlotte et de réclamer une plus grande présence pour cette femme exquise ? Ce que j’ai fait il y a un an en demandant aux auteurs de considérer l’idée d” « un spin-off consacré à Charlotte » [4]Thomas Galley, E.T. Raven, Amabilia – Les lèvres rouges de la Muse. Visiblement, je n’ai pas (encore) été exaucé, mais le rôle renforcé de Charlotte dans ce dernier volume en date a de quoi satisfaire l’amateur de personnages complexes.
Le développement du style
Voir Charlotte évoluer au gré des volumes, c’est aussi parler du style des Raven et de son développement, un style qui, tout en restant fidèle à ses origines sobres et contribuant très fortement à conférer aux personnages la dose d’individualité qui les fait sortir du cadre de leurs planches, a pourtant fortement évolué entre les tomes 3 et 4. On le constate facilement en ne jetant qu’un bref regard sur la suite des portraits de Charlotte fournie quelques lignes plus haut.
Quand Éloïse et Thomas ont publié, en 2015, Nue sous le masque, ils étaient sans doute loin de savoir où cette aventure allait les conduire. Forts de leur propre petit réseau et de la volonté de faire vivre leurs héros, ils se sont lancés dans l’auto-édition, propulsés par quelques petites structures indépendantes des grands noms de l’édition. Quel chemin parcouru entre ces débuts plutôt obscurs et l’accueil dans le catalogue d’une des maisons-phares de l’érotisme littéraire en France ! Mais quel développement stylistique aussi entre les ombres des débuts – des silhouettes tout en finesse et en sensualité, mais éthérées aussi, sans relief jusqu’à être plats, près de se dissoudre sous des regards trop appuyés… Et puis, surgirent les personnages d’aujourd’hui, aux corps pétris dans la matière même de la vie et aux âmes qui savent jouir, désirer, tomber malade, souffrir, prendre des élans – mais aussi s’abîmer et se noircir. J’ai longuement parlé de l’intrigue et des vies si extraordinairement ordinaires qui se prennent dans les fils tendus par les sentiments et les désirs, et qui tombent dans les pièges creusés par leurs propres efforts mal maîtrisés. Mais il convient aussi, quand on croise des artistes tellement liés à l’image, de considérer le changement qui s’opère à ce niveau-là. Pour l’illustrer, j’ai puisé dans une des matières premières de cette œuvre si riche, à savoir les sexes d’Iris illustrés avec passion dans la moite splendeur de ses chairs rouge sang épanouies. Voici donc un mosaïque composé des chattes d’Iris, allégrement glanées dans les pages des cinq volumes d’Amabilia. Avec quelque part dans le dédale de ces sentiers intimes une intruse. Saurez-vous la retrouver ?

E.T. Raven, Candice Solère
Femmes fatales – Amabilia, t. 5
Dynamite
ISBN : 978−2−36234−796−2
Références
↑1 | À partir de la page 75 |
---|---|
↑2 | E.T. Raven, Candice Solère, Femmes fatales, Préface |
↑3 | Présentation sur le site bd-adultes.com |
↑4 | Thomas Galley, E.T. Raven, Amabilia – Les lèvres rouges de la Muse |