Il y a parfois des textes que tu achètes, sur un coup de cœur, suite à la lecture d’une critique ou juste parce que tu n’as pu résister aux chants de sirène des algorithmes de ta boutique en ligne préférée. Peu importe la raison, toujours est-il que ma liseuse et ma bibliothèque en ligne sont remplies à craquer de titres jamais touchés, des textes dont la présence, quand elle se rappelle par la vue d’une couverture ou un mot de la part de l’auteur, me donne une mauvaise conscience et que je me promets de lire – bientôt, un jour, dès que j’aurai le temps. Jusque-là, rien de trop insolite, et il me semble que les amateurs de littérature se trouvent un peu partout face à ce même problème – si peu de temps pour tant de textes.
Dans le cas de Corpus Sexis de Camille Eelen, les choses sont encore plus complexes qu’un honnête refoulement face à l’avalanche de titres qui risque de t’ensevelir. Si je l’ai effectivement acheté, un beau jour il y a trois ans, suite à une partie virtuelle de lèche-vitrine, j’ai ensuite cru dur comme fer, par je ne sais quelles circonstances, qu’il s’agissait là d’un recueil de poésie. Et la poésie et moi, bof, cela ne me dit pas vraiment grand chose dans la plupart des cas. Disons qu’il faut un sacré talent pour m’empêcher de fuir quand je vois s’afficher des vers. Un talent à la hauteur de celui de Hera Lindsay Bird, par exemple, dont le recueil du même nom m’a donné le vertige et dont l’énorme Keats is dead so fuck me from behind [1]Lire le poème entier sur le site du Spinoff. m’a fait baver de plaisir. Le recueil de Camille Eelen a donc été relégué dans les profondeurs de mes étagères virtuelles. Pas la peine de regarder ça de plus près, me disais-je à chaque fois que je tombais sur le nom de l’auteur, sur Twitter, par exemple, jusqu’au jour où j’ai été averti, par la bouche même de l’auteur, de mon erreur et qu’il ne s’agissait nullement de poésie, mais bien d’un recueil de nouvelles. Ce qui m’a incité à chercher le texte afin de réparer cette injustice. Et si aujourd’hui vous me voyez publier cet article, c’est pour faire amende honorable et pour vous dire que je ne l’ai pas regretté. Du tout…
Camille Eelen a rassemblé dix-huit morceaux dans ce recueil au nom plutôt insolite, des morceaux qui, la plupart du temps, tiennent sur une seule page [2]Tout dépend évidemment de la taille de la police choisie, OK., des morceaux dont les titres rappellent plutôt une sorte de journal et revêtent, face à leurs protagonistes et à l’intrigue qu’il s’agit de découvrir, une stricte neutralité à travers un titre qui se borne à indiquer un jour de la semaine et un mois de l’année : Un mercredi de janvier, Un lundi de décembre, Un vendredi d’avril, et ainsi de suite sans ordre apparent. Mais derrière cette sobriété, couvent la passion, la chaleur et parfois jusqu’à la haine.
À la lecture, une première surprise, et de taille : Les protagonistes de ces courts récits, ce sont moins les hommes et les femmes, mais les sexes de ceux-ci qui se retrouvent au premier plan, sous les nez des lecteurs pour ainsi dire, et comme les personnages s’effacent derrières les détails de leurs anatomies, les intrigues cèdent le pas à la géographie des combats rapprochés. Par conséquent, très peu de noms propres [3]Il y a bien une Julie dans Un vendredi de novembre, mais on peut se demander, face à tant de protagonistes anonymes, s’il ne s’agit pas là d’une gaffe de la part de l’auteur., rien que des protagonistes anonymes – dont certains pourtant reviennent d’une histoire à l’autre, comme cette « porteuse de blouse blanche » croisée une première fois Un samedi d’octobre et ensuite Un dimanche de juin. Quant aux autres, on croit parfois voir passer des indices qui pourraient faire croire d’avoir affaire à une ancienne connaissance, mais rien n’est moins sûr.
Comme le titre du recueil le laisse entrevoir, l’auteur ne s’embarrasse donc pas de préliminaires, et les seules mises en bouche sont celles où il s’agit de ce nombre légendaire rendu immortel par Gainsbourg dans son duo avec la Birkin. Ce qui l’intéresse tout d’abord, c’est d’aller droit à l’acte, le plat de résistance à peine retardé de quelques petites phrases, souvent incomplètes comme si le temps et la patience manquaient à l’auteur, pressé de se rendre sur place afin de témoigner, de raconter des instants d’intimité, de les arracher aux bouches et aux oreilles des amants afin d’en faire profiter les lecteurs. Dans le premier morceau, une trentaine de mots pour encadrer, ensuite on est propulsé en pleine action :
Je l’ai d’abord fait jouir avec ma bouche. [4]Camille Eelen, Corpus Sexis, Un samedi de juin
Quelques morceaux plus loin, on tombe sur un bel exemple, classique, d’un procédé littéraire rendu célèbre par Horace – medias in res :
Je m’introduisis en elle, lentement et profondément, comme le doute dans un esprit. [5]Camille Eelen, Corpus Sexis, Un vendredi de mai
N’allez pourtant pas croire que vous ne trouverez que « ça » dans ces historiettes. Si M. Eelen laisse aux sexes les devants de la scène, la force vibrante des descriptions laisse entrevoir sa fascination pour les hommes et les femmes rassemblés ici pour répondre à la plus vieille pulsion du genre animal. Et c’est sous la contrainte auto-imposée de la brièveté que ces descriptions, sans doute mille fois distillées, acquièrent un pouvoir drôlement évocateur, comme dans cette description des rayons de soleil sur la peau d’une amante :
Couchée sur le côté droit. Le soleil scarifiait sa peau, un léger duvet irisait sa hanche et je caressais du pouce le mamelon de son sein gauche. [6]Un mardi de juillet
La peau scarifiée, effet produit ici par un hasard de l’illumination, revient avec une force autrement plus efficace, donnant un singulier relief à la protagoniste féminine :
Les stries pâles de deux épisiotomies donnaient à cette vulve des rides d’expression, c’était un sexe de mère, un sexe d’amante, un sexe avec une histoire, un vécu. [7]Un vendredi de mai
Un passage qui révèle mieux que de longues analyses la passion que l’auteur voue aux sexes décrits avec un amour du détail plutôt inhabituel. Et comme je viens de parler de l’auteur, je saute sur l’occasion pour dire deux mots à propos de la narration. Chaque morceaux est raconté à la première personne du singulier, par un narrateur strictement anonyme. Un narrateur dont on peux imaginer – mais rien n’est mois sûr – qu’il s’agit du même à travers le recueil entier. Il y a des cas où l’identité est établie, tandis que dans d’autres c’est plutôt une déduction qu’une évidence. Quant aux liens qui pourraient exister entre auteur et narrateur, libre à chacun de spéculer et d’apporter la réponse qui lui convient. Quant à moi, je me borne à admirer cette passion pour les sexes non seulement assumée mais réclamée, une passion qu’il s’agit de sonder afin d’arriver par-là aux profondeurs cachées – celles des corps et celles des esprits.
S’il est vrai que tout tourne autour des sexes, des intrigues et des situations complexes se devinent derrière quelques détails épars révélés en passant, comme l’atelier d’écriture auquel il est fait allusion juste avant de passer à la peau scarifiée par le soleil, la pendaison de crémaillère du Samedi de juin, les « colonies de livres sur tous les murs » dans l’appartement de la belle au sexe à « la chaude nudité d’une plage brésilienne », beau contraste avec ce lundi de décembre qui annonce une météo qui invite plutôt à se retirer entre les quatre murs d’un appartement et les deux bras d’une femme en chaleur. Mais il y a aussi des histoires moins légères où le mépris de soi s’exprime à travers l’offrande de la chair, comme si la baise était le moyen de choix pour mortifier la chair face aux exigences de la religion, drôle d’usage du plaisir comme dans le cas de cette dévote qui, Un dimanche de février, se livre au narrateur qui, excédé par l’omniprésence de la religion et l’hypocrisie de la dévote en question, trouve le moyen de se servir des ustensiles brandis par les prêtres en se servant d’un crucifix en ivoire pour pénétrer la femme entravée qui
reçut l’esprit divin avec un long soupir qui se prolongea en différentes onomatopées lorsque j’entamais un métronomique mouvement de pénétration.
Il y a un autre récit consacré à la partie obscure du désir dans lequel l’auteur pousse l’exploration des abîmes encore plus loin, Un vendredi de septembre, qui débute avec ces mots peu appétissants :
Nous avions depuis plusieurs mois une relation très particulière : elle m’utilisait pour se soulager et se punir comme on le ferait avec une lame de rasoir lors d’une automutilation.
Récit d’une taille plus importante, M. Eelen y interroge le conflit entre le désir irrépressible du corps et une morale conditionnée par autrui qui nie le fait qu’une femme mariée, mère de quatre enfants, puisse avoir envie d’autres bites que celle de son mari bien trop absent et trop peu pressé de besogner sa moitié. Si un tel état des lieux n’a rien d’original, je dois avouer que l’auteur trouve les mots justes pour scotcher le lecteur aux pages, pris entre d’un côté la femme qui se rabaisse et se laisse supplicier et de l’autre le mâle qui se laisse happer par les noirs désirs d’infliger des tortures à une chair qu’il fait en même temps vibrer de plaisir. Et qui, dans un geste terminal, se délecte du sang qu’il vient de tirer du cul martyrisé. Et voici la phrase qui ouvre la rencontre, une phrase d’une rare puissance et qui laisse entrevoir à elle toute seule la puissance des désirs refoulés :
Mari en voyage d’affaire, enfants à l’école ; quelques heures devant nous pour faire l’amour, quelques jours devant elle pour cicatriser.
C’est vers la fin du recueil qu’on tombe sur des récits un peu plus longs que les autres dont on pourrait qualifier certains d’aperçus vu la brièveté et la précision qui les poussent vers leur conclusion. Un de ceux, le plus long du recueil, est une histoire d’exhibition et de voyeurisme, Un dimanche de Mai. Si le récit n’est pas dénué de charme(s), il me semble pourtant qu’il perd, par rapport aux autres, un peu de cette puissance conférée par la brièveté et la volonté d’en venir aux faits, d’attaquer le plat de résistance sans s’embarrasser du reste du menu, si délicieux soit-il.
Corpus Sexis, c’est un recueil décidément pas comme les autres, avec des récits qui séduisent de par leur concision et la fascination qui s’y exprime pour les sexes des femmes, symboles d’une profonde intimité. Et qui ont inspiré à l’auteur des descriptions qui font irrésistiblement monter « l’eau à la bouche » – pour citer Anne Bert qui a choisi cette expression pour son recueil de nouvelles érotiques. Et il me semble que la puissance contenue dans ces dix-huit morceaux n’aurait pas déplu à la grande dame de l” « intime » éternellement occupée à sonder le for intérieur de ses personnages pour mettre à découvert les ressorts qui les font marcher dans les conditions les plus insolites.
Camille Eelen
Corpus Sexis
ISBN : 9782374460048
Éditions Secrètes
Références
↑1 | Lire le poème entier sur le site du Spinoff. |
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↑2 | Tout dépend évidemment de la taille de la police choisie, OK. |
↑3 | Il y a bien une Julie dans Un vendredi de novembre, mais on peut se demander, face à tant de protagonistes anonymes, s’il ne s’agit pas là d’une gaffe de la part de l’auteur. |
↑4 | Camille Eelen, Corpus Sexis, Un samedi de juin |
↑5 | Camille Eelen, Corpus Sexis, Un vendredi de mai |
↑6 | Un mardi de juillet |
↑7 | Un vendredi de mai |