Dans sa nouvelle BD Une femme fidèle, parue le 12 mai 2021 chez Dynamite, Axel s’affirme, une fois de plus, comme le peintre des femmes mûres, de ces cinquantenaires épanouies qui non seulement n’ont pas honte de leurs chairs rendues plus riches et plus lourdes par les années, comme une moisson mûrie sous le soleil estival, mais qui, conscientes du désir que ces chairs-là font naître et du plaisir qu’elles-mêmes peuvent en tirer, vivent une sexualité décomplexée et souvent conquérante, prêtes à défier les doigts levés d’une morale à deux balles. Même si, et c’est la que les intrigues se compliquent et deviennent intéressantes, toutes ces femmes trimballent sur elles de ces histoires qui font de leurs copieuses parties de jambes en l’air des récits autrement plus intéressants que celui de leurs conquêtes charnelles. Souvent, et cela ne manque pas de conférer à leur existence le charme supplémentaire de l’ambiguïté, c’est l’âge qui leur pèse sur la conscience. Le même âge qui, d’un côté, les épanouit et qui les rend tellement sensuelles, la cible de tous les regards, contribue, de l’autre, à les rendre fragiles, conscientes sans doute des limites de l’existence. Si l’une perd son mari et doit remettre en question son existence entière, l’autre, Valérie, arrive seule au seuil de l’âge où ses charmes finiront par manquer de lui assurer les conquêtes dont elle tire une bonne partie de l’énergie dont elle a besoin pour relever les défis du quotidien, des conquêtes qu’elle semble ériger comme autant de digues autour d’elle contre la peur existentielle de composer avec sa mortalité et la réalisation de cesser, un jour, d’exister.

Après Flavia (La Chambre de verre, 44 ans[1]Plus jeune, celle-ci est confrontée à d’autres questions existentielles que ses consœurs plus âgées, elle est donc l’exception dans le beau manège réuni par le scénariste.), Françoise (La Tentation, cinquantenaire) et Valérie (Le prix de l’amour, cinquantenaire)[2]Axel – à moins que ce soit son éditeur – prend soin de préciser l’âge ou tout au moins la tranche d’âge de ses héroïnes dès le premier abord, en l’indiquant sur la quatrième de couverture, … Continue reading, c’est au tour de Sophie, professeure de littérature italienne, d’inviter les regards et les imaginations des lecteurs / spectateurs en étalant ses chairs délicieuses et en même temps une histoire qui la met loin au-dessus des considérations d’une morale réductrice et de plus en plus envahissante.
Le récit s’ouvre sur un détail qui non seulement donne un beau témoignage à propos de la culture classique de son auteur – un poème de Pétrarque – mais qui découle très naturellement de la profession de sa protagoniste et qui évoque sans la trahir la chute de l’intrigue avant d’embarquer le lecteur dans une histoire qui est loin d’être banale :
cosí, lasso, talor vo cerchand’io,
donna, quanto è possibile, in altrui
la disïata vostra forma vera.[3]Pétrarque, Canzoniere, XVI. « Ainsi, hélas ! vais-je parfois, Madame, cherchant, autant qu’il est possible, chez d’autres votre vraie forme désirée. »
On va le voir, Sophie est impliquée dans une sorte de recherche de ce que son mari ne peut plus lui offrir suite à « une attaque » qui l’a laissé paralytique, à savoir cette intimité-là qui s’introduit dans l’autre, qui l’accueille, qui fouille les entrailles – une recherche qui vise donc à rétablir, ne fût-ce qu’à travers un vécu de seconde main, le couple dans sa dimension intime. Lui, le mari qui ne peut même plus se déplacer, est contraint de vivre sa sexualité par procuration, et c’est elle, sa femme, qui se charge de ramasser et de mettre en conserve des morceaux de vie qu’elle enregistre afin de les pouvoir offrir au mari cloué au lit, réduit, par nécessité et non par choix, à une sorte de candaulisme involontaire, ce fantasme de voir sa femme prise par un autre, de jouir à travers un tiers. Et les actes de Sophie pour parvenir à ce but ne manquent pas de hardiesse ni d’une drôle d’indécence envers ses partenaires éphémères qui ne sont pas au courant de cet usage supplémentaire, décalé, qui sera fait de leurs prestations par le mari absent.
Mais ce sont ces mêmes actes qui justifient l’épithète du titre, même si le fait de hanter des clubs afin de se faire baiser par des inconnus semble d’emblée plutôt incompatible avec la fidélité telle qu’on l’imagine dans le quotidien des relations embourgeoisées. Mais c’est en filmant ses ébats que, devenue exhibitionniste au service de son mari à jamais séquestré dans son rôle de voyeur, qu’elle permet à celui-ci de retrouver, le temps d’un visionnage, les traits de sa femme rendus sublimes par les orgasmes vécus entre les bras de ses amants de passage. Des amants qu’elle ne compte plus jamais revoir et dont le seul côté physique présente un quelconque intérêt. En cela, Sophie rejoint une de ses consœurs, Valérie, qui, touriste sexuelle, mesure ses amants à la seule aune de leurs attributs masculins et de leurs prouesses physiques.
Tous les participants à ce drôle de jeu qui oscille entre l’amour, les urgences de la sensualité et le désespoir semblent y trouver leur affaire, juste au moment où Sophie tombe nez à nez avec un de ses amants d’une nuit qui se trouve être le père d’un de ses élèves. Cette rencontre hors du contexte bien précis de la chambre d’hôtel, cadre soigneusement délimité où sont confinés ces rendez-vous sexuels pour éviter qu’ils ne débordent sur sa vie conjugale, la déstabilise et l’amène à se poser des questions face à la résurgence de la possibilité d’une dimension sentimentale qui viendrait compléter et en quelque sorte rendre entière sa sexualité. C’est sans doute face à ce défi inattendu qu’elle réalise pleinement qu’elle vit une sexualité scindée en deux, incarnation moderne du mythe d’Éros et de Psyché, la sexualité étant coupée de son côté psychique et affectif. Avec la caméra comme une sorte de pauvre sparadrap collée sur la plaie existentielle qui la dévore sans qu’elle s’en rende compte. Jusqu’à l’instant où elle concède une nouvelle rencontre à Louis, partie de jambes en l’air qui a vite fait de déborder de son caractère purement sexuel et ouvre grande la porte aux sentiments jusque-là refoulés.
C’est l’instant critique, celui où Sophie réalise que la vie, à l’inverse de ce qui est arrivé à son mari et à son couple, ne se fige pas et que les rencontres – celles surtout chargées de l’énergie éminemment vitale de la sexualité – la poussent au-delà de la parenthèse où la paralysie de son mari menace de l’enfermer, l’instant qui incite Sophie à contempler la possibilité de mettre fin à l’arrangement avec son mari, un arrangement qui la choque après avoir compris son côté subtilement vénal – filmer son corps en extase au profit d’un tiers. C’est pour elle une réalisation pleine d’énergie – une énergie dont on ne sait pas encore si son potentiel sera destructeur ou plutôt constructeur – qui conduit à une explosion de toutes les tensions et de toutes les frustrations nées d’une situation éprouvante et désespérée qui ne semble connaître qu’un seul dénouement.
Il ne faut sans doute pas dévoiler la chute d’une si belle intrigue, vu surtout que la BD vient à peine de sortir et qu’il lui reste plein de lecteurs et de lectrices à conquérir. Mais rien n’empêche d’indiquer ici le rôle que joueront dans la conclusion les années chargées du poids précieux de leurs souvenirs. En cela, le personnage de Sophie permet à l’auteur de créer une sorte de contrepartie à une autre de ses héroïnes, Françoise, délaissée par son mari, coupée dans son élan à peine retrouvé et abandonnée, en même temps que par son mari, par son auteur qui laisse le lecteur sur sa faim au milieu d’une intrigue sans dénouement. Et si Sophie était en quelque sorte l’exploration d’une des voies de l’existence, de la vie en couple ? une des réponses à apporter aux défis de la vie et de l’âge dans une société vieillissante ? Quoi qu’il en soit de cette dimension existentielle toujours présente au cœur de l’œuvre d’Axel, il y a toujours la contrepartie non négligeable de la beauté féminine qu’Axel excelle à représenter sous les traits de ses héroïnes vieillissantes. C’est là sans doute l’art d’un dessinateur épris de ces chairs-là, celui de pouvoir en tirer le condensé de la beauté humaine telle qu’elle est façonnée par les décennies, par les expériences, par les joies et par les douleurs. Une beauté profonde qui nous parle avec les accents d’une vérité non seulement ressentie, mais vécue.
Avant de conclure un tout petit mot à propos d’une particularité du dessin d’Axel, une particularité dont je me suis rendu compte à force de contempler et de regarder en quelque sorte en profondeur ses personnages en train de baiser – à moins qu’on ne veuille dire ici « faire l’amour », cette expression s’invitant quelque peu malgré moi dans le texte. Les dessins sont tous en couleur, ce qui est plutôt rare dans le domaine érotique où le noir et le blanc me semble toujours largement prépondérant[4]S’il est vrai que j’ai lu un grand nombre de BD érotiques ces dernières années, cela est loin pourtant de pouvoir faire de moi un expert en la question. Si vous voulez donc me donner un coup de … Continue reading. Le noir est pourtant largement présent dans les dessins d’Axel, et c’est cette couleur-là qui donne leur profondeur aux dessins et leur relief aux chairs et aux figures. Cela est assez dérangeant, comme si la mort s’invitait au milieu de la vie, comme si la décomposition s’introduisait par ces drôles de veines dans les corps toujours pleins de vigueur, au moment précis où ceux-si s’apprêtent à célébrer la vie.

Axel
Une femme fidèle
Dynamite
ISBN : 9782382091319
Références
↑1 | Plus jeune, celle-ci est confrontée à d’autres questions existentielles que ses consœurs plus âgées, elle est donc l’exception dans le beau manège réuni par le scénariste. |
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↑2 | Axel – à moins que ce soit son éditeur – prend soin de préciser l’âge ou tout au moins la tranche d’âge de ses héroïnes dès le premier abord, en l’indiquant sur la quatrième de couverture, comme s’il voulait se servir de ce détail pour attirer le chaland. |
↑3 | Pétrarque, Canzoniere, XVI. « Ainsi, hélas ! vais-je parfois, Madame, cherchant, autant qu’il est possible, chez d’autres votre vraie forme désirée. » |
↑4 | S’il est vrai que j’ai lu un grand nombre de BD érotiques ces dernières années, cela est loin pourtant de pouvoir faire de moi un expert en la question. Si vous voulez donc me donner un coup de pied virtuel – et verbal – pour me punir de cette insolence, laissez-moi un mot ! |