J’ai déjà eu l’occasion d’aborder la renaissance, à l’ère du numérique, du roman-feuilleton, un format né avec l’essor qu’a pris, vers le milieu du XIXè siècle, la presse écrite. La publication d’un texte en plusieurs livraisons, sur une période parfois assez étendue, était censée faire profiter les deux parties : le journal, d’un côté, qui titillait l’intérêt d’un lectorat avide de nouveautés, et l’auteur, de l’autre, qui mettait à son service le prestige d’un média en pleine expansion, le tout pouvant efficacement assurer à l’auteur et à son texte une notoriété au long cours. Quelques-uns des plus grands auteurs du panthéon français se sont servis de ce moyen afin de se faire connaître auprès d’un large public, et le format s’est conservé, avec de moins en moins d’importance pourtant, jusqu’à la fin du XXè siècle. C’est depuis l’arrivée du numérique comme format de distribution de textes littéraires, qu’on assiste à la renaissance de ce format tombé quelque peu en désuétude, renaissance sans doute due à des raisons différentes de celles qui ont facilité son premier succès il y a à peu près deux siècles. Sans vouloir approfondir le sujet, on peut impunément affirmer que les raisons de ce regain d’intérêt sont multiples et que le succès des séries télévisées et des soap-opéras n’est sans doute pas étranger à ce phénomène qui a démontré aux yeux de tous l’efficacité de ses moyens pour garantir l’intérêt durable du public en le tenant en haleine, grâce à des cliff-hangers qui laissent en suspens le sort d’un voire de plusieurs personnages. À part cela, il y a l’avantage évident de disposer de plusieurs dates de publication et de pouvoir ainsi relancer l’intérêt du public (et, le cas échéant, des médias), fait qui joue un rôle majeur dans un paysage littéraire inondé par une marée de nouveaux textes, situation dans laquelle il faut savoir imposer le sien contre une multitude de concurrents ; ensuite, l’omniprésence des appareils portables semble favoriser la lecture de textes courts, l’espace d’un trajet dans le métro ou dans le train, permettant au commutateur de se créer une bulle à l’abri de l’univers souvent peu amène auquel il se voit exposé dans les transports en public, une façon de garder un espace privé au milieu même de la foule ; et puis, pour conclure, on peut se demander si le prestige d’un nouveau média, qui soulève des controverses largement discutées, ne joue pas un rôle dans l’attraction du numérique pour les auteurs, aujourd’hui comme il y a deux siècles.
Quoi qu’il en soit de la pertinence de ces remarques, il suffit, pour constater l’existence du phénomène, de parcourir les catalogues des maisons numériques ou de suivre, avec quelque assiduité, les parutions de chez Amazon, havre qui accueille une bonne partie des auteurs auto-publiés (le terme auto-publié étant, aujourd’hui, pratiquement synonyme de numérique). C’est un peu partout qu’on voit pulluler des séries, terme moderne attribué à un phénomène vieux de deux cents ans. La Bauge littéraire a, elle aussi, accueilli quelques-unes de ces séries dans ses colonnes, comme par exemple Margaret et ses filles, d’Anne Dézille, Les Aspirantes, d’Annie May, Compromission d’Erika Sauw ou encore, pour sortir du domaine érotique, L’Affaire Haartmenger signée Ghyld V. Holmes, et je peux confirmer que certains de ces textes-ci comptent parmi les meilleurs que le Sanglier a vu défiler depuis qu’il a pris l’habitude de plonger son groin dans l’univers littéraire pour remuer la vase de ses bas-fonds.
Ambre Delatoure, auteur que j’avais déjà pu croiser à l’occasion de l’excellent petit joyau littéraire qu’est La fosse au lion, vient de publier le quatrième épisode d’une série qui me tente depuis déjà assez longtemps, Entre de bonnes mains, et j’ai sauté sur l’occasion pour finalement me lancer, profitant du progrès déjà accompli pour éviter de rester sur ma faim après seulement une cinquantaine de pages.
Entre de bonnes mains, c’est l’histoire de Florence, quadragénaire en manque de sensations fortes, en proie à une libido surgonflée par la néglicence de son mari, et de Lucas, jeune homme à peine sorti de l’adolescence qui sera initié aux plaisirs du corps par cette même Florence qui, circonstance des plus heureuses, se trouve être la voisine de ses parents. Leur histoire, initiée par Florence comme une sorte d’entracte ou intermède pour satisfaire à ses appétits et ses fantasmes sexuels, prend doucement une ampleur qui la fait sortir du cadre sagement restreint tel que la ravissante cougar l’avait à l’origine conçue, et Florence se voit contrainte de faire face à la violence de ses fantasmes, au point de devoir remettre en question ses choix de vie et l’avenir de son couple.
Mais on n’en est pas encore là ! Avant, il y a une multitudes de scènes de séduction les unes plus bandantes que les autres dont le raffinement sexuel n’a rien à envier aux cerveaux les plus dépravés en la matière. Et Ambre Delatoure sait mettre tous les moyens de l’écrivain confirmé au service de son écriture lubrique, projetant le lecteur dans un milieu régi par l’imagination chauffée à blanc d’une Florence tellement submergée par la quête du plaisir qu’elle se voit poussée à lâcher prise de plus en plus souvent, à rechercher des situations toujours plus dangereuses pour assouvir ses fantasmes d’exhibition et d’humiliation. Tandis que Florence perd ainsi peu à peu le nord et l’initiative de ses excursions indécentes, Lucas, lui, sort grandi de chaque rencontre, contraint de comprendre ce nouveau monde que Florence lui fait découvrir et d’assumer ses propres pulsions face à la soif dévorante de sa voisine, soif qu’il doit savoir étancher et susciter en même temps afin de garder la main haute dans cette lutte des plus rapprochés.
Le moyen le plus efficace dont dispose Ambre Delatoure pour attiser l’intérêt de ses lecteurs est sans aucun doute l’art d’entremêler fantasme et réalité (telle que celle-ci est vécue par le personnage, bien entendu), de montrer comment l’une engendre l’autre, de suivre l’émergence des fantasmes dans les convolutions d’une pensée subjuguée de plus en plus au seul besoin sexuel, de creuser du regard les strates les plus enfouies de ses personnages pour y mettre à nu les ressorts qui les font bouger, les propulsant dans des aventures de plus en plus scabreuses où la sexualité acquiert une dimension existentielle, dimension fournissant la base de la vie qu’on est capable de se construire. C’est une expérience des plus fascinantes que de suivre le parcours de Florence, de se retrouver au plus près de l’évolution de ce qui a commencé comme simple moyen pour combler un manque et qui ressemble de plus en plus, au fur et à mesure de la violence des rencontres, à une tumeur dont les métastases violentent jusqu’à la moindre pensée, accaparant jusqu’au plus infime des désirs de sa victime, croissant de façon sauvage grâce à une faim qui dévore jusqu’à la substance même de la vie qui la nourrit en puisant dans le terreau si fertile des fantasmes pour y trouver une fatale nourriture.
Entre de bonnes mains est un texte d’une rare intensité, oscillant entre naissance des fantasmes et leur réalisation, un texte qui permet de suivre le cheminement de ce qui a commencé comme le récit des états d’âme d’une cougar pour devenir une interrogation existentielle. Et Ambre Delatoure est passé maître dans l’art de captiver l’intérêt de ses lecteurs qui, une fois pris au piège de la luxure qu’il étale devant leurs yeux, n’ont d’autre choix que d’y revenir pour se vautrer dans les fantasmes suscités par une écriture tout simplement extraordinaire.
Ambre Delatoure
Entre de bonnes mains
t. 1 Rapports de bon voisinage
t. 2 Itinéraires croisés
t. 3 Sur une pente glissante
t. 4 Le point de non-retour
auto-édition