En-tête de la Bauge littéraire

Vincnet_B. – la renais­sance du roman-feuille­ton par l’eBook

Vincent Bernard, par Emmanuel Donny
Vincent Ber­nard aka Vincnet_B (cré­dit pho­to­gra­phique : Emma­nuel Donny)

Depuis un cer­tain temps, on assiste, sur inter­net, à la flo­rai­son de la petite forme – qui peut en cacher une autre d’une enver­gure bien autre­ment plus ambi­tieuse. C’est un peu comme le retour au XIXe, où la « mass-média­ti­sa­tion » de l’é­crit par le fait des jour­naux et des revues a don­né nais­sance au nou­veau genre du roman-feuille­ton. Mais celui-ci, s’il est bien-enten­du un phé­no­mène émi­nem­ment moderne qui rap­pelle, de par la néces­si­té de faire du lec­teur un accro en le gavant de chutes constam­ment renou­ve­lées, les cliff­han­gers des séries télé­vi­sées, peut-il être un modèle pour le renou­vel­le­ment des formes lit­té­raires que semble appe­ler l’a­vè­ne­ment de l’in­ter­net ? Beau­coup de cer­veaux se sont échauf­fés sur cette ques­tion, beau­coup d’encre vir­tuelle a été répan­due dans les forums et sur les tri­bunes, et les cliques en sont venues aux mains ver­sion 3e mil­lé­naire – en se jetant à la figure – tou­jours vir­tuelle, of course – des com­men­taires dont la taille aurait fait hon­neur aux pères de l’Encyclopédie…

Ici n’est pas l’en­droit pour résu­mer les débats, et encore moins pour tran­cher d’une façon quel­conque. Je me borne à consta­ter que celui ou celle qui se pro­mène sur les réseaux sociaux et qui pousse l’au­dace jus­qu’à suivre le lien occa­sion­nel qu’on lui balance trouve un peu par­tout de ces articles, de taille réduite, qui se lisent en quelques minutes, et qui font sour­noi­se­ment par­tie d’un ensemble plus vaste qu’ils font entre­voir mais dont ils s’ef­forcent de cacher l’as­pect « Face nord de l’Ei­ger » au lec­teur farouche qui ris­que­rait de prendre la fuite devant un défi par trop ambitieux.

Face Nord de l'Eiger
Face Nord de l’Ei­ger, cré­dit pho­to­gra­phique Peter Schaer

Main­te­nant, chan­geons, pour quelques ins­tants, de champ de bataille pour consa­crer quelques para­graphes à l’é­di­tion élec­tro­nique que cer­tains essaient depuis belle lurette de faire enfin démar­rer pour de bon, et dont les « livrels » (clin d’œil en direc­tion de Fran­çois B.) auraient la voca­tion de son­ner le glas de l’é­di­tion de pépé. Ceux qui, comme moi, suivent depuis assez long­temps l’é­vo­lu­tion des médias élec­tro­niques en géné­ral et d’in­ter­net en par­ti­cu­lier, se sou­viennent sans doute encore des grands cris (angois­sés pour les uns, pleins d’es­poir pour les autres) qu’on pous­sait vers le début des années 00, quand le nou­veau mil­lé­naire sem­blait vou­loir faire table rase de tous ces usages sur­an­nés, rétros, vieillots (et j’en passe) des édi­teurs, et quand la mort du bon vieux livre en papier était annon­cée comme inéluctable.

Comme si sou­vent dans de tels cas, il n’en a fina­le­ment rien été, et l’in­dus­trie édi­to­riale conti­nue à pros­pé­rer (atten­tion : je n’ai rien dit à pro­pos de la qua­li­té !). Mais le fait que cer­tains se sont lais­sés empor­ter par un enthou­siasme quelque peu benêt et nour­ri par de faux pro­phètes ne nous apprend rien à pro­pos des eBooks et du sort qui leur sera réser­vé. Une chose est facile à consta­ter : Il est tou­jours là, et, depuis l’a­vè­ne­ment du Kindle, plus vivace que jamais. On n’a sans doute jamais arrê­té d’en par­ler, mais avec le foi­son­ne­ment des liseuses qui per­mettent d’emporter une librai­rie entière n’im­porte où et dont l’encre élec­tro­nique per­met enfin de lire sur un écran sans fati­guer les yeux, il est de retour dans toutes les bouches, sur toutes les pages et – sur­tout ! – entre beau­coup de mains. À cela s’a­joute le suc­cès des tablettes qui servent bien sou­vent de sup­plé­ment aux jour­naux papier si elles ne les rem­placent pas tout à fait, et sur les­quelles on peut faci­le­ment affi­cher les pages d’un livre élec­tro­nique ramas­sé sur Guten­berg, Gal­li­ca ou un quel­conque site spécialisé.

À lire :
Emma Cavalier, La rééducation sentimentale

Si donc les bases d’une éven­tuelle per­cée des eBooks par le biais d’une incur­sion mas­sive de liseuses et de livres élec­tro­niques (sous une forme ou sous une autre) ont été renou­ve­lées, on aime­rait encore savoir quel genre de « lit­té­ra­ture » le lec­teur ver­sion 2.0 consom­me­rait sur son gad­get. J’ai tou­jours du mal à ima­gi­ner quel­qu’un lire un roman de Dumas ou de Hugo, voire le pavé de Proust en ver­sion élec­tro­nique, même si celles-ci sont libre­ment dis­po­nibles un peu par­tout sur la toile. En même temps, je ne pense pas qu’un nombre consi­dé­rable de lec­teurs soit inté­res­sé par les fonc­tion­na­li­tés de recherche qu’offrent les textes numé­ri­sés. C’est un domaine de spé­cia­listes, réser­vé gros­so modo aux uni­ver­si­taires et aux jour­na­listes. Non, celui qui s’offre une liseuse, il compte bien s’en ser­vir pour « consom­mer » des textes. Et par­mi les textes que pro­pose la bou­tique Kindle, on trouve en grande par­tie les mêmes titres que pro­posent les librai­ries grand public. Des textes faciles à digé­rer, qui se lisent sans y consa­crer trop de neu­rones à la fois, et qui s’ou­blient dans la plu­part des cas dès que la der­nière page est tournée.

Mais cette approche, la numé­ri­sa­tion pure et (sur­tout) simple de textes qui sont tout d’a­bord dis­po­nibles en ver­sion « clas­sique » (et conçus pour celle-ci), est-elle la bonne quand il s’a­git de lit­té­ra­ture élec­tro­nique ? Après tout, c’est tout d’a­bord un cir­cuit de dis­tri­bu­tion sup­plé­men­taire qui s’offre aux édi­teurs, bon mar­ché et facile, ne deman­dant que très peu d’ef­forts sup­plé­men­taires, et – aucune créa­ti­vi­té. Et pour l’ins­tant, c’est exac­te­ment ce manque de créa­ti­vi­té qui se fait sen­tir. Aujourd’hui, quand on parle d’e­Books, on parle sur­tout de com­mer­cia­li­sa­tion, mais on ne parle pas lit­té­ra­ture. On dirait que, au moins dans le dis­cours tel qu’il est relayé par les médias, la pré­sence d’un nou­veau média ins­pire sur­tout les acteurs des mar­chés qui ne jurent que par pro­fits et « marges ».

On ne s’é­ton­ne­ra donc pas de ne pas trou­ver de réponse toute faite à ce que peut être une lit­té­ra­ture moderne, pro­li­fique et propre aux médias du XXIe siècle. Il serait donc peut-être inté­res­sant, dans le but de savoir ce qui se fer­mente dans les cuves vir­tuelles, de se tour­ner du côté de ceux qui passent une bonne par­tie de leur temps à com­mu­ni­quer sur des médias vir­tuels, pour connaître les us et cou­tumes et les attentes d’un public poten­tiel. Celui-ci, on le trouve faci­le­ment sur les réseaux sociaux, et plus par­ti­cu­liè­re­ment sur celui qui, en ras­sem­blant un nombre spec­ta­cu­laire d’in­ter­nautes, a réus­si à créer un uni­vers régi en grande par­tie par ses propres lois, à savoir Facebook.

Quand on y débarque, une fois ins­crite et doté de quelques ami­tiés vir­tuelles, on se retrouve sur la page d’ac­cueil, face à un défi­lé impres­sion­nant de textes et d’i­mages. Ces textes, ce sont essen­tiel­le­ment les « sta­tuts » des amis, c’est-à-dire de brefs mes­sages dont la teneur peut varier entre un simple « Hel­lo World » et un théo­rème pour expli­quer celui-ci dans l’es­pace de quelques lignes. Et par­fois, ce sont de véri­tables textes lit­té­raires. Au fil des années, Face­book a consi­dé­ra­ble­ment aug­men­té le nombre de carac­tères per­mis dans un sta­tut, pas­sant du style SMS avec ses 160 carac­tères aux 5.000 signes actuels, chiffre qui sera très bien­tôt boos­té pour mon­ter jus­qu’au nombre très consi­dé­rable de 63.206 [1]Article sur clubic.com : Face­book aug­mente (beau­coup) le nombre de carac­tères dans les sta­tuts. Un déve­lop­pe­ment qui coïn­cide très cer­tai­ne­ment avec un besoin crois­sant d’ex­pres­sion de la part des uti­li­sa­teurs, mais on se demande à qui peut pro­fi­ter un tel déluge ? Déjà, avec le pas­sage aux 5.000 carac­tères en juillet 2011, on voit s’af­fi­cher beau­coup trop de textes beau­coup trop longs, qu’on prend très rare­ment la peine de lire jus­qu’au bout. En même temps, les sta­tuts étant un des élé­ments les plus visibles des comptes Face­book, on conçoit l’im­por­tance de cet outil, et celle sur­tout du public poten­tiel qu’on peut viser en pas­sant par là.

À lire :
Patrick Delperdange, Toison d'or

Avec tout ça en place, il n’y a plus qu’un pas à fran­chir pour conce­voir l’i­dée de divi­ser un texte d’une cer­taine lon­gueur en plu­sieurs par­ties, en pré­sen­tant des mor­ceaux qui passent faci­le­ment tout en réveillant l’ap­pé­tit et que le lec­teur, même pres­sé, met juste quelques petites minutes à par­cou­rir. C’est le prin­cipe même du roman-feuille­ton, adap­té au temps réduit dont dis­posent les inter­nautes guet­tés en per­ma­nence par le pro­chain lien qu’il faut explorer.

Il y a quelques mois, j’ai fait la connais­sance d’un écri­vain mes­sin, Vincent Ber­nard (qui signe Vincnet_B pour ses publi­ca­tions élec­tro­niques), qui explore d’une façon sys­té­ma­tique les condi­tions d’un tel pro­cé­dé et essaie d’y appor­ter sa réponse. Pré­sent sur la toile depuis long­temps déjà, pas­sion­né de lit­té­ra­ture élec­tro­nique et mis au défi par les réper­cus­sions des exi­gences d’un média nou­veau sur les genres exis­tants, voire par la résur­gence de genres inédits qui cher­che­raient leurs moyens d’ex­pres­sion et leurs « règles », il a lan­cé, en juillet 2011, la Saga de l’é­té, texte sati­rique en 27 épi­sodes de 1.000 signes, publiés quo­ti­dien­ne­ment sur les réseaux sociaux (prin­ci­pa­le­ment Face­book et Google+), res­sem­blant à s’y méprendre aux statuts.

Jeff et Vincnet sur l'Autre Marché de Noël
Pro­jet de syn­thèse : des textes de Vincnet_B, une toile par Jeff Roland, le tout édi­té par Edicool

Moti­vé par un cer­tain suc­cès, Vincent Ber­nard a mis à pro­fit les mois sui­vants pour enri­chir sa méthode en col­la­bo­ra­tion avec l’ar­tiste peintre Jeff Roland. Chaque épi­sode du Déconte de Nawel, publié depuis fin novembre, est accom­pa­gné par une illus­tra­tion, décou­pée dans une toile que Roland a créée exprès pour le sujet en ques­tion. La pein­ture suit donc l’é­cri­ture en se dévoi­lant pro­gres­si­ve­ment, dans le but de cap­ter l’at­ten­tion d’un public plus volage que jamais. Sou­li­gnons tou­te­fois que la pein­ture pos­sède l’a­van­tage de pou­voir « puz­ze­li­ser » les décou­pures, tan­dis que le récit doit pro­cé­der en ordre sériel pour ne pas perdre les lec­teurs en cours de route.

Dans les textes de Vincnet_B, nous sommes en pré­sence d’un genre qui se cherche. Qui est encore loin d’a­voir trou­vé la forme qui lui convient, mais qui don­ne­ra peut-être, un jour, de nou­veaux chefs d’œuvre. En atten­dant ceux-ci, c’est une lec­ture pas­sion­nante que celle d’une lit­té­ra­ture en ges­ta­tion où perce, à tra­vers ses imper­fec­tions, la pas­sion du verbe et d’une tra­di­tion mil­lé­naire. Affaire à suivre !

Vincnet_B – où le trou­ver sur la toile

Réfé­rences