
Avant de parler du texte, parlons de la couverture, parce que c’est celle-ci qui m’a fait sortir du bois pour me frotter de plus près au roman en question, Chaudasse, de Christophe Siébert. Si j’avais déjà vaguement entendu parler de l’auteur, j’ai découvert son nom seulement après avoir longuement maté la belle qui s’expose d’une façon si impudique pour attirer le chaland. Comme quoi, l’argent donné à un bon graphiste, c’est un investissement qui paie :-) ! Dans le cas présent, il faut préciser que le modèle n’a pas grand chose à voir avec la protagoniste du roman vu que celle-ci est une très jeune femme à peine majeure, et que le modèle à la poitrine si généreuse doit se situer quelque part entre ses 30 et 40 printemps (autrement dit, l’âge où les femmes s’épanouissent pour devenir réellement belles), mais peu importe dans la mesure où le but a été atteint et que les motifs de la séduction et de l’exhibition (ou mieux peut-être : séduction à travers l’exhibition), des motifs-clés du texte, sont rendus à la perfection par l’attitude de cette femme aussi provocatrice qu’attirante. Chapeau, donc !
Maintenant, après les plaisirs visuels, abordons donc ceux de la lecture ! Quand le lecteur se trouve confronté à la protagoniste, Ludivine (si le nom est indiqué sur la quatrième de couverture, il faut attendre le dernier chapitre avant de l’entendre dans la bouche de Philippe, son grand amour obsessionnel), celle-ci est donc à peine majeure et fréquente un lycée quelque part dans le Nord, dans les alentours d’Amiens. Ses premiers gestes sont ce que l’on imagine typique d’une jeune femme qui tarde à se libérer des troubles de l’adolescence, on ne s’étonne donc pas outre mesure de la voir en rébellion plus ou moins ouverte contre tout ce qui passe pour autorité, à savoir, entre autres, son prof et sa mère. Rien de plus normal, donc. Très bientôt, on apprend qu’elle est adore le sexe, ce qui, vu ses dix-huit ans, ne surprend pas, non plus. Le narrateur ne tarde pas à l’embarquer dans une première scène de cul, à l’extérieur, avec un garçon qu’elle vient de rencontrer. Le texte étant assez court, les points culminants s’abordent sans grande préparation, le tout est traité en quelques phrases. Mais Christophe Siébert possède l’art de l’intensité, et l’impression produite est inversement proportionnelle à la brièveté des évocations. Il ne ménage pas ses efforts (ni ses personnages) pour rendre l’ambiance et pour faire profiter ses lecteurs des frasques de la belle. Pour y arriver, l’auteur s’y prend de façon presque sournoise en exposant, d’un côté, les détails techniques de la chose, et en évoquant, comme en passant, les circonstances de la rencontre, se bornant à donner quelques précisions évocatrices, avec un vocabulaire libre de toute surenchère :
Au bout d’un moment, il m’a laissée prendre le contrôle. Il s’est abandonné à ma chatte. Il restait en moi et je lui massais la queue en contractant mon périnée. […] on n’entendait que nous dans le silence de la campagne, ça m’excitait à mort. J’avais enlevé mon haut. Mes nichons frottaient contre son pull et mon dos raclait l’écorce. Le bois rugueux m’égratignait, m’écorchait et j’ondulais de plus en plus fort, je roulais du bassin, c’était un délice. [1]Christophe Siébert, Chaudasse, chap. II
Ce ton sobre, Siébert sait le garder jusqu’à la conclusion, au grand bonheur du lecteur resté libre d’imaginer les détails de ce qui se passe et auquel on évite de s’empêtrer dans le marasme d’un érotisme convenu.
Il y a donc, d’un côté, les galipettes, et la protagoniste ne se prive pas de s’y lancer avec une conviction qui donne envie de lâcher la lecture et de partir à son tour à l’aventure, de préférence à deux (voire à plusieurs). Mais, de l’autre, Ludivine est rongée par un mal qu’elle n’arrive pas toujours à cerner, mais auquel le lecteur arrive très vite à coller un nom – celui du premier amour qui, seul, se soustrait aux charmes de la jeune femme, tandis que d’autres ne se privent pas pour en profiter un max. Par conséquent, les relations dans lesquelles Ludivine consent parfois à se laisser embarquer ne durent jamais plus que quelques jours, quelques semaines parfois, vu que le cœur n’y est pas et que l’essentiel y manque. Nous suivons l’héroïne pendant assez longtemps, de la Terminale à la fin de sa deuxième année à la fac, et rien ne la passionne, ni ses études, ni ses amitiés, et même le sexe, synonyme d’intensité pourtant, n’a qu’un temps avant que l’intérêt ne s’évapore. Le seul élément qui reste, et Siébert s’y attarde avec passion, c’est l’exhibition. Celle-ci est présente dès la première rencontre auquel le narrateur nous fait assister, celle-là même dont j’ai déjà cité un extrait :
Après un bon moment […] une nouvelle voiture est passée ; les phares nous ont saisis ; nous avons été paralysés pendant une bonne seconde. J’ai vraiment beaucoup aimé ça. Quand nous avons repris, j’étais encore plus excitée, encore plus sensible. [2]loc. cit.
À part cela, le sentiment prépondérant, celui qui travaille sans arrêt la jeune femme, c’est une tristesse sans fond qui sourd de partout, gâchant les lieux et parfois même jusqu’au plaisir. Au début, Ludivine pouvait croire, et le lecteur avec elle, que c’était l’ambiance de la ville morne où elle grandissait, dans le Nord, sous la pluie et le froid, où la vie se perd dans les mornes plaines, assiégée par les hivers interminables. C’est pour cela au moins qu’elle rêve de prendre la fuite pour s’installer dans d’un sud qui relève plus du cliché que de la réalité, un midi qu’elle imagine éternellement illuminé par un soleil torride propice aux épanchements des sentiments et des sens. Et loin, incidemment, du souvenir qui la hante, ce premier amour qui pourtant n’a jamais réellement existé. Mais comme on l’imagine facilement, ce n’est pas quelque élément extérieur qui la traque pour lui gâcher la vie, c’est elle-même qui est atteinte jusque dans la moelle d’une sorte de cancer affectif, une tumeur qui la ronge, et c’est ainsi que son séjour dans le sud ne lui apporte qu’une embellie très passagère.
Mais le sujet du roman, ce n’est pas tellement la vie affective d’une jeune adulte, mais l’exhibition qui, vécue et mise en scène par Ludivine, se rapproche d’une forme de l’art, une sorte de performance. Ce lien avec l’art est explicite dans une scène particulièrement intense, celle d’une séance de modelage qui tourne à ce qu’il convient d’appeler une agression sexuelle, Ludivine s’exposant devant une classe entière d’artistes en herbe, très bien placés pour promener les regards sur les lèvres luisant de cyprine et les trous béants d’un modèle qui ne respecte en rien les codes de conduite. Et ceci n’est que l’apogée d’une pulsion devenue la raison d’être de Ludivine, sa seule manière de trouver encore un peu de plaisir, une dose de ce qui lui glisse entre les mains. Ce qui l’incite à imaginer sans cesse de nouveaux scénarios avec une énergie hors du commun. Comme par exemple ses visites nocturnes, quand elle frappe, nue, aux portes des chambres d’hôtels où elle a auparavant repéré les hommes les plus prometteurs pour ensuite se jeter dans leurs bras, pour se sentir vivre l’espace de quelques instants volés aux existences d’autrui, démon nocturne, incarnation d’une obsession telle qu’on la voit hanter les toiles des romantiques et des symbolistes.

L’exhibition poussée à ses extrêmes fait de Ludivine un être inquiétant, impression rendue plus pertinente encore par des passages du texte qui font apparaître la protagoniste comme une bipolaire, tiraillée entre, d’un côté, une passion à laquelle elle goûte jusqu’à la lie, vibrant au rythme du bonheur aussi réel que passager qu’elle peut tirer de la réalisation – aussi éphémère soit-elle – de ses fantasmes, pour ensuite succomber à une noire tristesse dès que le calice se vide, la privant de toute joie, l’énergie vitale sucée par la fatigue et le désespoir :
J’ai passé la soirée avec mon appareil numérique et mon gode […] J’ai mis en valeur, par des cadrages recherchés, mes beaux seins lourds […], ma douce chatte rasée de frais, mes lèvres souriantes. J’ai pris toute une série de photos bien chaudes et, à la fin de cette séance qui m’a fait un bien fou, mon gode glissait sans problème tout au fond de ma chatte trempée.
Mais le plaisir n’a qu’un temps, et tout finit par se gâcher :
Le dernier soir, j’ai parlé avec ma mère au téléphone, ensuite je me suis godée tristement, je n’ai pas joui et j’ai dormi.
Voici le savoir-faire de Christophe Siébert à l’état pur : Quelques mots, banaux, des mots de tous les quotidiens, et quel effet, quel ressenti devant cette jeune femme abîmée.
Ludivine est une créature malheureuse, près de sombrer dans un entre-deux qui n’est plus la vie et pas encore la mort, une sorte d’existence dans les limbes. Elle a pourtant l’avantage de pouvoir mettre, dans ses instants de lucidité au moins, un nom sur son mal, celui de Philippe qui revient la hanter à son tour. Son parcours tortueux la mène de rapprochements en rejets, et rien ne lui réussit dans cette relation tordue qui en refuse jusqu’aux apparences. Malheureusement, le même élément qui fournit comme un fil conducteur au récit, à savoir l’existence et la possibilité de l’amour, est celui-là même qui laisse un goût amer à la conclusion du texte.
Il m’est arrivé de parler de ces textes sauvés in extremis par une conclusion des plus fulgurantes. Ici, c’est l’inverse, et si j’avais omis le dernier chapitre (pire : les derniers paragraphes du dernier chapitre), j’aurais pu affirmer à propos de Chaudasse que c’est un grand texte, un texte impressionnant capable de travailler les méninges des lecteurs longtemps encore après avoir dégusté la dernière phrase. Je ne vais pas vous la dévoiler, cette conclusion, mais j’ai eu l’impression, quant à moi, de voir l’univers du roman noyé sous un déluge d’eau de rose où, à bout de force, le plus hardi se noiera. Et pas de Noé pour tendre la main, nulle part.
Le talent de Christophe Siébert est tout simplement remarquable, c’est l’affirmation que la lecture de Chaudasse permet de tirer, malgré une conclusion que je n’hésite pas à traiter de ratée. Il suffit de se laisser emporter par un récit qui progresse comme une évidence, porté par une simplicité évocatrice qui rend le pouvoir aux paroles, plantées comme une semence dans l’imagination des lecteurs. Et c’est avec plaisir que j’invite les miens à suivre de près cet auteur. Même si je dois affirmer que le bref résumé qu’on trouve dans les colonnes de Wikipédia comme quoi
« son œuvre […] propose un réalisme critique et une forme de naturalisme social qui mêle horreur, pornographie et violence de type gore » [3]Wikipédia, article “Christophe Siébert”, lu le 18/11/2017
et bien, cela ne m’a pas préparé à la conclusion des aventures de Ludivine. Mais c’est peut-être ainsi qu’il fallait comprendre l’affirmation de la quatrième de couverture : « Laissez-moi vous dire qu’il n’a pas fini de vous surprendre ! » ?
Digression couverture
Ayant lu l’article qui précède les remarques qui vont suivre, vous aurez compris que j’ai été réellement fascinée par la couverture qui accompagne le texte. Vous ne serez donc pas surpris de me voir brièvement revenir à ce sujet.

Une bonne couverture peut servir un texte dans la mesure où elle jette une lumière sur le contenu, qu’elle suscite l’intérêt en invitant à se rapprocher pour savoir de quoi il en retourne, en dirigeant le lecteur futur vers la quatrième de couv, dans l’espoir de le voir délier les cordons de sa bourse. Une tâche dont il n’est pas facile de s’acquitter avec bonheur. Si je parle aujourd’hui de la couverture du roman de Siébert, c’est d’abord parce que c’est grâce à elle que j’ai découvert le texte. Mais aussi et peut-être surtout parce qu’il me semble que c’est un des rares exemples où la couverture réussit à exprimer l’essence même du texte, peu importe le fait qu’elle s’écarte d’une de ses données principales, à savoir l’âge de la protagoniste. Par contre, un des principaux motifs, l’exhibition, une pulsion qui conduit la protagoniste à des excès très peu communs, y est saisi sur le vif avec une rare maîtrise, une exemplaire pénétration de ce qu’est la matière du roman, une matière sans doute pas assez mise en valeur par le titre. Dans le cas présent, il s’agit d’une nouvelle édition d’un texte publié pour la première fois en 2010. La couverture de cette première version est beaucoup plus fidèle à propos de l’âge de Ludivine, et même l’idée véhiculée par l’apostrophe peu sympa de « chaudasse » y est rendu avec une certaine fidélité à travers le regard lubrique du modèle. Par contre, l’exhibition, si centrale pourtant du récit, y est totalement absente. Je dirais plutôt que la jeune femme est captée dans un instant assez intime, à l’inverse de ce qu’elle recherche. Je ne peux donc que féliciter celle ou celui qui a eu la bonne idée de revoir ça et de proposer une aussi puissante remise en scène afin de capter l’élément central du texte.
Christophe Siébert
Chaudasse
Média 1000
ISBN : 9782744826467
Références
↑1 | Christophe Siébert, Chaudasse, chap. II |
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↑2 | loc. cit. |
↑3 | Wikipédia, article “Christophe Siébert”, lu le 18/11/2017 |