
Si j’ai appris à détester certains côtés de la Toile – notamment tout ce qui a un rapport de près ou de loin aux réseaux « sociaux » et à leurs effets déshumanisants et disruptifs qui font appel aux instincts les plus bas des gens, ruinant jusqu’au tissu même des sociétés – un fait reste acquis : On peut y faire des rencontres et des découvertes, et certaines sont même d’une immense beauté !
C’est ce qui m’est arrivé il y a à peine quelques jours quand j’ai enfin décidé de donner sa chance à un morceau de musique croisé dans la sélection Prime de chez Amazon un jour de recherche dans toutes les directions, un concerto pour violoncelle [1]Op. 17 datant de 1937 composé par Alan Hovhaness, un compositeur américain peu connu (et encore moins joué) de ce côté-ci de l’Atlantique. Rien qu’à écouter les premières mesures – une mélodie comme un chant d’oiseau confiée d’abord à la seule flûte, bientôt rejointe par le violoncelle qui lui répond et lui propose des variations, le tout s’étendant sur plusieurs minutes d’un charme exquis avant d’être relayé par l’orchestre qui reprend à son tour les mélodies initiales – je suis tombé sous le charme d’un morceau qui – résolument moderne – embrassait fièrement sa part d’héritage de la tradition de tonalité. Et quelques mesures plus tard, j’ai pour la toute première fois été ébloui par ce trait typique de la musique de Hovhaness, un mur de son, un rempart érigé par les instruments unis dans une fanfare aux allures médiévales, un mur qui se dresse comme un flanc de montagne pour donner la mesure de l’immensité dont elle domine la plaine où les mélodies glissent à ses pieds comme des serpents dans l’herbe fraîche des bords de l’eau.
Face à ce compositeur original si peu connu en Europe, atteint par une furieuse envie de partager cette découverte – et la partager autrement qu’en faisant un copier-coller d’un lien Youtube sur Facebook et Twitter – j’ai encore une fois eu à déplorer l’absence de toute éducation musicale qui mérite son nom. J’ai même failli renoncer tout court de peur de me ridiculiser en parlant de choses dont je gratte à peine la surface. Mais non, j’ai pris mon courage entre les deux mains, j’ai lancé le morceau par lequel tout a commencé, et me voici embarqué dans une drôle d’entreprise – parler de ce que l’on aime sans disposer du vocabulaire ni des rudiments du savoir pour transférer cet amour. Face à ce dilemme, j’ai donc opté pour le seul moyen à ma disposition : donner quelques détails faciles à glaner sur la toile, le tout rehaussé de quelques impressions nées en écoutant cette musique pour laquelle l’épithète cristallin semble s’imposer avec une déconcertante facilité.
Quant aux détails sus-mentionnés, on peut dire que Hovhaness a trouvé des passionnés pour s’en occuper et fournir aux amateurs ainsi qu’aux chercheurs les pistes pour aller de l’avant dans l’exploration de cette œuvre si originale. Il y a notamment deux ressources incontournables, à savoir le site hohvaness.com, la destination de choix pour se documenter sur la vie, l’œuvre et l’actualité du compositeur, et ensuite, intégrée au site et régulièrement mise à jour, une discographie régulièrement mise à jour d’Eric Kunze.
Un compositeur très présent mais trop peu connu en-dehors de l’Amérique

Séduit par une certaine pureté cristalline, par l’opposition entre la grandeur symphonique de certains passages se dressant comme des chaînes montagneuses entre les prairies mélodiques des instruments en solo, comme si ceux-ci avaient trouvé le secret pour réduire l’orchestre au silence par leurs incantations, j’ai aussitôt commencé des recherches, et je me suis retrouvé avec sur les bras un nombre assez conséquent d’enregistrements proposés aux amateurs par Naxos, un label apprécié par les amateurs de musique classique et dont la renommée n’est plus à faire. Quand je dis « nombre conséquent », il faut peut-être préciser qu’il s’agit là d’une petite vingtaine de CDs comprenant peut-être une cinquantaine de morceaux, face à une œuvre qui compte, elle, plusieurs centaines de compositions. [2]Cf. la liste disponible sur la Wikipedia anglophone : List of compositions by Alan Hovhaness. À consulter la discographie sus-mentionnée, l’on y apprend qu’une bonne partie des compositions n’a pas encore été enregistrée, comme par exemple la moitié des symphonies :
Of 434 listed opuses, about 208 have not been recorded, including all of his operas, 32 symphonies and numerous large choral works. [3]« Sur 434 œuvres recensées, 208 n’ont jamais été enregistrées, parmi celles-ci tous ses opéras, 32 symphonies et de nombreux grands travaux pour chœur. » Eric Kunze, Alan Hovhaness, A … Continue reading
Parmi les enregistrements disponibles dans le catalogue de Naxos, on trouve des symphonies comme Mysterious Mountain, City of light ou Mount St. Helens – et aussi des concertos pour des instruments très peu présents dans ces sortes de joutes musicales, à savoir la guitare et le Saxophone :
- Concerto pour guitare no. 1, op. 325, 1979
- Concerto pour guitare no. 2, op. 394, 1985
- Concerto pour Saxophone Soprano, op. 344, 1980
Ce sont surtout ses concertos pour guitare qui m’ont fortement impressionné, vu qu’il n’y a que peu de compositeurs pour élever cet instrument – bien trop vite associé à une certaine couleur locale ibérique héritée du XIXe siècle et à un romantisme de pacotille – à l’honneur des pupitres. C’est d’ailleurs aussi en écoutant ses symphonies qu’on se rend très vite compte de l’importance que ce compositeur accorde aux capacités des instruments de toutes les familles, avec une certaine préférence (affirmation hardiment avancée sur la base d’une dizaine de symphonie…) pour les instruments à vent, ce qui donne à certains de ses mouvements un air assez solennel qui n’est pas sans rappeler les fanfares de Giovanni Gabrieli – ce qui, vu la fascination pour la tradition renaissante, ne saurait étonner. [4]Écouter, pour s’en faire une idée, l’Andante maestoso de la symphonie No. 20, Op. 223, « Trois voyages vers une montagne sacrée » et ensuite comparer aux Symphonies sacrées du compositeur vénitien. Pour ce qui est de l’instrumentation en général, l’amour de Hovhaness pour l’orient et ses traditions musicales a bien sûr laissé des traces, surtout depuis ses séjours en Inde et au Japon dans les années soixante.
Champion de la mélodie – mais pas que

Quand on parle de Hovhaness, on ne peut assez mettre en valeur la place de la mélodie dans son œuvre. Il suffit d’écouter pour s’en rendre compte, mais réduire son rôle au seul champion de la mélodie dans une époque où d’autres furent tentés par abandonner la tonalité pour de bon, ce serait par trop réducteur et reviendrait à négliger un autre côté de ses activités, et peut-être celui qui lui assurera une place de choix dans l’histoire de la musique du XXe siècle. Très conscient de ses racines arméniennes, ce fils d’immigrés s’est intéressé de très près aux traditions musicales de la patrie de ses ancêtres. Mais il ne s’est pas arrêté sous les cimes du Caucase, il a poussé plus loin pour connaître d’autres traditions encore, et c’est ainsi qu’il a effectué des séjours en Inde – un séjour de 1959 à 1960, financé par une bourse Fulbright, à l’occasion duquel il reçut la commission de composer une œuvre rien que pour des instruments traditionnels indiens – et au Japon en 1962 afin de s’y laisser initier à des genres de musique qui, à ce moment-là, étaient loin d’être aussi à la vogue que dans les dernières décennies du siècle précédent. Et bien avant que le terme World music ne fût inventé, Hovhaness étudiait déjà auprès de maîtres orientaux tel que Masataro Togi les cérémonies des musiques de court japonaises et coréennes tel le Ah-ak, le Bunraku et le Gagaku. Tout ça après avoir, en 1956, introduit Ravi Shankar au public américain et avant d’exercer, à travers son ouverture aux influences musicales de partout et la remise en question des traditions, une influence notable sur des musiciens du jazz comme Keith Jarrett. Il va de soi que ces études menées avec tout le sérieux d’un compositeur de métier ont profondément marqué sa musique. La Fantaisie sur des estampes japonaises (op. 211) est là pour en témoigner. Ou encore le deuxième mouvement de la symphonie Mount St. Helens où se trouve « one of the best evocations of orchestral Gamelan one is likely to hear » selon les mots de Marco Shirodkar.
Hovhaness et Respighi – deux traditionalistes trop peu connus

Il y a un autre compositeur très largement inspiré par – et fidèle à – la tradition tonale de la musique occidentale depuis la Renaissance, un compositeur bien de chez nous cette fois-ci et dont le nom évoque des souvenirs ou peut-être plutôt des clichés de contrées méditerranéennes : Ottorino Respighi, né en 1879 (donc presque exactement une génération avant Hovhaness qui, lui, est née en 1911) et mort beaucoup trop tôt en 1936, dont les tableaux romains (les Fontaines de Rome (P 106, de 1916), les Pins de Rome (P 141, de 1924) et les Fêtes romaines (P 157, de 1928)) font partie du répertoire de tout orchestre qui se respecte et sont interprétés pratiquement en permanence un peu partout autour du globe. Dire que Respighi est trop peu connu peut donc être compris comme un non-sens, vu son omniprésence dans les salles de concert du monde entier. Mais il l’est tellement et presque uniquement pour ces poèmes symphoniques inspirés par des impressions romaines que ceux-ci portent de l’ombre à une œuvre immense condamnée à mener une existence souterraine. Inspiré par la tradition musicale et ecclésiastique de la Renaissance, le compositeur bolonais a laissé un témoignage époustouflant de ces influences, avec par exemple les Vetrate de chiesa (P 150) de 1926 ou encore le Trittico botticelliani (P 151) de 1927. Tandis qu’on a pu dire de Hovhaness que :
At a time when dissonance, serialism and other styles were in vogue and many of his colleagues were writing works meant to be both modern and specifically American, Hovhaness embraced tonality and also showed a fondness for archaic elements like the polyphony of Renaissance music and the counterpoint of Baroque fugues. [6]« Dans un temps où la dissonance, la musique sérielle et autres styles étaient en vogue et où une bonne partie de ses collègues composaient des œuvres censées être à la fois modernes et … Continue reading
C’est dans les Vitraux d’église – des morceaux où la musique se saisit d’une des formes d’arts par excellence du Moyen Âge et donne un échantillon de son pouvoir en s’emparant des personnages coulés dans le verre pour leur rendre non seulement la liberté, mais surtout une force bouleversante – qu’on trouve une ressemblance frappante avec une composition de Hovhaness, précisément dans le début du deuxième morceau San Michele Arcangelo, où Respighi exprime à travers un incipit aussi soudain et qu’inattendu des cordes le vol majestueux et terrible de l’ange exterminateur. C’est pour le début de son troisième mouvement Allegro moderato du premier concerto pour guitare que Hovhaness s’est servi de ces mêmes moyens produisant un effet absolument renversant à l’écoute, et on a du mal à ne pas croire à un lien au-delà des océans et des générations entre les deux compositeurs.
Alan Hovhaness – où se renseigner et où trouver sa musique ?
Tout d’abord, la piste incontournable pour se documenter à propos de Hovhaness, c’est le site qui porte son nom et qui rassemble un trésor d’informations à propos de sa vie et de son œuvre et surtout, outil de première importance pour tout mélomane qui se respecte, un nombre impressionnant de recensions des enregistrements publiés. L’inclusion dans la liste d’enregistrements récents montre que le site est toujours en activité, même si les informations se font assez rares depuis trois ans déjà.
Il n’est pas difficile de trouver de très bons enregistrements et de découvrir une œuvre aussi diverse par ses inspirations et ses pistes, une œuvre parfois presque trop facile d’accès, un fait qui ne saurait pourtant cacher les profondeurs où le talent de Hovhaness puise la force qui l’a poussé, dès le plus jeune âge, à rendre audibles les mélodies qu’il entendait en permanence et dont il pouvait s’étonner que d’autres ne puissent pas avoir accès à la même richesse :
Hovhaness was born with melody. Even as young as four years old, he was hearing melodies in his head, and thought everybody else did also. [7]« Les mélodies accompagnent Hovhaness depuis sa naissance. Même le jeune enfant de quatre ans écoutait des mélodies dans sa tête, et pensait que c’était pareil pour tout le monde. » Hinako … Continue reading
Par contre, quand il s’agit d’assister à une représentation d’un de ses morceaux, c’est autre chose, et à moins de pouvoir se rendre aux États-Unis il n’y a que peu de chances de trouver un chef d’orchestre enclin à faire découvrir au public européen un compositeur qui ne doit pas se cacher derrière les grands noms de la musique américaine tels que Gershwin, Bernstein, Ives ou Glass. Et ceci malgré de nombreux séjours du compositeur de Mysterious Mountain en Europe et la très longue amitié qui le liait à Sibelius [8]J’ai quand même réussi à trouver un concert où un morceau de Hovhaness sera mis à l’honneur : le 26 mai 2019, à Linz, le Bruckner Orchestra exécutera And God created great whales. Le fait que … Continue reading.
Quant aux enregistrements, il y a d’abord le trésor mentionné plus haut disponible dans les archives de Naxos où se trouvent quelques très beaux morceaux, comme les deux concertos pour guitare, ou plusieurs de ses symphonies comme la n° 2, Mysterious Mountain (op. 132), la n° 50 Mount St. Helens (op. 360), inspirée par l’éruption du volcan en 1980 que le compositeur a pu voir se produire depuis sa maison de Seattle et par la beauté des Cascade Mountains parmi lesquelles il se dresse, la n° 60, Loon Lake (op. 411) ou le concert pour violoncelle (op. 17) qui est à l’origine de ma fascination pour cette voix solitaire et superbe.
Ensuite, on trouve un grand nombre d’enregistrements chez Crystal Records, la maison qui a acquis les droits de la Poseidon Society, le label créé par Hovhaness et sa femme pour publier sa propre musique, une sélection qui comprend des symphonies (parmi lesquelles la symphonie No.11 : All Men Are Brothers et la symphonie St. Vartan, le Magnificat, des morceaux pour piano et des chansons (« Songs ») ainsi qu’une de ses compositions les plus spectaculaires, And God Created Great Whales, sorte de poème symphonique qui comprend des chants de baleines.
Il y a aussi de nombreux morceaux – et parfois des disques entiers – sur YouTube, ce qui permet évidemment de se faire une idée avant d’aller plus loin et de savoir si on veut ou non me suivre dans cette expédition vers les sommets de cristal de la musique américaine, mais je vous conseille très fortement de ne pas en rester là. Les artistes – et leurs héritiers – méritent de vivre de ce que leur rapportent leurs créations, je vous invite donc à délier vos bourses, d’autant plus qu’une très bonne partie des enregistrements sont disponibles à des prix dérisoires, p. ex. sur Amazon où la contrepartie numérique d’un CD sorti chez Naxos est proposée, au moment de la rédaction de cet article, à 7,99 €.
Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter de faire de belles découvertes dans les terres si fertiles de cet artiste extraordinaire. Un artiste qui, quant à lui, n’a jamais cessé d’en faire et qui en profitait tout le long de sa vie pour enrichir sa musique. Quelle meilleure façon donc de rendre honneur à Alan Hovhaness que de partager celle que je viens de faire à mon tour ?
Références
↑1 | Op. 17 datant de 1937 |
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↑2 | Cf. la liste disponible sur la Wikipedia anglophone : List of compositions by Alan Hovhaness. |
↑3 | « Sur 434 œuvres recensées, 208 n’ont jamais été enregistrées, parmi celles-ci tous ses opéras, 32 symphonies et de nombreux grands travaux pour chœur. » Eric Kunze, Alan Hovhaness, A discography. Oct 1996 ; revised Aug 2018 |
↑4 | Écouter, pour s’en faire une idée, l’Andante maestoso de la symphonie No. 20, Op. 223, « Trois voyages vers une montagne sacrée » et ensuite comparer aux Symphonies sacrées du compositeur vénitien. |
↑5 | Il faut signaler une assez grosse erreur : Si la page permet d’afficher les concerts par année, les liens vers 2014, 2013 et 2012 renvoient tous à la même page, celle qui regroupe les événements de la seule année 2014. |
↑6 | « Dans un temps où la dissonance, la musique sérielle et autres styles étaient en vogue et où une bonne partie de ses collègues composaient des œuvres censées être à la fois modernes et spécifiquement américaines, Hovhaness embrassait la tonalité et montrait son amour pour des éléments archaïques comme la polyphonie de la musique renaissante et le contrepoint des fugues baroques. » Larry Rohter, A composer echoes in unexpected places, article paru dans le New York Times le 4 novembre 2011. Passage mis en relief par moi. |
↑7 | « Les mélodies accompagnent Hovhaness depuis sa naissance. Même le jeune enfant de quatre ans écoutait des mélodies dans sa tête, et pensait que c’était pareil pour tout le monde. » Hinako Fujihara Hovhaness dans une note explicative pour « Guitar Concerto No. 2 / Symphony No. 63 / Fanfare for the New Atlantis » |
↑8 | J’ai quand même réussi à trouver un concert où un morceau de Hovhaness sera mis à l’honneur : le 26 mai 2019, à Linz, le Bruckner Orchestra exécutera And God created great whales. Le fait que Dennis Russell Davies, un des partisans de Hovhaness, fut le conducteur en chef de cet orchestre pendant quinze ans n’y est sans doute pas étranger |