
Depuis un certain temps, on assiste, sur internet, à la floraison de la petite forme – qui peut en cacher une autre d’une envergure bien autrement plus ambitieuse. C’est un peu comme le retour au XIXe, où la « mass-médiatisation » de l’écrit par le fait des journaux et des revues a donné naissance au nouveau genre du roman-feuilleton. Mais celui-ci, s’il est bien-entendu un phénomène éminemment moderne qui rappelle, de par la nécessité de faire du lecteur un accro en le gavant de chutes constamment renouvelées, les cliffhangers des séries télévisées, peut-il être un modèle pour le renouvellement des formes littéraires que semble appeler l’avènement de l’internet ? Beaucoup de cerveaux se sont échauffés sur cette question, beaucoup d’encre virtuelle a été répandue dans les forums et sur les tribunes, et les cliques en sont venues aux mains version 3e millénaire – en se jetant à la figure – toujours virtuelle, of course – des commentaires dont la taille aurait fait honneur aux pères de l’Encyclopédie…
Ici n’est pas l’endroit pour résumer les débats, et encore moins pour trancher d’une façon quelconque. Je me borne à constater que celui ou celle qui se promène sur les réseaux sociaux et qui pousse l’audace jusqu’à suivre le lien occasionnel qu’on lui balance trouve un peu partout de ces articles, de taille réduite, qui se lisent en quelques minutes, et qui font sournoisement partie d’un ensemble plus vaste qu’ils font entrevoir mais dont ils s’efforcent de cacher l’aspect « Face nord de l’Eiger » au lecteur farouche qui risquerait de prendre la fuite devant un défi par trop ambitieux.

Maintenant, changeons, pour quelques instants, de champ de bataille pour consacrer quelques paragraphes à l’édition électronique que certains essaient depuis belle lurette de faire enfin démarrer pour de bon, et dont les « livrels » (clin d’œil en direction de François B.) auraient la vocation de sonner le glas de l’édition de pépé. Ceux qui, comme moi, suivent depuis assez longtemps l’évolution des médias électroniques en général et d’internet en particulier, se souviennent sans doute encore des grands cris (angoissés pour les uns, pleins d’espoir pour les autres) qu’on poussait vers le début des années 00, quand le nouveau millénaire semblait vouloir faire table rase de tous ces usages surannés, rétros, vieillots (et j’en passe) des éditeurs, et quand la mort du bon vieux livre en papier était annoncée comme inéluctable.
Comme si souvent dans de tels cas, il n’en a finalement rien été, et l’industrie éditoriale continue à prospérer (attention : je n’ai rien dit à propos de la qualité !). Mais le fait que certains se sont laissés emporter par un enthousiasme quelque peu benêt et nourri par de faux prophètes ne nous apprend rien à propos des eBooks et du sort qui leur sera réservé. Une chose est facile à constater : Il est toujours là, et, depuis l’avènement du Kindle, plus vivace que jamais. On n’a sans doute jamais arrêté d’en parler, mais avec le foisonnement des liseuses qui permettent d’emporter une librairie entière n’importe où et dont l’encre électronique permet enfin de lire sur un écran sans fatiguer les yeux, il est de retour dans toutes les bouches, sur toutes les pages et – surtout ! – entre beaucoup de mains. À cela s’ajoute le succès des tablettes qui servent bien souvent de supplément aux journaux papier si elles ne les remplacent pas tout à fait, et sur lesquelles on peut facilement afficher les pages d’un livre électronique ramassé sur Gutenberg, Gallica ou un quelconque site spécialisé.
Si donc les bases d’une éventuelle percée des eBooks par le biais d’une incursion massive de liseuses et de livres électroniques (sous une forme ou sous une autre) ont été renouvelées, on aimerait encore savoir quel genre de « littérature » le lecteur version 2.0 consommerait sur son gadget. J’ai toujours du mal à imaginer quelqu’un lire un roman de Dumas ou de Hugo, voire le pavé de Proust en version électronique, même si celles-ci sont librement disponibles un peu partout sur la toile. En même temps, je ne pense pas qu’un nombre considérable de lecteurs soit intéressé par les fonctionnalités de recherche qu’offrent les textes numérisés. C’est un domaine de spécialistes, réservé grosso modo aux universitaires et aux journalistes. Non, celui qui s’offre une liseuse, il compte bien s’en servir pour « consommer » des textes. Et parmi les textes que propose la boutique Kindle, on trouve en grande partie les mêmes titres que proposent les librairies grand public. Des textes faciles à digérer, qui se lisent sans y consacrer trop de neurones à la fois, et qui s’oublient dans la plupart des cas dès que la dernière page est tournée.
Mais cette approche, la numérisation pure et (surtout) simple de textes qui sont tout d’abord disponibles en version « classique » (et conçus pour celle-ci), est-elle la bonne quand il s’agit de littérature électronique ? Après tout, c’est tout d’abord un circuit de distribution supplémentaire qui s’offre aux éditeurs, bon marché et facile, ne demandant que très peu d’efforts supplémentaires, et – aucune créativité. Et pour l’instant, c’est exactement ce manque de créativité qui se fait sentir. Aujourd’hui, quand on parle d’eBooks, on parle surtout de commercialisation, mais on ne parle pas littérature. On dirait que, au moins dans le discours tel qu’il est relayé par les médias, la présence d’un nouveau média inspire surtout les acteurs des marchés qui ne jurent que par profits et « marges ».
On ne s’étonnera donc pas de ne pas trouver de réponse toute faite à ce que peut être une littérature moderne, prolifique et propre aux médias du XXIe siècle. Il serait donc peut-être intéressant, dans le but de savoir ce qui se fermente dans les cuves virtuelles, de se tourner du côté de ceux qui passent une bonne partie de leur temps à communiquer sur des médias virtuels, pour connaître les us et coutumes et les attentes d’un public potentiel. Celui-ci, on le trouve facilement sur les réseaux sociaux, et plus particulièrement sur celui qui, en rassemblant un nombre spectaculaire d’internautes, a réussi à créer un univers régi en grande partie par ses propres lois, à savoir Facebook.
Quand on y débarque, une fois inscrite et doté de quelques amitiés virtuelles, on se retrouve sur la page d’accueil, face à un défilé impressionnant de textes et d’images. Ces textes, ce sont essentiellement les « statuts » des amis, c’est-à-dire de brefs messages dont la teneur peut varier entre un simple « Hello World » et un théorème pour expliquer celui-ci dans l’espace de quelques lignes. Et parfois, ce sont de véritables textes littéraires. Au fil des années, Facebook a considérablement augmenté le nombre de caractères permis dans un statut, passant du style SMS avec ses 160 caractères aux 5.000 signes actuels, chiffre qui sera très bientôt boosté pour monter jusqu’au nombre très considérable de 63.206 [1]Article sur clubic.com : Facebook augmente (beaucoup) le nombre de caractères dans les statuts. Un développement qui coïncide très certainement avec un besoin croissant d’expression de la part des utilisateurs, mais on se demande à qui peut profiter un tel déluge ? Déjà, avec le passage aux 5.000 caractères en juillet 2011, on voit s’afficher beaucoup trop de textes beaucoup trop longs, qu’on prend très rarement la peine de lire jusqu’au bout. En même temps, les statuts étant un des éléments les plus visibles des comptes Facebook, on conçoit l’importance de cet outil, et celle surtout du public potentiel qu’on peut viser en passant par là.
Avec tout ça en place, il n’y a plus qu’un pas à franchir pour concevoir l’idée de diviser un texte d’une certaine longueur en plusieurs parties, en présentant des morceaux qui passent facilement tout en réveillant l’appétit et que le lecteur, même pressé, met juste quelques petites minutes à parcourir. C’est le principe même du roman-feuilleton, adapté au temps réduit dont disposent les internautes guettés en permanence par le prochain lien qu’il faut explorer.
Il y a quelques mois, j’ai fait la connaissance d’un écrivain messin, Vincent Bernard (qui signe Vincnet_B pour ses publications électroniques), qui explore d’une façon systématique les conditions d’un tel procédé et essaie d’y apporter sa réponse. Présent sur la toile depuis longtemps déjà, passionné de littérature électronique et mis au défi par les répercussions des exigences d’un média nouveau sur les genres existants, voire par la résurgence de genres inédits qui chercheraient leurs moyens d’expression et leurs « règles », il a lancé, en juillet 2011, la Saga de l’été, texte satirique en 27 épisodes de 1.000 signes, publiés quotidiennement sur les réseaux sociaux (principalement Facebook et Google+), ressemblant à s’y méprendre aux statuts.

Motivé par un certain succès, Vincent Bernard a mis à profit les mois suivants pour enrichir sa méthode en collaboration avec l’artiste peintre Jeff Roland. Chaque épisode du Déconte de Nawel, publié depuis fin novembre, est accompagné par une illustration, découpée dans une toile que Roland a créée exprès pour le sujet en question. La peinture suit donc l’écriture en se dévoilant progressivement, dans le but de capter l’attention d’un public plus volage que jamais. Soulignons toutefois que la peinture possède l’avantage de pouvoir « puzzeliser » les découpures, tandis que le récit doit procéder en ordre sériel pour ne pas perdre les lecteurs en cours de route.
Dans les textes de Vincnet_B, nous sommes en présence d’un genre qui se cherche. Qui est encore loin d’avoir trouvé la forme qui lui convient, mais qui donnera peut-être, un jour, de nouveaux chefs d’œuvre. En attendant ceux-ci, c’est une lecture passionnante que celle d’une littérature en gestation où perce, à travers ses imperfections, la passion du verbe et d’une tradition millénaire. Affaire à suivre !
Vincnet_B – où le trouver sur la toile
- aux Éditions Edicool
- sur son blog
Références
↑1 | Article sur clubic.com : Facebook augmente (beaucoup) le nombre de caractères dans les statuts |
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